Entretien

Carte carbone : plutôt qu'une taxe, un quota pour chaque citoyen ?

Mathilde Szuba, membre de l'Institut Momentum et maître de conférence à Sciences Po Lille, voit dans la carte carbone une piste pour une alternative à la taxe carbone qui soit socialement plus juste et plus efficace, à même de respecter l'engagement de la France de réduire de 75% des émissions de gaz à effet de serre d'ici 2050. Crédits photo : New Economics Foundation

Cet entretien est extrait du numéro 35 de Socialter, “Êtes-vous assez radical”, disponible sur notre boutique en ligne.

Qu’est-ce que la carte carbone?

Au départ, c’était un projet britannique. Il n’a pas été mené à terme, mais reste une piste intéressante pour répartir équitablement les efforts en matière de climat. La carte carbone consisterait à attribuer des quotas de carbone individuels, c’est-à-dire le droit d’émettre une quantité définie de gaz à effet de serre pour l’année. Elle viserait la réduction de la consommation d’énergie liée au logement (le gaz, le fioul, l’électricité) et au transport (essence et billets d’avion).

Quelle forme prendrait-elle?

La carte carbone pourrait prendre la forme d’une carte à puce avec un système de points représentant les unités de carbone auxquelles vous avez droit. Par exemple, si vous achetez de l’essence à une station service, vous allez à la fois payer le prix économique de l’essence (en euros) et son coût carbone (en points déduits de votre carte), qui correspond aux dégâts climatiques occasionnés par la consommation de cette énergie.



Crédits photo : portrait de Mathilde Szuba par Manuel Braun pour Sciences Po Lille

Quelle architecture institutionnelle serait mise en place?

L’État devrait créer l’Autorité Carbone, une autorité administrative indépendante composée d’experts du climat. Sa mission principale serait de définir le budget carbone national, c’est-à-dire la quantité totale d'émissions autorisée annuellement pour toute la population du pays. Cette quantité serait définie en fonction des engagements signés par la France et des avis des climatologues. Puis, pour calculer la part de carbone annuelle allouée à chaque individu, ce budget carbone national serait divisé en autant de parts qu’il y a de résidents en France. Et cette part diminuerait au fil des années.

La carte carbone serait-elle une simple transposition à échelle individuelle des quotas de carbone européens issus des accords de Kyoto de 1995?

Il y a quelques points communs, mais surtout des différences. La carte carbone mettrait en place une bourse d’échange de quotas, comme dans le système européen. Les individus à qui il resterait des points carbone pourraient les vendre à ceux qui voudraient dépasser leur quota alloué. Néanmoins, il ne serait pas autorisé de mettre des quotas de carbone supplémentaires en circulation : le budget carbone national resterait fixe. C’est une différence essentielle avec le système européen qui est connu pour ses nombreuses échappatoires, et qui n’est donc pas très contraignant pour les industries.

La carte carbone est-elle plus vertueuse qu’une taxe carbone?

Les taxes carbone cherchent à augmenter le prix de l’énergie pour “désinciter” les consommateurs. Mais cela se révèle généralement inefficace et socialement injuste, puisque les taxes ne sont pas proportionnelles aux revenus, et vont donc toucher plus durement les plus démunis, tout en restant indolores pour les plus riches. La carte carbone, au contraire, garantirait une limitation de la quantité d'émissions de carbone et permettrait de partager plus équitablement les efforts de sobriété : chaque individu aurait droit à la même quantité d’émissions de gaz à effet de serre.

Vous dites que les plus pauvres seront les principaux gagnants de ce système, pourquoi?

La bourse d’échange de carbone ouvre une possibilité de redistribution des plus riches vers les plus pauvres. Une étude de l’Insee montre que les émissions de gaz à effet de serre augmentent en fonction du revenu – et c’est d’autant plus net quand on regarde les émissions liées à l’avion : en France comme ailleurs, ce sont les plus riches qui le prennent. Dans les premiers temps, l’allocation individuelle de carbone pour l’année serait très proche de la consommation moyenne actuelle dans notre société. Par conséquent, le quota alloué excéderait la consommation des personnes plus défavorisées. Si elles mettaient en vente leurs unités non-utilisées, comme le système le permettrait, on verrait s’opérer une redistribution économique des plus riches vers les plus pauvres. À plus long terme, au-delà de cette redistribution, la carte carbone devrait aussi se traduire par une réduction significative des écarts d’émissions existant actuellement entre les catégories sociales.

La carte carbone a t-elle déjà été expérimentée?

La carte carbone n’a jamais fait l’objet d’une politique publique organisée et obligatoire mais elle a déjà été appliquée de façon volontaire par des groupes écologistes qui se sont créés en 2005 en Grande-Bretagne, les Carbon Rationing Action Groups (CRAGS). Elle a aussi fait l’objet de diverses expériences pilotes, notamment sur l’île de Norfolk en Australie pendant un an en 2011. Cependant, il a déjà existé au cours de l’histoire et notamment au XXème siècle des moments de pénurie où on a dû mettre en place des politiques de rationnement. Par exemple, le choc pétrolier de 1973 a multiplié le prix du pétrole par 4 et certains pays comme les Pays-Bas ont subi un embargo de la part des pays producteurs de l’OPEP. Pour répondre à cette crise, le rationnement du pétrole a été utilisé aux Pays-Bas lors de l’hiver 1973-74. Et il a été plutôt bien accepté par la population, perçu comme la manière la plus socialement juste de répartir les efforts.

La carte carbone est-elle assez radicale pour résoudre la crise climatique?

La carte carbone garantit son résultat en matière de réduction de gaz à effet de serre, ce qu’on appelle son « intégrité écologique ». Pour obtenir une telle réduction avec des taxes carbone, il faudrait qu’elles soient très élevées, donc que le prix de l’énergie augmente très fortement, et ce serait politiquement intenable. Plus généralement, la mise en place de la carte carbone dessinerait un avenir dans lequel les personnes seraient de plus en plus rationnées en énergie pour répondre aux enjeux climatiques: la société devrait s’organiser en conséquence. À la carte carbone viendraient donc se greffer de nouvelles décisions politiques, économiques et d'aménagement du territoire pour s’adapter à cette nouvelle valeur de sobriété.

Quels sont les effets pervers éventuels de la carte carbone?

Si on envisage la carte carbone comme une carte à puce fonctionnant comme notre carte bancaire, cela implique une centralisation de toutes les données liées à l’ensemble des consommations effectuées par chaque personne, ce qui peut poser des problèmes de respect de la vie privée, de contrôle des données, etc. Il y a néanmoins d’autres possibilités, moins high-tech. D’abord, en utilisant des cartes anonymes, comme celles dont nous nous servions dans les cabines téléphoniques : le nombre d’unités d’appel était inscrit sur la puce, et la machine débitait les unités sans connaître l’identité de la personne qui appelait.

Dans ce cas, il ne serait ni nécessaire, ni possible d’ailleurs, de centraliser les informations sur les consommations de chacun. Une autre option serait de faire une carte carbone encore plus low-tech, sur des carnets à souche imprimés avec du papier sécurisé, à l’image des tickets restaurant. Ce format aurait l’avantage de permettre des échanges d’unités de carbone sans que ce soit enregistré par une autorité centrale, et sans même devoir passer par des machines. 

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