Éditorial

Édito. Sans friction

Découvrez l'édito de notre numéro 64 « Peut-on échapper à l'emprise numérique ? » par Elsa Gautier, rédactrice en chef de Socialter.

« Sans friction ». C’est ainsi qu’on nomme les interfaces fluides des outils numériques qui désormais ne nous quittent plus. Cette seconde peau numérique devient pourtant de plus en plus irritante. Elle sature notre attention de notifications, nous égare dans des labyrinthes de scroll sans fin, nous enjoint à documenter chaque moment de notre vie privée et nous intime de rester toujours joignable et réactif. Le doute s’installe : sommes-nous si sûrs d’être encore les maîtres de ces outils ? Et de désirer le mode de vie qu’ils façonnent ?

Édito issue de notre numéro 64 « Peut-on échapper à l'emprise numérique ? ». En kiosque, librairie et sur notre boutique.

La critique des mœurs numériques expose vite au soupçon. N’est-ce pas un truc de réac’ ? Comme il y a un climatorassurisme, il existe un technorassurisme bruyant, qui renvoie immanquablement toute réticence à du passéisme, voire à une « panique morale ». La technocritique ne s’attaque pourtant pas à une pratique venue des marges, perçue comme déviante, mais bien aux logiques dominantes qu’imposent les acteurs du capitalisme de plateforme : Google, Méta et consorts.

Car la promesse d’un Internet décentralisé et émancipateur, aux mains des citoyens du « village planétaire », a fait long feu. L’heure est à la gueule de bois dystopique devant les potentialités de surveillance et l’empreinte écologique exponentielle de nos prothèses high tech.Sans parler de la montée en puissance d’une extrême-droite 2.0, parfaitement à son aise dans l’arène médiatique reconfigurée par la captation marchande : prime aux contenus dits « engageants », courts, choquants, clivants. Ainsi, dans la campagne des Européennes, les trois candidats qui génèrent le plus de partages, de « likes » et de réponses sur les réseaux sont tous à l’extrême-droite, selon des données publiées par le HuffPost. Dans l’ordre : Jordan Bardella, Florian Philippot, Marion Maréchal.

Comme l’énonçait André Gorz dans les années 1970 : « Quand nous utilisons un ensemble donné d’outils, nous choisissons un certain type d’existence, un certain type d’homme. » Le sociologue spécialiste du numérique, Dominique Boullier, compare ainsi de manière intéressante le déploiement de la technosphère numérique à une autre mutation d’ampleur qui l’a précédée : l’avènement de l’automobile de masse. La prolifération des infrastructures routières s’est décidée, sans débat sur ses conséquences environnementales ou urbaines, « dans des arènes de la subpolitique » : conseils d’administration, laboratoires d’entreprises, cabinets ou assemblées d’experts. Avec, à la clef, « des effets de dérives systémiques très durables, quasiment impossibles à récupérer comme on le voit avec le changement climatique ». La même chose semble se produire aujourd’hui, alors que l’Afep, le puissant lobby des grandes entreprises françaises, appelle dans un document d’avril 2024 au déploiement rapide… de la 6G2. Après le débat virulent, les résistances locales et les actes de sabotage suscités par l’installation de la 5G, un tel déploiement à marche forcée ne manquera pas de générer encore quelques frictions.


1. D. Boullier, Rendre le numérique habitable : l’habitèle (Cartes d’identités, Hermann, 2019).

2. Priorités des grandes entreprises françaises pour les élections européennes et le mandat de la prochaine Commission, Association françaises des entreprises privées, avril 2024.

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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