Écologie et classes sociales

L'écologie sans lutte des classes, c'est du jardinage ?

Illustrations : Jean-Michel Tixier

Porteurs d’idéaux de justice sociale, les écologistes tiennent-ils suffisamment compte des rapports de classe dans leurs luttes ? Les propos de Bruno Latour, pariant en 2022 sur l’émergence d’une « classe écologique », illustrent en tout cas l’espérance, partagée par une partie de la mouvance environnementaliste, d’un dépassement des luttes sociales et des clivages traditionnels. Une utopie qui ressemble à certains égards à un déni de réalité. Car comme le rappelle le sociologue étasunien Erik Olin Wright, traduit en français en cette rentrée : la classe compte.

Puisque le dérèglement climatique affecte tout le monde, nous devrions faire l’union sacrée autour de cette cause, quelle que soit notre origine ou notre classe sociale. Cette petite musique d’une résolution de la crise climatique par une sorte de concorde pragmatique se retrouve dans Mémo sur la nouvelle classe écologique. Comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même(La Découverte, 2022). Dans ce court essai, co-écrit avec Nikolaj Schultz, Bruno Latour faisait en 2022 le pari pour le moins optimiste de la sédimentation naturelle d’une classe verte. Peu après la parution, il décida de soutenir la campagne présidentielle de Yannick Jadot, au grand dam des soutiens de Jean-Luc Mélenchon, défenseurs d’une vision de la transition écologique faisant peser une large part des efforts à fournir sur les principaux pollueurs, c’est-à-dire les plus riches.

Article issu de notre numéro 62 « L'écologie, un truc de bourgeois ? », disponible sur notre boutique.

Dès le début du livre, Latour le confesse : « Cela fait toujours un peu peur de réutiliser la notion de “classe”. » Phrase que ne renierait pas un dirigeant du Medef… Plus loin, le philosophe semble prendre ses rêves pour la réalité : « La classe écologique est potentiellement majoritaire. » Pour justifier cette assertion, il agrège sans aucune forme de conflictualité celles et ceux qui devraient se manifester en faveur de l’écologie : les peuples autochtones, les religieux sincères, au premier rang desquels les catholiques, mais aussi les classes intellectuelles qui, elles, savent ce qu’il se passe… Et ainsi de suite jusqu’à cette conclusion déroutante de wishful thinking : « Comme le soulignait Paul Veyne, les grands bouleversements sont parfois aussi simples que le mouvement que fait un dormeur pour se retourner dans son lit... » 

Cette vision a-conflictuelle a fait école chez nombre de disciples du maître Latour, que ce soit dans les sphères intellectuelles, avec une pensée du « vivant », sensible et émerveillée, que l’on lit par exemple chez Baptiste Morizot, non dénuée de sens évidemment mais qui se heurte au réel. On la retrouve aussi parmi les politiques, avec un nombre important de responsables étiquetés « écologistes » qui croient au verdissement du monde sans lutte des classes. Songeons à Nicolas Hulot, Pascal Canfin, François de Rugy, Barbara Pompili, tous anciens dirigeants écologistes débauchés sans problème par la macronie. Les tenants d’une écologie sociale, inspirés par André Gorz ou Murray Bookchin, sont ainsi loin d’avoir réussi à imposer leur hégémonie.

En lisant la sociologue Vanessa Jérôme, autrice de Militer chez les Verts (Presses de Sciences Po, 2021), on voit que la question sociale n’est pas prioritaire chez les adhérents de la formation écologiste, plutôt distants des préoccupations des classes populaires. « Le niveau de diplôme et le statut socioprofessionnel des adhérents restent élevés, et leur mobilité sociale ascendante. » D’ailleurs, la formation a successivement proposé comme candidat à la présidentielle un ingénieur agronome (René Dumont), une magistrate (Eva Joly), un journaliste de premier plan (Noël Mamère) et une femme médecin (Dominique Voynet, par deux fois). Que des représentants des CSP+, soucieux d’égalité sans doute, mais éloignés des luttes sociales par leur parcours – même si Eva Joly mena des combats courageux contre la fraude fiscale et que Voynet militait à la CFDT santé. On note à cet égard que les écologistes ont emprunté une rhétorique proche des sociaux-démocrates avec beaucoup de « moduler », de « réformer », mais jamais d’appel à renverser la table… Changement intéressant pour les européennes de 2024, la tête de liste Marie Toussaint semble vouloir s’inscrire en rupture, en parlant notamment de « vote censitaire » pour souligner l’important différentiel de participation électorale entre riches et pauvres…

Pour celles et ceux qui pensent que la notion de « classe » appartient au passé, à la guerre froide, on ne peut que recommander la lecture de l’ouvrage de référence d’Erik Olin Wright, écrit en 1997, Pourquoi la classe compte. Capitalisme, genre et conscience de classe, traduit pour la première fois en français par les éditions Amsterdam. Dans cet opus, le grand sociologue propose un « modèle général » pour passer au tamis marxiste les nouvelles grilles d’analyse intersectionnelle. Et force est de constater – comme l’annonce le titre de l’ouvrage – que la classe compte, et d’un poids prépondérant. La classe demeure le principal facteur d’injustice au XXIe siècle et, si elle ne résume pas tous les combats, elle ne peut jamais être gommée.

Gilets jaunes, manifs contre les retraites, révoltes dans les quartiers populaires contre les violences policières… « Ces mobilisations ne portent pas toutes immédiatement sur des enjeux de classe, mais elles comportent presque toujours une dimension de classe », souligne dans la postface le politiste Ugo Palheta, traducteur de l’ouvrage. Pour porter le projet écologiste, il faut donc ne pas hésiter à mettre en avant les luttes classistes. À cet égard, le fait qu’une figure de la société civile comme Alma Dufour, sollicitée par EELV et LFI pour les législatives 2022, ait finalement choisi les Insoumis est assez révélateur. Venue à la politique via les engagements environnementaux, son combat contre Amazon l’a persuadée du besoin d’un mouvement politique plus engagé en faveur de la lutte des classes1. Au fond, la phrase du syndicaliste brésilien Chico Mendes, assassiné en 1988 pour son engagement en faveur de la défense de la forêt amazonienne, n’a pas pris une ride : « L’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage. » Désolé Voltaire, mais par temps d’urgence climatique l’important n’est plus de cultiver notre jardin… 

1. Elle a expliqué ce choix notamment lors de l’émission Backseat, en décembre 2023, sur YouTube.

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