Portraits d'écoféministes

Carolyn Merchant, l'éthicienne

Elodie Lascar

Découvrez Carolyn Merchant, le deuxième portrait de notre dossier « Êtes-vous écoféministe ? »

Professeure émérite à l’université de Berkeley (Californie), Carolyn Merchant est considérée comme l’une des premières théoriciennes de l’environnement et du féminisme. À la différence d’autres figures de l’écoféminisme engagées dans de multiples luttes, cette philosophe et historienne des sciences s’illustre plutôt par ses contributions académiques. Carolyn Merchant n’est pas une militante, mais une intellectuelle : alors que les États-Unis basculent, au tournant des années 1960, dans de grandes contestations antimilitaristes, antipatriarcales et anticapitalistes, Carolyn Merchant ausculte la « révolution scientifique » qui court du xvie au xviie siècle, angle mort de l’histoire du féminisme et de l’environnement. 

« À la fin du XVIIe siècle,  le noyau de principes féminins qui a subtilement guidé pendant des siècles le comportement envers la terre  a cédé la place à une nouvelle éthique de l’exploitation. »

Au cours de l’été 1975, alors qu’elle contemple les fascinantes roches de Bryce Canyon dans l’Utah, elle ne peut s’empêcher de réfléchir et méditer sur le mépris avec lequel « la science les considère comme mortes et inertes », alors que, selon elle, elles ont toujours été vivantes, « poussant et se reproduisant comme les plantes et les animaux ». Une illumination qui lui inspirera le titre de son premier ouvrage, La Mort de la nature1. Elle y explore la façon dont les images définissent notre rapport au monde et conditionnent le comportement de nos sociétés, notamment concernant la puissante analogie qui associe la terre à la femme. Carolyn Merchant montre qu’avant la naissance du monde moderne les sociétés humaines se représentaient la Terre comme une entité féminine vivante. Une mère nourricière et active à l’égard de laquelle chacun se devait d’adopter des comportements respectueux pour ménager ses équilibres. Cette vision d’un cosmos « organique » s’effrite progressivement entre le xvie et le xviie siècle, la révolution scientifique malmenant cette représentation. L’image de la Terre-Mère est alors progressivement abandonnée pour faire place à un nouvel ordre, mécanique et rationaliste, au sein duquel la Terre est vue comme une machine. Une mise à mort symbolique qui change la donne, ramenant la Terre à une simple masse inerte et passive que la science et les technologies peuvent alors exploiter sans retenue. Mais ce basculement ne remet pas en cause la vieille analogie entre la terre et les femmes. Carolyn Merchant identifie alors « la formation d’une vision du monde et de la science qui, en reconceptualisant la réalité comme une machine plutôt que comme un organisme vivant, a autorisé la domination des femmes et de la nature » – l’universitaire pointant au passage du doigt l’autre image forte de cette nouvelle doctrine, celle d’un désordre naturel : « Comme la nature chaotique sauvage, les femmes devaient être maîtrisées et maintenues à leur place. »

Carolyn Merchant poursuit ensuite son cheminement intellectuel sur les liens entre les femmes, la nature et la science. Toujours en étudiant les représentations qui modèlent notre rapport au monde, elle cherche les moyens conceptuels de s’affranchir de l’idéologie mécanique tout comme du lien de subordination qui relie la nature à la féminité. Dans Reinventing Eden. The Fate of Nature in Western Culture (Routledge, 2003), elle développe les principes d’une « éthique de partenariat » pour rétablir une relation viable entre les humains et les non-humains. Elle choisit d’ailleurs le terme de « partenariat » plutôt que celui de « care » (« soin » en français) – dont l’image est trop associée à l’imaginaire féminin – afin d’inclure les hommes dans cette nouvelle appréhension de la nature. Dans ses travaux les plus récents, Carolyn Merchant défend l’existence d’une nature agitée, chaotique et imprévisible, dont la complexité ne peut qu’irrémédiablement nous échapper, compromettant ainsi notre volonté de la maîtriser. De ces différentes approches, elle esquisse les contours d’une conception renouvelée de la nature, qui n’est ni celle d’un système mécanique ni celle d’une unité organique, mais plutôt d’une entité désordonnée aux multiples visages avec lesquels nous devons apprendre à partager et à composer.  

Cosmos organique vs machine mécanique 

Carolyn Merchant explore le rôle de la révolution scientifique à travers ces deux grandes représentations dominantes de la nature. Étroitement associée à l’image de la femme, la première (cosmos organique) désigne celle de la Terre-Mère, vivante, active et nourricière, dont la puissance enjoint aux êtres humains de la préserver. La deuxième (machine mécanique) signifie en revanche qu’elle est considérée comme une masse inerte, inanimée, permettant la domination et la manipulation humaine.

Éthique de partenariat

Charte conceptuelle élaborée par Carolyn Merchant pour envisager une nouvelle relation entre les communautés humaines et non humaines. Elle s’appuie pour cela sur 5 principes : l’équité entre les humains et les non-humains ; la considération morale à l’égard des êtres humains et de toutes les espèces ; le respect d’une culture de la diversité et de la biodiversité ; l’inclusion des femmes, des minorités et de la nature non humaine ; la gestion écologique d’une Terre qui préserve aussi bien la santé des humains que celle des non-humains.

Biographie

1959

S’engage dans la cause environnementale en travaillant au sein de l’association Nature Conservancy pour sauver les prairies indigènes dans le Wisconsin.

1960 - 1975

Le contexte historique (montée des mouvements féministes, environnementaux et antiguerre), son parcours scientifique ainsi que son rôle de mère l’amènent à composer les fondements de son œuvre intellectuelle autour de trois thèmes clés : les femmes, l’écologie et la révolution scientifique.

1980

Parution de The Death of Nature. Women, Ecology and the Scientific Revolution (Harper & Row), l’un des ouvrages fondateurs de la pensée écoféministe, enfin traduit en français par Margot Lauwers pour Wildproject (septembre 2021).

2003

Publication de Reinventing Eden. The Fate of Nature in Western Culture (Routledge). Carolyn Merchant y définit une nouvelle relation à la nature qu’elle nomme « éthique de partenariat » (Partnership ethics).

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