Piliers de comptoir

6/6 Bestiaire médiatique : l'éditocrate

Illustrations : James Clapham

Une chevelure grisonnante, une voix assurée et des analyses particulièrement libérales : pas de doute, c'est bien un éditocrate.

Auditeurs et téléspectateurs auront remarqué l’indéboulonnable présence sur les ondes de l’éditocratie. Ils savent désormais la reconnaître au gris de sa chevelure, impeccablement peignée et libérale, à l’assurance de ses observations, pleines de sens et libérales, à la véhémence de ses analyses, sans alternative donc néolibérales. Comptant tout au plus quelques dizaines de membres, ce club très sélecta une parole qui compte autant qu’elle porte.

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Elle s’incarne dans des corps burinés par l’expérience appelés Alain Duhamel, Jean-Michel Aphatie, Dominique Seux, Franz-Olivier Giesbert ou François Lenglet – pour ne citer que les spécimens les plus vénérables. Leur regard acéré, leur vision englobante, ils la doivent au fait qu’ils planent haut, très haut au-dessus de la mêlée. Dans un élan inhabituel de sincérité, Christophe Barbier (un des fleurons de cette escadrille de drones) l’a lui-même confié : «Se confronter au terrain pollue l’esprit de l’éditorialiste. Son rôle est de donner son opinion, d’affirmer ses certitudes, par essence improuvables.» 

Improuvables mais précieuses. La valeur de ces grands cravatés ne se limite pas à leur capacité de sécréter des avis très tranchés. Ils sont avant tout des spécialistes de la polyvalence, compétents pour produire des commentaires sur à peu près tous les sujets. Mieux : leur talent est de réussir à les problématiser sur commande. Le monde est de plus en plus violent, l’abstention atteint des sommets, le coût du travail est trop élevé, les syndicalistes prennent le pays en otage et les éoliennes défigurent la baie de La Baule. Autant de thèmes qui intéressent les gens – les audiences le prouvent – et sur lesquels ces « chro­niqueurs vedettes » apposent leur cataplasme verbal pour les transformer en problème-à-­régler.

Il y a bien sûr le problème-de-l’immigration, mais aussi le problème-de-la-dette, encore faudrait-il ne pas sous-estimer le problème-­du-­chômage qui ne va pas sans évoquer le problème-du-populisme, consubstantiel du problème-du-complotisme. « Comment alors répondre à tous ces problèmes ? », s’enquiert candidement la pimpante présentatrice censée compenser par sa rafraîchissante présence le physique peu télégénique de son aîné. « Oh, c’est bien simple : il faut laisser faire les marchés », répond Laurent.

Mais souvent cette seule réponse ne suffit pas. À la longue, est-ce qu’elle ne sonnerait pas un peu faux, s’inquiète le directeur des programmes ? L’éditocrate se voit inviter à renouveler (un peu) son répertoire et pour l’y aider, pour ajouter un peu de piquant et d’authenticité, on le flanque d’un autre éditocrate, Ivan, appartenant à une nuance rivale de néolibéralisme. Ça ne dérange pas Laurent, il adore les échanges musclés, et puis il connaît bien Ivan, ils se sont croisés au service économie du Point. On nomme cet attelage duellistes.

Ça sonne bien duellistes, on entend d’ici le fleuret de Cyrano. L’affrontement promet d’être sanglant. « Comment alors répondre à tous ces problèmes ? Je me tourne pour commencer vers vous, Laurent… – Oh, c’est bien simple : il faut en finir avec l’État-nounou. » La journaliste acquiesce, avant de reprendre : « Êtes-vous du même avis, Ivan ? – Navré Laurent, pour une fois je ne suis pas d’accord avec vous. Je pense qu’il faudrait plutôt en finir avec l’État-mamma. » Le débat d’idées a parfois le devoir de passer par d’âpres mises au point comme celle-ci. Mais le public sait désormais, et c’est tout ce qui importe. Les drones ont passé le terrain au peigne fin. La zone est quadrillée.  

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