Carte blanche

Alain Damasio : coronavigation en air trouble

Cyril Choupas

Dans cette période trouble et anxiogène, nous voulions un regard enthousiaste et critique, portant l'énergie nécessaire aux changements à entreprendre. Une voix d'artiste, qui nous offre une sensibilité d'écorché plutôt qu'une analyse de confiné. Ce sera une plume : l'écrivain de science-fiction Alain Damasio s'est naturellement porté volontaire. Socialter lui a donné carte blanche.

Je l’ai souvent dit : je ne suis ni philosophe ni sociologue. Pas plus un psy ou un savant. Encore moins un prophète, même si l’anticipation fait partie de mon travail. Je suis un écrivain de science-fiction. Donc par choix et par nécessité : un bâtard. Un hacker de pensées, d’imaginaires filants, de perceptions furtives et de sensations vibratoires. Ma force, comme tout artiste il me semble, est de pouvoir être traversé. D’éponger les pluies chaudes du réel comme ses remontées acides, de prendre l’empreinte des cris et de restituer les vents qui passent dans mes veines. En essayant de ne jamais peindre mon moi sur le monde mais le monde sur moi, comme l’intimait Deleuze. Puis de regarder ce que ça dessine. Et tenter alors de l’écrire, comme on tatouerait une peau qui mue.

Comme beaucoup d’entre vous, j’imagine, j’ai énormément lu pendant ces trois semaines confinées. Des tribunes, des entretiens, des articles, venus de tous les penseurs qui peuplent nos biotopes culturels. J’y ai cherché le texte de génie qui réticulerait tout et livrerait ce miracle d’une lecture lumineuse de ce qui nous atteint. Le texte qui, au milieu du brouillard spéculatif intense qui monte des réseaux, ferait l’effet d’un blizzard qui nous ouvrirait soudain le paysage. À la place, j’ai lu la réfraction de l’événement sur des pensées déjà construites, sur des sensibilités déjà faites. J’y ai lu des projections de désirs sur la brume et même quelques espoirs, derrière les ombres portées. Et c’est déjà beaucoup, et c’est déjà précieux.

Je ne vais pas ici faire mieux, c’est certain, ni même autre chose. Je n’ai jamais été platonicien, ni cru que la vérité se cachait et que notre tâche serait de la dévoiler. Je crois que la vérité est produite, comme Foucault, Nietzsche ou Deleuze. Qu’elle est une construction. Qu’elle a ses rituels et ses conditions académiques de validité, qui sont parfois moins pertinents qu’une intuition authentique. Même et surtout incomplète. Parce qu’une intuition ouvre à des prolongements collectifs possibles, elle appelle à penser — tandis que la vérité académique s’impose, certes, mais au fond se consomme sans nous rassasier. Hier j’ai senti que mon attente même du génie capable de penser cette pandémie à ma place disait quelque chose d’essentiel : à savoir que face au choc, on aimerait être soulagé de penser. On aimerait tellement qu’on nous dise quoi faire, comment être, qui suivre. On attend le geste de magie et la solution miraculeuse. Pire : on l’attend parfois de ceux qui n’ont aucune vocation à la moindre sagesse. Ceux qui n’ont rien prévu ni senti mais dont le métier putride est de tirer profit du moindre choc pour consolider leur pouvoir : nos « décideurs ».

Alors bienvenue dans mes coronavigations à l’estime et à vue. Si vous entrevoyez un phare sur l’océan chaotique de ce qui va suivre, n’attendez pas qu’il vous éclaire. Tracez ! Et dites-vous que chacun de nous à un soleil posé sur l’équerre de ses épaules. La plus belle des lumières vient de nos bouilles ensemble — têtes brûlées rassemblées dans la nuit des combats.

 

Attention aux morts évitables

À l’heure où j’écris, sur l’ubac de la pandémie, pas encore au pic, dans le suspense morbide du « jusqu’où ça va monter? », dans la scansion des 500 morts par jour et des cadavres empaquetés dans des sacs plastiques puis stockés dans des chambres froides à Rungis, tout relativisme, toute distanciation critique posée sur la tragédie en cours, passe pour une obscénité. Le randonneur qui marche deux heures seul en forêt est un irresponsable. Celui qui vous parle à 90 cm est devenu un assassin. Les jeunes des cités qui jouent au foot la nuit postulent pour Walking Dead, saison 11.

Dans ce contexte, qui voudrait rappeler qu’en toute rigueur, si l’on s’en tient aux chiffres et aux faits, le covid-19 ne tue qu’une personne contaminée sur 300 (létalité réelle = 0,3 %) ? Que le taux réel de contaminés actifs tourne autour d’une personne sur 35 en France ? Que même en léchant les poignées de porte de votre immeuble, la probabilité que vous mourriez du coronavirus est donc d’une chance sur 10 000 environ ? Qu’en France, en mars 2020, il n’y a pas eu plus de morts qu’en mars 2018 (58 000 environ). Que tous ces chiffres qu’on vous martèle à longueur de journée mériteraient, à tout le moins, une mise en perspective, des comparaisons, un minimum de recul.

Il ne s’agit pas de dire que le covid-19 n’est pas grave. Il ne s’agit pas de faire un concours de mortalité comparée en ricanant sur l’importance inaperçue des grippes saisonnières (13 000 morts sur la saison 2017-2018) ou en pointant, narquois, l’hyperfocalisation nécessaire des mortes par féminicide (126 en 2019) face aux morts invisibilisés des cancers du cerveau, des suicides ou de la tuberculose en Afrique. Il s’agit bien plutôt de se demander : dans ce champ primordial des « morts évitables », pourquoi les décès liés au coronavirus sont-ils parvenus à mobiliser l’attention mondiale aussi magnifiquement? Pourquoi n’y est-on pas parvenu avec les cancers dus aux pesticides, par exemple, avec la pollution atmosphérique qui fait 45 000 morts par an en France ou pire encore avec le réchauffement climatique ? Et pour poser la question plus politiquement encore : pourquoi ce décompte si précieux et cette attention portée à la vie, ne l’active-t-on pas pour les 30 000 migrants sauvés par SOS Méditerranée en deux ans puis les 8 000 (probables) qu’on a laissé criminellement se noyer tout le temps que la France bloquait le navire à quai en lui refusant un pavillon ? Quel effet produirait un compteur des noyés chaque soir à 19 h 30 avec des images des canots qui coulent?

Abordons la réalité autrement : le covid-19 n’est pas en soi un événement. Il ne l’est pas intrinsèquement. On l’a construit ainsi. Il l’est par le regroupement opéré des symptômes, dont Deleuze montrait à propos du Sida que l’histoire de la médecine n’est que ça : une façon spécifique à chaque époque d’isoler ou regrouper les symptômes et de faire émerger une pathologie. Sans cet agencement, les décès, qui sont dans une écrasante majorité des cas des décès multifactoriels, issus de comorbidités, seraient passés sous les radars dans les statistiques. On les aurait imputés au diabète, à une pathologie cardiaque ou pulmonaire, dont ces morts sont AUSSI et surtout la cause (90 % des décès du covid en France avaient au moins une autre cause). Le covid est avant tout un accélérateur. Un nudge qui frappe à 90 % des patients déjà âgés (plus de 65 ans), déjà fragiles, qu’il achève dans la solitude la plus féroce.

 

Le corps et l’esprit

À mes questions de visibilité massive, un philosophe comme Yves Citton suggérerait une réponse possible : la clé est sans doute à chercher dans nos économies de l’attention. Dans la construction collective et « virale » — en partie médiarchique, en partie gouvernementale et en partie populaire — de l’attention à cette vague de morts-ci. Si bien que si l’on a une conscience écologique minimale, une attention au moins minime au massacre industriel de l’étoffe vitale de forêts, d’océans, d’animaux, de sols fertiles, d’air autrefois sain et d’eau naguère pure dont nous sommes tissés, on ne peut s’empêcher de poser la question, non qui tue, mais qui sauve : « Comment réussir à ouvrir, pour nos crises écologiques globales, une telle fenêtre d’attention nationale et mondiale ? Un tel cadre de visibilité quotidien et suivi? Une telle hyper-focalisation, si précieuse et si furieusement efficace? »

Déjà : comment y a t-on réussi ici? Le collectif Malgré tout, sous l’égide de Miguel Benasayag, donne une réponse qui mérite qu’on s’y arrête. Il dit en substance : c’est l’action disciplinaire de nous confiner qui a créé cette visibilité cruciale à la pandémie. C’est le pouvoir qui en confinant, rend tangible le problème, le fait exister, le rend perceptible. En bloquant nos déplacements, il crée les conditions d’une visibilité optimale et exclusive : une focale. Mais il s’appuie pour ça, bien sûr, sur des faits, des probabilités, des menaces explicitables. Cette action disciplinante, il me semble qu’elle a deux effets croisés, au moins : agir sur les esprits et agir sur les corps.

Agir sur les esprits : par un bombardement médiatique sans précédent dans l’histoire récente. Une véritable pluie torrentielle d’articles, de graphes, de schémas et de chiffres, un déluge continu d’hypothèses et d’incertitudes, de possibilités d’évolution tragique et de potentialités de remèdes, laquelle rassure tout autant qu’elle relance en continu les boucles d’anxiété d’une population trop confinée pour aérer son cortex ; une avalanche d’infos, d’entretiens, de témoignages, de récits et de rituels, de mises en scènes, en images et en sons qui produit une bulle « spéculative » d’une infobésité assez terrifiante. Cette bulle nous aveugle et ça nous englue. Elle grégarise nos pensées et nos perceptions.

Agir sur les corps : par l’activation d’une pratique basique : quarantaine, confinement, assignation de chacun à son chez-soi, blocage des corps pour bloquer ce qui circule de corps en corps, comme toute vie — ce fameux virus. Et c’est pour moi là qu’il faut creuser. Car cette bulle d’attention, cette mobilisation par la raison et l’émotion, est abondamment utilisée, par exemple, pour faire prendre conscience du réchauffement climatique, sans produire beaucoup d’effets. Où est donc la différence ? Pourquoi ça marche ici si bien ? La différence est justement dans la neutralisation des corps. Leur mise en veille. L’injonction qui leur est fait de ne plus bouger, ou si peu. Elle est dans l’expérience physique et donc éthologique du confinement. C’est mon hypothèse. Dans la discipline qu’elle impose, oui, et les contraintes communes auxquelles elles nous assignent. Ces contraintes créent un ethos partagé. Si rare aujourd’hui tant nos vies sont individualisées, nos comportements des mosaïques, nos statuts inégaux. (Je distingue ici, parce qu’ils sortent, les soignantes, les éboueurs, les ouvriers, les livreurs, les caissières, bref toutes celles et ceux par qui ce confort tient encore et qui eux, n’en disposent pas : c’est au contraire leur mise en danger actuelle qui protège et ménage la nôtre !)

 

La promesse d’une fenêtre

Un affect commun donc ! Enfin ! Pour tous, partout, et même mondialement. Cet affect commun dont Lordon montre bien qu’aucune mobilisation politique ne peut s’en passer si elle entend produire quelque effet. D’un seul coup, toutes nos habitudes — de déplacement, de consommation, de vie sociale, d’activité professionnelle, de modes de relation… — sont dynamitées. Si l’on met de côté ceux qui sont au front (une personne sur huit environ), les télétravailleurs harassés, les mères célibataires assumant seules leurs enfants et évidemment les malades, il reste encore une moitié de la population environ pour qui le confinement réouvre une vraie disponibilité. Doublement. Disponible tout autant par le temps libéré (pour ceux que la crise n’angoisse pas) que par l’inquiétude hautement aiguillonnante qui pousse à chercher, à mieux comprendre et à apprivoiser la menace. Disponible aussi affectivement tant la fragilité toute neuve produite par la crise nous rend sensible et empathique aux autres.

Ce que je vais dire est horrible : mais le confinement des corps se révèle être une façon optimale de remobiliser un temps de cerveau disponible sur une durée suffisamment longue pour produire des effets. Bien sûr, cette attention est limitée, virtuelle et pervertie, mais elle est indiscutablement efficace. Ce qu’il faudrait, c’est ouvrir et aviver, une fois ce confinement passé, cette capacité d’attention et d’empathie aux corps des autres pour tous les autres cas, si nombreux, où leur vulnérabilité est en jeu : la vieillesse abandonnée, les maladies curables (tuberculose au premier chef), les migrations, les accidents du travail, les violences inadmissibles (policières), les harcèlements machistes… Ce qui impliquerait d’échapper à la captation de nos disponibilités par des algorithmes de pur divertissement ou de pure activation pulsionnelle. Alors pourrait se déployer une écologie sociale de l’attention, que le covid a concentré ici sur une seule cause.

Toute crise majeure est une chance. Parce qu’elle brise un continuum. Et qu’elle ouvre une lucarne dans le mur circulaire de nos habitus cimentés à la résignation et au déni. Une lucarne qui peut vite devenir fenêtre, puis portes sur un futur à désincarcérer. Cette pandémie n’est donc pas qu’une catastrophe. C’est déjà beaucoup plus, beaucoup mieux : une promesse. Une promesse pour le printemps qui vient et dont nous pouvons être les bourgeons têtus, les fleurs sans naïveté et les fruits qui mûrissent. Parce qu’on est là. On est làààà ! Jaunes, verts et rouges, et même arc-en-ciel, avec ou sans gilet. On veut bien jouer les lapins apeurés dans les phares du covid, sauf qu’il y a une limite ! Et aucune raison que le kaïros de cette pandémie, qui offre tellement de possibilités de bouleversements, n’en offre pas à ceux qui, comme nous, veulent changer ce monde. Je ne sais pas si « rien ne sera plus comme avant » après le confinement, comme lancent ces oracles dont les prophéties se voudraient autoréalisatrices. Mais pourtant quelque chose se fend. Indiscutablement. Une brèche. Tentons d’y passer une main.

 

D’abord confiner le plasma radioactif du capital

Bruno Latour parle joliment de gestes barrières pour contrer (après le confinement) le capitalisme extractiviste et ses massacres écocidaires. L’image qui me vient est plus SF : comment, une fois la pandémie passée, parvenir à confiner, à notre tour, ce plasma radioactif du capital-en-nous, qui a fini par nous irradier tous — et qui voudra continuer à le faire ? Il ne sert à rien de se prétendre contre le capitalisme. Demandez aux gens, tout le monde est contre : tout contre. Il ne sert à rien de se croire au dehors: la marge appartient encore au système et l’alimente même plus puissamment que son centre.

La vérité est plus cruelle : si le capitalisme est si présent, s’il infiltre partout ses liquides, s’il démultiplie de façon fractale ses logiques jusqu’aux secteurs qui avaient su longtemps le repousser (l’éducation, la santé, l’humanitaire, l’amitié, la militance, l’art…), c’est parce qu’il prend en nous son énergie. On l’irrigue avec notre sang ; on l’électrise avec nos nerfs ; on le rend intelligent avec nos cerveaux. Il nous manipule avec nos propres mains. Barbara Stiegler : « le néolibéralisme n’est pas seulement dans les grandes entreprises, sur les places financières et sur les marchés. Il est d’abord en nous, et dans nos minuscules manières de vivre qu’il a progressivement transformées ». Il faudra un jour cesser de concevoir nos ennemis comme extérieurs à nous. Et ne jamais oublier qu’une partie du combat que nous devons mener se joue entre soi et soi. Toutes nos servitudes sont volontaires, si l’on y regarde bien. L’appât du fric, la soif d’un confort ou cette jouissance fade de consommer nous traversent toujours, à un moment ou à un autre. Font conduction en nous. Les addictions numériques qui nous piègent sont d’abord des auto-aliénations. Un self-serf vice que nous activons et passionnons nous-mêmes —facilités, pulsions, paresses, plaisirs et souffrances mêlées.

La solution pour s’en extraire est plus difficile qu’elle n’en a l’air : dévier les flux routiniers, court-circuiter nos boucles égocentrées, connecter nos désirs au vivant, aux autres, redécouvrir que les liens humains concrets libèrent plus qu’ils ne nous enchaînent. Collectivement, la voie est simple et dure : c’est nous et notre politisation active. Il faudra finir par l’entendre. Faire par nous-mêmes, en groupe, et arrêter de déléguer la responsabilité de nos vies aux entreprises et aux institutions. Que ça ne nous empêche pas de manifester, d’occuper, de combattre et d’agir contre ce gouvernement. Mais en visant un point au-delà de la brique qu’on casse.

 

De quelques attitudes mentales propices

Dans cette pandémie, il y a ce que le virus nous fait. Ce que les gouvernements font de ce virus. Et il y a ce que nous ferons de ce que nos gouvernements nous font. Si je devais suggérer une attitude mentale qui me semble féconde pour construire le pendant et l’après, je dirais ça :

– Si j’arrête de croire qu’une institution le fera pour moi, je peux agir sur le petit bout d’univers qui se trouve autour de moi ;
– Si je trouve des gens avec qui je suis bien, on peut l’agrandir ensemble, progressivement, ce petit bout d’univers qu’on se sent capable de changer ;
– Si on écoute les vécus, apprend des expériences et reprend les pratiques de ceux qui font des choses qui marchent en dehors des institutions, ça va roxer. Tout seul, on va plus vite, mais ensemble on va plus loin.

En vérité, la direction à prendre est une pente naturelle — mais qui s’aborde en montant. Tout sauf la plus facile, donc. C’est la pente que vous voyez à gauche, sur la colline, celle où il faut…
…te sortir les doigts pour te battre, créer, monter des projets en dépit et même contre ceux qui décident dans un bureau depuis un siècle quels projets devraient être montés.
…nous remonter les manches pour prendre en charge directement ce que personne d’autre ne fera mieux que nous parce que nous sommes là où ça se passe, où nous savons quoi et comment le faire. Pas eux, pas l’État, pas le conseiller, pas l’entreprise X.
…nous prendre le chou à essayer de faire attention à tous les problèmes, à toutes les personnes, tout en sachant très bien qu’on n’y arrivera pas, jamais parfaitement.
…comprendre que la pente zigzague, qu’il n’y a pas de raccourci miracle, pas d’applis qui sauve le monde et ton cul. Pas de solution magique donc, juste notre joie et notre fierté de faire le chemin ensemble, de l’inventer à mesure. Et donc de rater, tenter, rater encore, rater mieux !

Comme le dit à sa façon Pouhiou dont l’article si concret et si pertinent m’a inspiré ici, « c’est pas une solution, hein : c’est une route. On va trébucher, on va se paumer et on va fatiguer. Mais avec un peu de jugeote, on peut cheminer en bonne compagnie, réaliser bien plus et aller un peu plus loin que les ignares qui se prennent pour des puissants. » Donc première attitude : ne plus croire que le gouvernement le fera pour nous. Yes, it can, quand il le veut vraiment. Oui on peut le contraindre, un peu, mais ça fait 40 ans qu’on jette des palettes sous les chenilles du bulldozer néolibéral sans le ralentir beaucoup, n’est-ce pas ? Ne rien attendre de lui. Qu’il ferme juste enfin sa grande gueule quand il dit qu’il n’y a pas d’argent magique, ce serait déjà énorme.

De l’argent « magique », il y en a. Ça s’appelle prélever des impôts à ceux qui éjaculent du fric. Prenez juste 99 milliards à Bernard Arnault, première fortune mondiale, et laissez-lui en 1, en pourboire. Ça s’appelle parfois aussi la planche à billets. Ça s’appelle encore une relance keynésienne. Ça s’appelle payer des salariés du service public plutôt que donner des subventions aux sociétés cotées en bourse qui vont les transformer aussitôt en dividendes et enrichir encore plus les déjà trop-riches. Et ça s’appelle aussi sortir de la marchandisation de tout. Rien ne les détruit plus que le gratuit! Et qui l’a mieux exprimé qu’Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau et leurs amis en 2009 ? Citons-les.

« Voici ce premier panier que nous apportons à toutes les tables de négociations et à leurs prolongements : que le principe de gratuité soit posé pour tout ce qui permet un dégagement des chaînes, une amplification de l’imaginaire, une stimulation des facultés cognitives, une mise en créativité de tous, un déboulé sans manman de l’esprit. Que ce principe balise les chemins vers le livre, les contes, le théâtre, la musique, la danse, les arts visuels, l’artisanat, la culture et l’agriculture... Qu’il soit inscrit au porche des maternelles, des écoles, des lycées et collèges, des universités et de tous les lieux de connaissance et de formation... Qu’il ouvre à des usages créateurs des technologies neuves et du cyberespace. Qu’il favorise tout ce qui permet d’entrer en Relation (rencontres, contacts, coopérations, interactions, errances qui orientent) avec les virtualités imprévisibles du Tout-Monde... C’est le gratuit en son principe qui permettra aux politiques sociales et culturelles publiques de déterminer l’ampleur des exceptions. C’est à partir de ce principe que nous devrons imaginer des échelles non marchandes allant du totalement gratuit à la participation réduite ou symbolique, du financement public au financement individuel et volontaire... C’est le gratuit en son principe qui devrait s’installer aux fondements de nos sociétés neuves et de nos solidarités imaginantes... ».

 

Ce qu’on mérite ?

Je ne crois pas qu’on puisse « décider » à l’échelle d’une nation, d’une expérience commune aussi cruciale que la crise du coronavirus et ce qu’elle nous fait. Pourtant, est-ce que notre monde social et vivant ne mériterait pas ça ? Je veux dire : ne mériterait pas, disons, qu’on consacre deux mois de son existence à éprouver enfin ce que serait un monde de prospérité sobre ? Un monde de croissance ? Allez, osons nous réapproprier le mot, oui : de croissance de nos disponibilités, de notre attention aux autres, de croissance de nos bienveillances mutuelles. De croissance de nos lenteurs riches. De poussée du réensauvagement de nos espaces trop urbanisés. Un monde de technologies douces, réparables et recyclables, intelligemment contenues, de buen vivir où l’on mangerait mieux, local et savoureux, consommerait le strict nécessaire, éliminerait enfin les métiers parasites (pub, marketing, com, finance…) et les jobs de merde pointés par Graeber: courtiers, larbins, lobbyistes, petits chefs, vigiles…

Où l’on prendrait conscience aiguë que les biens nous ont « eus » quand ce sont les liens qui devraient nous guider. Les liens à nos proches, familles et amis, tout autant qu’à l’étranger qu’on découvre, au migrant qu’on accueille, qui sont juste comme nous, qui sont nous. Les liens à renouer avec le vivant, biotopes, animaux et végétaux, champignons et bactéries, et même ce lien… au virus ! Aucune de ces formes n’est notre ennemi ni ne le sera jamais. Car ces bactéries nous constituent et nous soignent, forment notre microbiote ; ces virus nous mutent, et nous construisent en modifiant nos ADN. 700 000 types différents circulent en permanence dans nos corps.

Les virus naissent, passent, disparaissent. Ils n’exigent aucune guerre, juste l’attention juste au juste moment — mais c’est déjà trop pour un capitalisme rivé à ses courses de bites et à ses cours de bourse. Dans cette crise, de très nombreuses actions locales, initiées par des personnels hospitaliers, des laboratoires vétérinaires, des petits industriels, des militants de toute sorte et de tout métier ont fleuri, avec intelligence, célérité et pertinence. Depuis des semaines, nous avons sous les yeux et à l'échelle d'un pays la preuve quotidienne qu'une organisation verticale centralisée est obsolète dans une société éduquée aux ramifications complexes. Bonne nouvelle pour nous tous — et péril fatal pour la petite caste prédatrice qui voudra maintenir, « quoi qu’il en coûte » son pouvoir, fut-il seulement celui de nous nuire.

 

Les aujourd’hui qui bruissent

Vouloir viser un retournement national est la meilleure façon de s’impuissanter. C’est comme ça que sporule la militance triste qui échoue partout et ne gagne plus aucun combat. Alors qu’en acceptant de changer d’échelle, de partir de là où l’on est, où l’on vit, où l’on lutte, de nos tissus fluents de liens déjà actifs, on peut parvenir à mobiliser avec une vraie focale et une vraie force des communautés affines avec nos combats et motivées. Ce qu’on peut décider, raisonnablement, c’est de « covider » localement nos productivismes et de se donner les moyens d’une expérience partagée des disponibilités que la pandémie nous a offert malgré elle. Dans mon roman Les Furtifs, j’appelle ça créer des ZAG (zones auto-gouvernées) ou des ZOUAVES (zone où apprivoiser le vivant ensemble). Peu importe le nom et son humour potache. Ce qui importe est de sortir du confinement capitaliste et de nous ménager des dehors où respirer, réinventer et retisser. Territoires où expérimenter. Temps libérés. Collectif où lier & relier.

La bonne nouvelle est que germent déjà de partout (quoiqu’on dise, et étouffe, et fasse croire) d’innombrables initiatives en ce sens. Il n’y a plus de lendemains qui chantent, et c’est tant mieux. Mais il y a des aujourd’huis qui bruissent. Et c’est mieux. Ces initiatives, à l’instar des ZAD et des gilets jaunes, qui sont la portion médiatisée de l’iceberg, ont ceci de communs qu’elles refusent les hiérarchies, le culte des chefs, le patriarcat. Elles se foutent de consommer, de « faire de l’argent », de prendre le pouvoir. Elles préfèrent enfanter dans la couleur que dans la douleur — même si elles encaissent leur lot de souffrances. Elles prônent une politique du vivant qui fond luttes sociales et écologiques dans un même alliage incandescent. Une politique fondée sur l’écoute et l’accueil de ce qui n’est pas (encore) nous ; qui considère que tout ce qui porte atteinte au vivant nous porte atteinte à terme. Qui ne croit plus que l’indépendance soit la source de toute liberté mais plutôt que ce sont les interdépendances acceptées qui nous ouvrent un monde plus fécond et au final nous émancipent mieux. De fait, ces initiatives sont ouvertes : l’inverse de communautés fermées ou d'îlots repliés et fiers. Quand elles naissent, elles ont la forme rhizomatique d’un mycélium qui tend partout ses fils et ses hyphes et espère qu’on s’y attache, qu’on en fasse nœuds ou qu’on les prolonge. Ce sont des appels. Ces initiatives n’entendent pas être une nouvelle norme sociale mais juste de nouvelles formes du bien-vivre ensemble.

Si le covid peut servir à quelque chose de positif, c’est en nous faisant sentir que c’est vers ces projets et ces pratiques qu’on doit se tourner. C’est avec elles qu’on doit faire pièce et mosaïque mouvante, plutôt que de lancer un énième « projet politique » prétendument rassembleur — qui sera vite excluant. Comme le suggère Corinne Morel Darleux, l’époque est aux archipels. Pas la peine de réinventer la roue : la roue, les roues existent déjà, un peu partout. Roue libre ou roue de secours, roue de vélo et deux-roues, petite roue, grande roue et roue de la fortune, roue en bois, en fer, motrice ou directrice, crevée ou surgonflée, sans pneu ou sans jante, elles ne nous ont pas attendus pour avancer mais elles nous espèrent pour continuer à rouler et faire le chemin avec nous. Toi tu pourras faire rayon, toi le moyeu, toi façonner la gomme d’un pneu et toi consolider une jante. Ensemble on tirera des essieux, y articulera des cardans, nous forgerons un bas de caisse. Ensemble nous réfléchirons au moteur, aux pistons, discuterons des carburants possibles et de la nécessité d’un volant. Ou déciderons qu’une chaîne, un guidon et des mollets suffisent. Ou que les plus belles roues sont en fromage, sont une raclette à partager. Face à toutes ces associations, ces collectifs citoyens ou radicaux, ces initiatives, ces Scop, ces ZAD, ces ateliers paysans, ces hackerspaces, ces pôles d’éducation populaire, ces groupes libres qui font déjà, aident à mieux vivre et construisent les rapport sociaux de maintenant et l’écologie de demain, nul besoin d’autre chose que d’ouvrir les yeux, tendre ses propres fils et s’emberlificoter joyeusement.

Ceux qui pensent que l’État est à la fois le problème et la solution n’ont jamais ouvert un livre d’anthropologie ni maté un documentaire ethno. Il suffit pourtant de jeter un œil sur d’autres cultures et d’autres temps. Les sociétés sans État existent, ont existé et existeront. Elles ont prouvé leur pluralité et leur viabilité. Bien avant nous. L’État peut rester un outil et un horizon s’il devient un État souple : c’est-à-dire capable d’accepter que des communautés et que des « sociétés sans état » se déploient sur « son » territoire. Qu’en son sein et hors de son sein coule un lait différent. Que d’autres mondes, d’autres cosmos locaux soient possibles et articulés à lui, qui peut rester une sorte de coordinateur des communs, à leur exclusif service : on aura sans doute toujours besoin d’une sécurité sociale, d’un accès universel à l’eau et à la nourriture, comme d’une santé et d’une éducation commune. Ça ne doit pas empêcher d’expérimenter d’autres façons de faire, vieilles comme le monde ou fraîches comme des touffes de sphaigne qui poussent. 

Salut à vous, ami.es des Confins !


Ce texte a été initialement publié dans le numéro spécial de Socialter "Pour un tournant radical", disponible sur notre boutique en ligne.



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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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