Boycott et économie

Abstentionnisme économique : comment (re)faire du boycott une arme politique et collective

Photo : Martin Abegglen on Flickr

Au problème du renoncement à certains schémas de consommation et d’usage, la société répond : « Soyez éthique ! » Comprendre : faites un effort et choisissez bien. Une approche largement individualiste, morale, coûteuse, qui a pour effet de dépolitiser la question du mode de vie et d’en exclure le plus grand nombre. S’opposant à cette injonction, la philosophe Jeanne Guien, qui vient de publier Le Consumérisme à travers ses objets (Divergences, 2021), s’interroge sur la manière de faire du renoncement un acte collectif.

« À quoi faut-il renoncer ? » : voilà une question qu’il faudrait préférer à la question « de quoi avons-nous (vraiment) besoin ? ». Se demander de quoi l’on a « besoin » ouvre en effet sur l’infini : comme l’a montré Razmig Keucheyan dansLes Besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme (Zones/La Découverte, 2019), les besoins ont une « historicité », certaines choses deviennent indispensables dans un certain contexte. Ainsi, aujourd’hui, on a besoin d’un smartphone ou d’une épilation pour être employable. Et il y aura toujours d’avisés publicitaires pour tenter de réenchanter cette réalité ; pour nous assener, à grands coups de pyramide de Maslow, qu’on a besoin du superflu pour exister, pour se sentir des êtres de culture et pas seulement de nature, de désir et pas seulement de nécessité.

Article à lire dans notre numéro 50 : « À quoi faut-il renoncer ? »

Aborder le problème sous l’angle du renoncement permet de sortir de ces débats métaphysiques pour se poser des questions concrètes, qui relèvent du droit : quelles entreprises sont criminelles du point de vue des droits humains et environnementaux ? Lesquelles mettent en danger la vie d’autrui, privent des populations entières d’eau, de soins, de liberté, d’éducation ? Lesquelles détruisent la biodiversité ? Qui est redevable ? Ce sont ces questions qui doivent nous conduire à décider collectivement quels produits, marques et processus industriels doivent être interdits et quels patrons, qu’ils soient sous-traitants ou commanditaires, doivent être mis hors d’état de nuire.

Contre un modèle de renoncement héroïque (prouver sa force morale en résistant individuellement au désir d’acheter et à la pression sociale qui va avec), il faut promouvoir un modèle de renoncement socialisé : une action collective pour décider quels produits ne doivent plus être fabriqués, distribués, promus et valorisés socialement, et pour mettre en place des alternatives justes. Ces collectifs devraient réunir les acteurs de l’économie dans leur diversité.

Non pas « les consommateurs », mais les ouvriers, les employé(e)s du conditionnement, de la logistique ou de la vente, les travailleurs du déchet, les travailleuses domestiques… La consommation est aussi une forme de travail – faire les courses, préparer, entretenir, fournir et détruire les objets ne constitue pas forcément un loisir. C’est la publicité qui associe ces tâches à la facilité, au plaisir et à l’amour dévoué. 

La ruine de M. Boycott

Consentir à renoncer, c’est subvertir l’idée selon laquelle l’écologie entretient un rapport moral à la consommation, pour montrer qu’il s’agit d’un rapport politique. On revient en cela au sens premier du mot « boycott », qui ne désignait pas à l’origine le fait de s’abstenir d’acheter tel ou tel produit sur un marché, mais le fait de bannir d’une communauté les individus responsables d’abus de pouvoir et de pratiques économiques injustes.

En 1879, en Irlande, un propriétaire terrien refusa de baisser le loyer des terres qu’il louait aux fermiers locaux, lesquels ne pouvaient plus payer à la suite de mauvaises récoltes. Un ex-militaire anglais, nommé Charles Cunningham Boycott, était chargé de percevoir ces loyers ; il expulsa les fermiers incapables de payer. La Ligue agraire locale, des leaders indépendantistes et des ecclésiastiques incitèrent alors les habitants du comté à cesser de faire affaire avec Boycott. Les ouvriers agricoles refusèrent de récolter ses terres, les commerçants de lui vendre des produits. Ses domestiques furent chassés de chez lui, son courrier ne lui fut plus distribué.

Le mouvement s’élargit : on réclamait l’usage des sentiers et le droit au ramassage de bois, on parlait de réforme agraire et d’indépendance de l’Irlande, les médias affluaient. Une douzaine d’autres propriétaires subirent le même sort. Finalement, ce sont des ouvriers d’un autre comté qui vinrent moissonner, sous escorte de l’armée anglaise, ce qui coûta plus cher que ce que la récolte rapporta. Boycott fut ruiné par la communauté dont il s’était désolidarisé économiquement, et qui l’avait en retour exclu de ses échanges. 

Quelques années après cette mobilisation, la presse européenne (en France, Le Figaro) forgea le néologisme « boycotter » pour désigner des mouvements similaires : des grèves du travail et de l’achat à la fois, entraînant toute une communauté dans le rejet concerté d’un modèle socio-économique considéré comme injuste. Ce sens s’est perdu au gré de la redéfinition des acteurs sociaux en « agents économiques » et « consommateurs » : des individus qui choisissent librement leurs actions, et des actions dont le modèle est l’achat de produits sur un marché donné. S’ils décident librement de ne plus acheter X, l’entreprise productrice de X sera menacée et décidera librement de transformer ses pratiques. Une redéfinition du boycott parfois surnommée « vote du porte-­monnaie ».

« Buycott » contre non-participation au marché

Ce modèle simpliste, hérité de l’économie politique et perpétué par les associations de consommateurs, est à la fois sociocentré (seuls les plus riches ont un libre choix entre tous les produits existants, disposant de l’argent ou du temps pour les trouver) et partiel : il ne prend pas en compte la possibilité du retrait de tout un marché, voire du renoncement à l’achat en général (plutôt que l’achat de tel ou tel produit). C’est pourquoi, la plupart du temps, les appels au boycott sont des appels au « buycott » : ne pas acheter X, mais acheter Y à la place. Souvent, Y est plus cher et plus difficile à trouver.

De sorte que ce modèle de boycott-­buycott reste marchand et injuste : il ne s’agit pas de consommer moins, mais de consommer d’autres produits, à plus forte valeur ajoutée, sur un marché qui s’élargit et se hiérarchise par là même. Les publicitaires l’ont bien compris, récupérant les slogans anticonsuméristes pour en faire des slogans publicitaires, hurlant au produit plus sain ou plus vertueux.

À l’inverse, il existe des mouvements sociaux qui organisent la non-participation au marché. Ainsi des freegans, mouvement né aux États-Unis dans les années 1990, qui pratiquent la récupération des biens jetés (nourriture, vêtements, ustensiles…), leur remise en état et leur redistribution gratuite. Si les freegans n’ont pas inventé ces pratiques de récupération-redistribution, ils sont les premiers à les avoir théorisées comme « boycott ultime » : moyen d’éviter toute transaction sur le marché, y compris le « shopping responsable ».

Il s’agit de s’émanciper de son rôle de consommateur, et par suite de salarié ou de locataire, en favorisant tout ce qui est gratuit et en remettant en état ce qui est délaissé. Ramasser, préparer, redistribuer, réparer, squatter, échanger… et contribuer à l’autogestion des communautés économiques que forment les adeptes de ces pratiques.

D’autres mouvements tentent de dépasser l’opposition entre « consommateurs » et « travailleurs ». Lancé en octobre 2021, « l’appel pour un réseau éco-syndicaliste » exprime la volonté de faire converger les syndicats et les associations de défense de l’environnement, notamment dans les secteurs à fort impact environnemental tels que le déchet ou l’énergie. Le boycott est d’autant plus puissant lorsqu’il s’accompagne de la cons­truction d’alternatives autogérées par un collectif qui possède ses propres moyens de production.

Fin novembre 2021, à Saint-Denis (Seine-­Saint-Denis), 500 chauffeurs et chauffeuses VTC, qui travaillaient auparavant pour Uber, ont monté une coopérative leur permettant de travailler sans recourir à la plateforme, critiquée pour son évasion fiscale et sa pratique déshumanisante des relations de travail. La municipalité soutient financièrement le lancement de la coopérative.

« Et moi, et moi, et moi ? »

Quel rôle pour l’individu, dans tout ça ? L’oublier, n’est-ce pas verser dans une inquiétante amoralité ? Un rôle de simple et saine cohérence ? Une personne peut faire le choix de ne pas se comporter d’une façon qu’elle juge problématique, sans pour autant croire que cela suffise à traiter les causes du problème en question. Ainsi, pas mal d’individus s’abstiennent d’agresser sexuellement les personnes qui les attirent et cherchent à obtenir leur consentement pour coucher avec elles : est-ce que ces personnes pensent qu’elles vont, par là, faire disparaître le viol ?

On peut raisonnablement penser que non ; que c’est plutôt parce qu’elles jugent le viol moralement condamnable, craignent une sanction, ou seraient incapables d’une telle violence. Tout changerait si ces personnes agissaient aussi pour la reconnaissance de la parole des victimes d’agression sexuelle, pour le traitement sérieux de leurs plaintes, contre la banalisation des représentations sexualisantes des femmes dans l’espace public... En attendant, demander à ces individus s’ils souffrent de leur abstinence ou les traiter de naïfs, croyant que leur comportement va changer le monde, serait tout aussi absurde que de les féliciter pour leur engagement contre les violences sexuelles. De la même façon, s’exclamer « Si tu crois que ça va changer quelque chose ! » face à quelqu’un qui s’abstient d’acheter une voiture ou de l’eau en bouteille est tout aussi ridicule que de l’élever au rang de « sauveur de la planète ».

Que les choses soient bien claires : je ne compare pas ici deux actes (le viol et l’achat), mais deux discours, pareillement absurdes, consistant à confondre réticence personnelle avec engagement politique, et à établir une forme de continuité naturelle de l’une à l’autre. Cette continuité n’a en réalité rien d’évident. Comportement sain et cohérent, peut-être nécessaire mais certainement pas suffisant, le renoncement individuel doit se socialiser pour avoir un impact économique.

Pour un abstentionnisme économique

La métaphore du « vote du porte-monnaie » a malgré tout un petit intérêt. Comparer (et non identifier) l’achat et le vote est pertinent dans la mesure où le vote est tantôt présenté comme un droit, tantôt comme un devoir. De la même façon, dans une société consumériste, l’achat est tantôt perçu comme une possibilité, tantôt comme une nécessité. Ne pas s’intéresser à telle ou telle technique, ne pas acheter tel ou tel gadget, est perçu comme une déviance dont il faut rendre compte.

« Quoi ! Tu ne t’épiles pas ! Mais pourquoi ? » ; « Quoi, tu n’as pas de smartphone ? Mais comment tu fais ? ». Cela peut arriver à tout moment : à table, vous ne prenez pas de poulet, et voilà que votre voisine vous somme de justifier votre végétarisme. Vous arrivez au travail en jupe, et voilà qu’un collègue engage un débat sur l’acceptabilité sociale du poil, regardant vos jambes et vous incitant à parler de votre corps. Au fil du temps, on vous tiendra responsable de la récurrence de ces débats, alors que vous n’avez, à proprement parler, rien fait – vous vous êtes contenté(e) de ne pas faire.

L’abstention dans ces domaines est perçue comme une déviance, et c’est la personne déviante, celle qui ne consomme pas, qui est sommée de se justifier, et de se justifier du fait que demande de justification il y a. Le droit devient devoir, et le « droit-de-ne-pas » est oublié : il doit se justifier comme « devoir-de-ne-pas ». L’abstention doit se présenter comme abstentionnisme. 

Ce glissement présente un intérêt quand il s’accompagne d’une socialisation et d’une explicitation : lorsque l’abstentionnisme devient un mouvement articulant l’individuel au collectif. Ainsi, dans le domaine électoral, l’abstention peut aussi bien être une position individuelle (ne pas voter pour ne pas prendre part à un jeu qu’on estime truqué ou dénué d’enjeux pertinents, tout en sachant qu’il y a peu de chances pour que cette posture soit entendue et comprise) que donner lieu à des mobilisations (pour le décompte des abstentions et leur prise en compte, par l’élaboration d’un discours public sur ses causes et ses buts politiques...).

De la même façon, des choix individuels négatifs en matière de consommation n’ont de valeur politique que lorsqu’ils sont accompagnés d’actions collectives et publiques à l’encontre des entreprises jugées criminelles, ainsi que d’efforts communautaires pour réorganiser la production, la distribution, l’entretien et la destruction des biens à un niveau local et concret

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