Entretien

Emmanuel Dockès : Imaginer une société qui minimise le pouvoir et la domination

Dans son "Voyage en misarchie, un essai pour tout reconstruire", le juriste Emmanuel Dockès envisage un régime politique qui, par définition, hait (en grec, misos) le pouvoir (arkhè). Écrit politique qui prend la forme d'un roman d'exploration d'une société utopique, le livre, initialement paru en 2017, est publié dans une nouvelle version aux Éditions du Détour. Une promenade originale, souvent drôle, pour repenser tous les fondements d'une société sans État ni capitalisme, où la liberté prime sur le reste sans pour autant garantir le bonheur de chacun. Entretien.

La liberté individuelle est l’un des fondements de la misarchie, ce qui permet par exemple à chacun de s’exprimer sur tout. N’y a-t-il pas un risque de voir des idées dangereuses s’imposer ?

La plupart des utopies qui ont été écrites sont totalitaires : elles peignent un monde dans lequel il n’existe pas de contradiction. Tout le monde est convaincu du système, tout le monde est heureux : c’est une vision totalitaire. En misarchie, tout le monde est en désaccord. C’est dans ce genre de monde que j’aurais envie de vivre, un monde dans lequel il existe plus de diversité, donc plus de choix, donc plus de liberté.

La liberté, la tolérance, la diversité : ce sont des principes avec lesquels on ne peut pas transiger. Je crois qu’il est tout à fait possible d’affirmer nos idées avec fermeté : je m’oppose à une forme de religiosité extrême, que je trouve dangereuse et malsaine. Pour autant, je suis prêt à me battre pour que de telles idées puissent s’exprimer. L’acceptation de la différence n’est pas une entrave à l’expression de ce que je pense.

Toutefois, il est évident qu’il faut définir un seuil à ce qui est acceptable, de sorte à ce que chacun puisse exprimer sa diversité. Je crains toute forme d’absolutisme, qui conduit à la tyrannie : lorsque je raisonne, il y a toujours un “mais”.

Je pense qu’il faut sauver la planète, mais il est possible pour autant d’avoir un téléphone portable [Socialter s'est récemment posé la question, ndlr]. Si l’on veut une société désirable, quelqu’un qui fait des efforts pour protéger la planète mérite d’être récompensé ; mais si on veut exclure le téléphone portable, je crois qu’on se condamne à mettre en place une société despotique puisqu’elle va contre des désirs profonds.

La démocratie offre aussi un certain nombre de libertés. Comment la misarchie envisage-t-elle d’en garantir plus ?

Une société dans laquelle je ne peux pas créer ma boîte est une société despotique. Si j’ai l’idée d’une activité économique, je dois pouvoir la lancer. Ce qu’il faut, c’est maintenir la liberté d’entreprendre mais supprimer le capitalisme, dont le principe de base est que les propriétaires des moyens de production en retirent le profit.

Celui qui crée l’entreprise doit progressivement transmettre la propriété vers les gens qui travaillent dans l’entreprise ; ainsi, toute entreprise tend à l’autogestion, même si ce n’est pas sur ce modèle qu’elle est gérée au départ.  

Comment la misarchie permettrait-elle de lutter contre les abus de pouvoir ?

Je ne me fais pas d’illusion sur la disparition du pouvoir. Dans les sociétés humaines, le pouvoir se recrée très facilement : il suffit de regarder les couples ou les associations militantes. Il y aura toujours du pouvoir. Il s’agit qu’il y en ait le moins possible. Une des grandes tendances de l’être humain est d’abuser du pouvoir qu’on lui accorde ; il faut donc le surveiller, faire de la rotation, et organiser des contre-pouvoirs. C’est tout l’objet de la misarchie : créer des contre-pouvoir, et non pas supprimer le pouvoir, parce qu’à mon avis, cela n’aurait pas de sens.

Est-ce que c’est pour assurer cet équilibre constant qu’il y autant d’échelons différents de pouvoir en misarchie – des communautés diverses, qui sont limitées en taille, mais aussi d’autres organisations plus importantes, et même une forme de pouvoir central ?

La multiplicité des lieux de pouvoir possibles présente l’avantage de la division des pouvoirs, et aussi de ne pas donner trop d’importance aux niveaux supérieurs – lesquels n’en sont pas moins inévitables et indispensables. Il faut faire attention avec les normes générales, qui sont toujours imparfaites. Une norme générale a forcément des inconvénients, mais on a quand même besoin de quelques règles générales : on ne peut pas avoir une règle pour lutter contre le réchauffement climatique qui s’applique à un quartier de Paris et pas à un autre !

Avec un tel système, comment établir un consensus global sur la protection de la planète ?

On pourrait penser que, convaincus par la nécessité de lutter contre le changement climatique, nous serions légitimes à lutter contre ceux qui contribuent au dérèglement climatique en usant de la force. Mais cette position produit un type de société dans lequel je n’ai envie de vivre. Donc, il n’y a rien à faire : c’est épouvantable, c’est le truc le plus inquiétant qui soit, mais je crois qu’il n’y a pas d’autre solution que de faire confiance aux idées démocratiques. Ça ne me rassure pas pleinement : je ne suis pas sans savoir que certains mouvements peuvent être à la fois très populaires, et terriblement nocifs. Faire confiance à la démocratie, c’est aussi générer la possibilité du pire, mais l’alternative serait de prôner une forme de tyrannie... Et la tyrannie, bien plus que la démocratie, contient tous les germes du pire.

La misarchie est également un système qui refuse la rationalité. Un habitant s’en vante, d’ailleurs : “Aucune rationalité, bien évidemment ! [...] et soumis à la rationalité de qui, au juste ?” La misarchie serait un régime qui permettrait que les passions individuelles s’expriment ?

La pensée politique à tendance scientifique, on a déjà donné : c’est le totalitarisme. Les passions sont diverses et profondément contradictoires. Je suis convaincu que la construction d’un système normatif désirable est un bricolage approximatif. Que la construction d’un système juridique parfait est un adversaire. D’ailleurs, la misarchie telle que je l’ai pensée est construite comme imparfaite à tous les niveaux.


Il existe quelque chose qui est peu présent dans la misarchie, mais qui est très présent dans notre société : les groupes d’intérêt et les lobbies.

Il y a une solution facile pour lutter contre cela : réduire les inégalités. Si vous réduisez les inégalités, vous réduisez la force de chacun des groupes d’influences. Le gros problème avec le lobbying actuellement, c’est la disproportion délirante des forces -- et notamment des forces financières. Certes, Greenpeace est présent à Bruxelles, mais il ne fait pas le poids face aux lobbies industriels. Si les puissances de feu étaient équilibrées, il y aurait des bagarres d’influence qui ne seraient finalement rien d’autre qu’un débat démocratique.

Il existe en misarchie un tarif de base, qui rend beaucoup de choses accessibles à tous contre une participation symbolique. Paul Ariès, partisan de la gratuité, défend l’idée que ne rien payer donne un sentiment de responsabilité par rapport à l’utilisation et responsabilise. Pourquoi vendre à très bas prix plutôt qu’offrir ?

Nous avons aujourd’hui une connaissance assez fine de l’être humain grâce aux sciences sociales. Or, la psychologie a permis d’identifier une caractéristique importante : notre propension à produire de l’ordre. C’est elle qui nous a menés à construire la religion, les sciences, mais c’est aussi ce qui fait que, lorsque vous subissez un deuil, vous vous sentez coupable. L’idée qu’une victime puisse ne pas être coupable est une idée chaotique : dans un monde ordonné, une victime doit l’avoir bien mérité. En sens inverse, celui qui a beaucoup, c’est aussi qu’il l’a mérité.

Si vous distribuez un revenu universel, la personne le reçoit sans cause. On va alors inventer une cause : c’est parce que vous êtes incapable de gagner votre vie vous-même. Dès lors, on va vous humilier à cause de ce que vous recevez. En revanche, si vous donnez une causalité à l’être humain, tout est mieux accepté. Le métro est un bon exemple de cela : on paie en fait la moitié du prix du billet, et les gens trouvent que c’est cher, que le service est mal rendu, que c’est pas à l’heure. Ils ont une mentalité de client vis-à-vis d’un service qui leur est dû puisqu’ils l’ont payé. Et c’est très bien : ce n’est pas une mentalité d’assisté courbé, tendant la main dans une forme de soumission. Cette position exigeante, c’est une position de dignité qu’il faut préserver.

C’est cette même tendance, qui nous pousse à imaginer de l’ordre partout, que l’on peut utiliser pour faire de l’aide sociale : si quelque chose est payé, c’est que l’on mérite de le recevoir. Et ce type d’aide sociale discrète est moins créatrice d’inégalité que l’aide sociale qui s’apparente à de la charité.

Le livre décrit la transition vers la misarchie par un biais démocratique ; pourtant, il témoigne d’une volonté de changer intégralement le système. Est-ce qu’on peut imaginer un candidat à l’élection présidentielle de 2022 qui proposerait un bouleversement radical de la société ?

Je ne crois absolument pas à la possibilité de changer le monde au travers d’une élection, et je ne crois pas non plus à la possibilité de changer le monde sans le recours à l’élection. Les deux sont en réalité nécessaires. Ne pas passer par l’élection, c’est avoir recours à un coup d’état violent. Cela suppose des milices suffisamment puissantes pour vaincre les CRS, lesquelles milices vont ensuite prendre le pouvoir et construire une société dont on ne veut pas. Pour autant, une élection ne suffit pas. Présenter aujourd’hui un programme misarchiste dans une élection n’aurait certainement pas de sens. Il faut avant cela une société qui est d’ores et déjà au point de bascule, ce qui n’est malheureusement pas encore le cas. Si on voulait pour l’instant faire progresser la misarchie, il faudrait agir dans l'accroissement des très nombreuses expériences de sociétés alternatives, qui sont des embryons de société futures. Mais je pense qu’il est important de réfléchir dès à présent au système que l’on désire, faute de quoi on ne peut pas penser un futur meilleur.

Emmanuel Dockès, Voyage en Misarchie, essai pour tout reconstruire, Éditions du Détour, 512 pages, 13,90€.

 

 

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