Tribune

Philippe Bihouix : contre l'ouverture de mines de terres rares en France

Philippe Bihouix est ingénieur centralien, spécialiste des ressources non renouvelables et auteur de l'ouvrage très remarqué "L'Âge des low tech" (Le Seuil, 2014), une passionnante analyse des impasses de la high tech. Socialter lui ouvre ses colonnes pour un plaidoyer en faveur d'une transition énergétique frugale.

Nous pensions entrer dans une ère heureuse de dématérialisation, une économie post-industrielle de services plus respectueux de la planète, voire "neutres en carbone". Il n’en est rien : bilan fait des flux planétaires toujours plus complexes, de productions intermédiaires et de produits finis, nos sociétés n’ont jamais été aussi matérielles – elles sont même devenues "hyper-industrielles". Nous découvrons avec un certain effarement que l’industrie numérique consomme des quantités de métaux rares et polluants à extraire, que les énergies renouvelables et la croissance verte ajoutent à l’"extractivisme" des énergies fossiles un "extractivisme" métallique qui n’a rien à lui envier.

Pour alimenter la chaudière de la croissance, il nous faut donc creuser. Toujours plus profond pour toujours plus de tonnes, avec des moyens toujours plus puissants, dans des lieux toujours plus reculés… Certes, cela fait longtemps que nous creusons, mais le changement d’échelle des dernières décennies laisse rêveur. En vingt-cinq ans, nous avons triplé ou presque le tonnage extrait de fer, d’aluminium et de nickel, plus que doublé celui de cuivre, de zinc et de plomb... Les métaux des nouvelles technologies ont connu des croissances encore plus rapides. Même de loin, les dégâts environnementaux ou sociaux finissent par se voir : terres rares en Chine, cobalt et tantale en République démocratique du Congo, lithium du triangle Chili - Bolivie - Argentine, étain en Malaisie et Indonésie… Sans compter que nous faisons un gâchis immense des ressources une fois extraites. Incorporés dans des produits à très faible durée de vie, de nombreux métaux des nouvelles technologies (terres rares, gallium, germanium, indium, tantale…) sont recyclés à moins de 1 % !

Un article à retrouver dans le numéro 27 de Socialter, disponible en kiosque et sur notre boutique.

 

 
 

Des mines « made in France » ?

 

Face à cette accélération, faut-il favoriser la relance minière en France ? Les arguments ne manquent pas : économiques bien sûr, mais aussi géopolitiques – pour réduire notre dépendance à une Chine devenue fournisseuse presque exclusive de nombreux métaux – et environnementaux. Des exploitations minières "made in France" seraient plus propres qu’en Chine, mais surtout nous les aurions sous les yeux et nous serions bien obligés d’assumer les conséquences environnementales de notre prétendue croissance verte, ce qui nous amènerait à réfléchir et à agir pour réduire notre gabegie métallique.

Je ne partage pas ce point de vue. Il me semble d’abord que l’argument géopolitique doit être manié avec précaution pour trois raisons. Premièrement, c’est qu’il peut être repris à bon compte pour soutenir des projets miniers qui ne font aucun sens, comme le projet "Montagne d’or" dans la forêt guyanaise. Il suffit de savoir qu’à peine 10 % de l’or extrait mondialement est utilisé dans l’industrie (électronique essentiellement) et qu’il y a plus d’or en stock dans les banques centrales et chez les particuliers que de réserves dans le sous-sol de la planète pour comprendre que ce type de projet ne sert qu’à faire tourner une "cage à hamster économique" aussi destructrice qu’inutile.

Deuxièmement, le sous-sol français est loin de contenir tous les métaux rares que requièrent nos si précieux smartphones. Le platine et le palladium, par exemple, continueront à venir d’Afrique du Sud et de Russie pour longtemps. Troisièmement, si la Chine est pourvoyeuse en chef de métaux rares, elle est aussi l’usine du monde. En quoi le fait de diversifier les sources d’approvisionnement minier réduirait-il notre dépendance si les composants électroniques et les produits finis sont toujours fabriqués là-bas ? C’est toute l’industrie chimique, métallurgique, optique ou encore électronique qu’il faudrait rapatrier ! Une autre paire de manches…

Reste l’argument environnemental, a priori tout à fait acceptable. Certes, malgré la novlangue, une mine n’est jamais "durable" et son impact, jamais neutre. Mais il est vrai qu’on peut réduire partiellement les conséquences environnementales, choisir une extraction moins perturbante pour les milieux naturels (souterraine plutôt qu’à ciel ouvert, par exemple), gérer au mieux les stériles, minimiser la pollution des eaux, éviter l’emploi de tel ou tel produit chimique… Est-ce que massacrer de nouveaux sites, plus près des consommateurs que nous sommes, permettrait une prise de conscience ? C’est plus discutable.
 

 

 

Payer au juste prix

 

Cette relance minière serait-elle la manière la plus efficace d’induire un changement dans nos comportements, de réduire notre consommation, de favoriser le recyclage et une économie plus circulaire ? Probablement pas. Il y a de nombreux facteurs limitant le recyclage. Ils peuvent être techniques, sociaux, logistiques, mais ils sont aussi économiques. Plus le prix des métaux est élevé, plus des méthodes de collecte et de traitement peuvent se mettre en place, et plus de la main-d’œuvre peut être "injectée" dans le démontage et le tri en amont, permettant des processus de métallurgie plus efficaces. Pour améliorer le taux de recyclage, il faut renchérir le prix des ressources primaires.

Or les métaux sont soumis à la loi de l’offre et de la demande, même s’il y a, bien sûr, une couche financière et spéculative – voire politique dans le cas de la Chine – dans la formation des prix. Toute ouverture de mine, ici ou ailleurs, "propre" ou non, augmentera l’offre, pèsera sur les prix à la baisse, et nous éloignera donc des possibilités de recycler plus et mieux. Pour recycler, il faut se contraindre, fermer des mines, éviter d’en ouvrir de nouvelles.

Sommes-nous prêts à payer plus pour les ressources rares et mal recyclées de nos téléphones et ordinateurs ? Sans doute, car un smartphone contient moins de 2 euros de métaux rares. On pourrait payer nos ressources dix fois plus cher sans trop de difficultés ! Évidemment, l’impact serait plus fort pour des produits plus lourds. Mais des objets plus chers favoriseraient aussi la durabilité, la "réparabilité", la modularité, l’économie de la fonctionnalité, voire le passage de la voiture au vélo !

 

Vers une frugalité métallique

 

Au-delà des contraintes géopolitiques et industrielles, le choix est affreusement binaire. Nous pouvons continuer à piocher, à un rythme proprement effarant, mais ce ne sera qu’une course contre la montre et nous finirons par être rattrapés par l’épuisement des ressources, la dégradation de la teneur métallique des minerais ou le besoin énergétique engendré par leur exploitation. Ou nous pouvons nous orienter au plus vite vers une frugalité métallique, une réduction drastique de la quantité extraite chaque année.

Une baisse de 50 à 65 % ne nous ramènerait qu’au rythme d’extraction des années 1990, pas franchement "écologiques". Cela donne une idée de l’ampleur de la tâche qui nous attend, alors que la population a augmenté entre temps. Sans compter qu’exploiter "modérément" n’a techniquement rien d’évident : avec la profondeur croissante, la moindre accessibilité ou la baisse de la richesse des minerais, les mines du futur exigent des capitaux et engendrent des coûts opérationnels toujours plus grands… réclamant une exploitation massive et rapide.

Comment faire tendre le niveau d’extraction vers zéro ? En commençant, d’une part, par éviter la gigantesque accélération en cours : celle d’un numérique exacerbé et omniprésent, associant objets connectés, robots, véhicules autonomes de toutes sortes, drones, centres de données pour les logiciels d’intelligence artificielle et le stockage du big data ; et celle d’une croissance irrationnelle d’énergies renouvelables ou de voitures électriques, pensée sans la sobriété indispensable qui devrait y être d’abord associée.

En repensant profondément l’innovation, d’autre part, en l’orientant vers l’économie de ressources et le recyclage, en questionnant nos besoins chaque fois que possible, en poussant la logique de l’éco-conception bien plus loin qu’aujourd’hui. Les pistes d’une innovation durable, à base de technologies sobres, agiles et résilientes, mais aussi d’évolutions organisationnelles, sociétales, commerciales, culturelles, systémiques sont nombreuses : modèles agricoles alternatifs, "éco-industries locales", conception d’objets "low tech", recycleries et ressourceries, ateliers de réparation collaboratifs, initiatives zéro déchet, circuits courts….

Ernst Friedrich Schumacher écrivait dans Small is beautiful (Le Seuil, 1979 pour la version française) que "rien ne peut avoir de signification économique, à moins que sa poursuite à longue échéance ne puisse se concevoir sans sombrer dans l’absurde". De ce point de vue, viser la frugalité métallique me semble une orientation plus sage que redoubler de coups de pioche pour alimenter notre croissance "verte", avant d’aspirer le fond des océans ou de lorgner sur de trop lointains astéroïdes.

 

Crédit photo : Erwan Floc'h
Un article à retrouver dans le numéro 28 de Socialter, disponible en kiosque et sur notre boutique

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