Tribune

Arrêtons avec la société inclusive : parlons de non-exclusion

Marché d'esclaves avec apparition du buste invisible de Voltaire -
Marché d'esclaves avec apparition du buste invisible de Voltaire - Dalí

À l'occasion des soixante-dix ans de la Déclaration des Droits de l'Homme, le philosophe Paul-Loup Weil-Dubuc interroge la notion d'"inclusion" : un principe de société que nous considérons a priori comme une vertu sans nous attacher à en étudier les angles problématiques. Plutôt qu'une société inclusive, c'est une société non-exclusive que défend le philosophe. Tribune.

Le concept d’« inclusion » est entré de plain-pied dans le champ politique et est devenu ces dernières années le vecteur privilégié de la défense et de la protection des droits. Alors que l’on célèbre les 70 ans de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, il importe d’en comprendre le sens et d’en mesurer les effets.

L’inclusion n’est pas l’intégration. Plus qu’à faire communauté, plus qu’à construire une identité commune, l’inclusion vise d’abord à rendre la société plus juste, plus équitable. Un rapport des Nations Unies la définit ainsi en 2009 : « L’inclusion sociale est un processus qui vise à assurer des opportunités égales pour chacun, quelles que soient ses origines, de sorte qu’il puisse réaliser ses pleines potentialités dans la vie ». 

Des politiques inclusives pour une société d'individualités


On reconnaîtra ici la grammaire libérale de l’égalité des chances. Il s’agit d’abattre les barrières institutionnelles, spatiales ou mentales pour que chaque individu, quelles que soient ses appartenances (ethniques, religieuses, philosophiques, etc.), son genre, ses capacités physiques, puisse réaliser son projet de vie. De ce principe se déduisent aisément les politiques inclusives : éviter les discriminations, prévenir la stigmatisation, mieux former les acteurs confrontés à la variété des publics (enseignants, personnels de santé, etc.), etc. 

Le discours de l’inclusion fait résonner l’idéal d’une société d’individualités au sens où le philosophe John Stuart Mill entendait ce terme dans De la liberté : les individus, en perpétuelle transformation, s’enrichissent de la diversité au sein de la société. Cet idéal est susceptible de nourrir, sous la bannière de l’inclusion, des politiques ambitieuses de transformation sociale.



"Visage bleu" par Ernest Katantazi Mukasa


À quoi bon alors critiquer cette pensée inclusive ? N’est-il pas bon d’inclure ? Qu’y a-t-il à redire à cela ? Nous voulons attirer l’attention sur les angles morts de cette pensée, des angles morts problématiques, voire dangereux.

L’inclusion comme état d’esprit


Pour les percevoir il faut toutefois aller au-delà d’une définition statique et principielle de l’inclusion. La notion d’inclusion n’est pas tombée du ciel. Son entrée sur la scène politique est précédée par celle de son contraire, l’exclusion. En 1974, René Lenoir publie Les exclus. L’exclu est alors celui qui, « en raison  d’une infirmité physique ou mentale, de son comportement psychologique ou de son absence de formation, est incapable de pourvoir à ses besoins, ou exige des soins constants, ou représente un danger pour autrui, ou se trouve ségrégué, soit de son propre fait soit de celui de la collectivité ».

Dès lors la catégorie d’exclusion s’élargit, s’étendant à la « pauvreté », par la compréhension que le père Joseph Wresinski en propose dans les années 1980. À la fin des années 1990, l’inclusion émerge dans le champ politique, ce qui participe d’un nouvel élargissement de l’exclusion à toutes les formes de discrimination (génériques, ethniques, linguistiques, etc.). Plutôt qu’une politique déterminée de lutte contre l’exclusion, l’inclusion finit par désigner l’état d’esprit d’une société que doivent s’approprier ses différents acteurs. Inclusif devient une vertu, celle de sociétés, d’entreprises, d’écoles, d’individus.

Au fil des décennies, la frontière inclus/exclu tend ainsi à se déplacer ; elle ne tend plus à séparer, au sein de la structure sociale, des inclus et des exclus mais passe désormais par l’individu lui-même. À la limite, nous serions tous inclus et exclus tout à la fois, plus ou moins exclus à certains moments de nos vies, plus ou moins inclus à d’autres.

L’altérité pure effacée 


Il n’y a d’ailleurs pas lieu de s’étonner de cette évolution inscrite dans le concept même d’inclusion : en présupposant que nous pouvons, et plus encore devons, tous entrer dans le même cadre juridique et social, ce concept d’inclusion présuppose dans le même temps une commensurabilité des individus. Il nous enjoint de penser les différences interindividuelles comme des variations ou encore des altérations. Il interdit en ce sens de penser des altérités radicales irréductibles. 

On se demandera alors ce qu’il advient, dans une société inclusive, de ceux qu’il faut bien penser malgré tout comme des « exclus» ; autrement dit de ceux pour qui, en raison de leurs fonctionnements propres, aucun dispositif, aucune aide, aucun soutien ne pourrait « inclure », intégrer dans un cadre de vie commun. C’est précisément ce qu’expriment, dans le champ spécifique du polyhandicap, les réticences d’une association (Groupe Polyhandicap France) face au projet d’une société inclusive : « Un certains nombre de handicaps complexes et de handicaps de grande dépendance nécessitent un accompagnement (…) soutenu, permanent. Aucune suppression de ces "barrières" ne supprimera les conséquences de ces handicaps. Et notamment du polyhandicap. »

A vouloir ainsi inclure, les « déjà-inclus » risquent d’oublier qu’ils ne comprennent pas tout des « exclus ». Ils risquent d’oublier que ces derniers ne voudront pas – ou ne pourront pas – forcément vivre une vie similaire à la leur. Les membres de l’association des « Entendeurs de voix » revendiquent ainsi une façon propre d’être-au-monde, se décrivent comme des « personnes qui entendent des voix, qui ont des repères invisibles et inaudibles pour les autres ».

Le projet inclusif ne risque-t-il pas de mettre en échec ceux qui combattent pour la reconnaissance de leurs différences, ou de faire porter aux « récalcitrants » la responsabilité de leur exclusion ? Et l’on voit alors comment, curieusement, l’inclusion risque de produire de l’exclusion, en établissant une hiérarchie implicite entre les individus selon leur degré d’inclusion. 

Définir un terrain de coexistence


Plus fondamentalement, le concept même d’inclusion postule une inégalité entre l’incluant et le potentiel inclus. C’est un paradoxe : n’écrivions-nous pas plus haut que l’appel à l’inclusion se fait au nom de l’égalité des chances ? Le paradoxe se dissipe pourtant lorsqu’on identifie, au cœur de cette logique de l’inclusion, une posture d’ « hospitalité » et d’accueil à l’égard de ceux qu’inévitablement l’on considère comme étrangers. 

En ce sens nous pourrions dire que, quand bien même nous évoluons vers une prise en charge hors-les-murs, quand bien même le tournant ambulatoire est déjà consommé, la logique inclusive maintient un schéma hospitalier. Inclure, ce n’est pas accepter l’autre dans sa pure différence sans autre forme de procès, c’est définir – au sens de délimiter – un terrain de coexistence. 

Ce geste peut certes exiger des « incluants » qu’ils s’adaptent, éventuellement transforment leurs façons de vivre et d’être. Toutefois cette négociation, ils en définissent les termes, là est le point essentiel. L’hôte demeure maître du choix des critères d’inclusion ; il peut décider d’inclure ou de ne pas inclure selon des règles qu’il a établies et dont il apprécie la bonne application.

Ainsi tous ceux qui aujourd’hui, au nom de la société inclusive, se voient confier la responsabilité d’inclure davantage – les institutions, les enseignants, les professionnels du soin, de l’accompagnement, les entreprises, etc. –  acquièrent dans le même temps un pouvoir, celui d’assigner, de délimiter un cadre. Est-il besoin de préciser qu’en latin inclusio signifie « enfermement » ? Que ce terme soit utilisé pour chanter les louanges d’une société ouverte et tolérante laisse songeur. 

La non-exclusion plutôt que l’inclusion


Finalement, une société égalitaire supposerait que chacun participe à la définition des critères d’inclusion. Mais a-t-on encore besoin alors de ce concept d’inclusion qui suppose nécessairement un dedans et un dehors, un cadre et un hors-cadre ?

Plutôt qu’une société inclusive, il nous semble ainsi important de défendre une société non-exclusive. L’objectif diffère radicalement et rejoint le travail de Michel Foucault sur la folie : avant de chercher à établir un cadre de vie commun, il s’agira de porter attention aux mécanismes de l’exclusion, aussi bien psychiques que sociaux.

Renverser ainsi le regard depuis l’exclu vers l’excluant, comprendre en quoi des comportements inhabituels peuvent perturber à ce point nos fonctionnements que nous ayons besoin de les exclure ou de les corriger. C’est donc d’introspection dont nous aurions besoin, davantage que de tolérance ou d’acceptation.


Paul-Loup Weil-Dubuc est responsable de la recherche à l’Espace éthique Ile-de-France. Docteur en philosophie, il s’intéresse aux questions de justice et d’inégalités dans les champs de la santé et du handicap.

Photo de couverture : Salvador Dali, "Marché aux esclaves avec apprition du buste invisible de Voltaire"

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