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Transition écolo : les étudiants des grandes écoles veulent secouer le CAC40

Les étudiants font de plus en plus souvent état de la dissonance qui existe entre leurs convictions et les opportunités qui s'offrent à eux sur le marché du travail. Cette génération s'interroge sur les façons dont elle pourrait trouver sa voie, sans se trahir.

Il y a un mois, lors de la remise des diplômes de la prestigieuse école d’ingénieurs Centrale Nantes, Clément Choisne, jeune diplômé, faisait part de son désarroi : “Alors que la situation climatique et les inégalités ne cessent de s’aggraver, que le GIEC pleure, et que les êtres se meurent, je suis perdu, incapable de me reconnaître dans la promesse d’une vie de cadre supérieur, en rouage essentiel d’un système capitaliste de surconsommation.


Discours de Clément Choisne - Remise des diplômes 2018 Centrale Nantes 

Plus incisif encore, le jeune centralien interpellait directement le directeur de l’école : “Alors quand dans mon école le budget du bureau du développement durable se voit amputé, [...] quand sobriété et décroissance sont des termes qui peinent à s’immiscer dans les programmes centraliens, mais que de grands groupes industriels à fort impact carbone sont partenaires de mon école, je m’interroge sur le monde et le système que nous soutenons.” Ce discours, très remarqué et relayé sur les réseaux,  se fait l’écho d’un mal-être croissant qui ne se limite pas aux écoles d’ingénieurs.

Désarroi des étudiants engagés


Ces étudiants diplômés des grandes écoles ne sont certes pas les plus à plaindre. La
26e enquête sur l’insertion professionnelle des diplômés des grandes écoles réalisée par la Conférence des Grandes Écoles (CGE) a montré que 9 étudiants sur 10 trouvaient un emploi dans les 6 mois qui suivaient leur sortie d’école, avec un revenu annuel brut moyen de 34 122€ (contre 29 400€ en moyenne pour les diplômés niveau Bac+5 et seulement 19 000 pour les étudiants en sciences humaines, d’après une étude menée par l’Apec en 2014).

Pour ces élites diplômées, les portes des grands groupes industriels, de la haute fonction publique ou des cabinets de conseil sont grandes ouvertes et fort attractives. Mais le montant du salaire et la situation ne suffisent plus toujours, et nombreux sont ceux qui entendent bien concilier leur vie professionnelle avec leur désir de changement et d’engagement.

Un désir de changement partagé


Quelques mois avant le discours de Clément Choisne, un “
Manifeste étudiant pour un réveil écologique” avait été publié, initié par des étudiants issus d’établissements d’enseignement supérieur et en particulier des grandes écoles telles que HEC, les Mines, Polytechnique, AgroParisTech, Sciences Po ou encore l’ENS. Les signataires (quelque 26 000 étudiants) se disent “prêts à questionner [leur] zone de confort pour que la société change profondément.

Dans une tribune publiée le 25 janvier, les initiateurs du mouvement précisent que le manifeste “a été signé par 20 % des étudiants de Polytechnique, plus de 300 étudiants d'HEC, 11 % des étudiants de l'Essec, 16 % des étudiants des écoles centrales, 36 % des étudiants d'AgroParisTech, près de 300 étudiants de l'université Paris-Dauphine…

Et la tendance à vouloir intégrer les enjeux d’une transition écologique comme une nécessité est réelle. Dans une étude publiée en 2017, le Réseau français des étudiants pour le développement durable, le REFEDD, montrait que 55% des étudiants estimaient que leur établissement ne prenait pas en compte cette problématique dans leurs formations, 64% voulaient que les établissements les accompagnent dans leurs projets de développement durable et 81% souhaitaient que leur futur métier intègre les enjeux du développement durable.

Au-delà des déclarations d’intention, quels sont les leviers possibles pour ces étudiants engagés à la sortie de leurs études ? Si certains prennent l’initiative d’envoyer balader leurs diplômes pour rejoindre les rangs des “néo-artisans” ou des “néo-paysans”, d’autres essayent de trouver d’autres voies davantage liées à leur parcours scolaire sans trahir leurs convictions. Mais quelles sont les alternatives ?

Les étudiants veulent (r)éveiller leurs aînés


Marie Gillet, une étudiante à AgroParisTech qui fait partie des initiateurs du Manifeste et que nous avons contactée, explique : “
la première ambition du Manifeste était de mobiliser largement les étudiants, au-delà du cercle des plus convaincus, en touchant aussi ceux, majoritaires, qui sont quelque part conscients des problèmes mais sans être sûrs de vouloir s'engager. [...] Mais la seconde étape est évidemment d’influencer les entreprises elles-mêmes en s’appuyant sur le fait que les étudiants ont un poids politique et économique réels et une capacité de mobilisation importante.



Patrick Drahi, ancien polytechnicien et grand mécène de l'X (Fondation École Polytechnique)

Les étudiants ayant diffusé le Manifeste espèrent également faire réagir les associations d’anciens élèves de leurs écoles. “Nous demandons que ceux qui nous ont précédés sur les bancs de l'école agissent enfin en conformité avec leurs paroles”, assènent-ils dans leur tribune. Les anciens élèves, qui financent en partie les écoles face au recul des dotations de l’État, font aussi partie des principaux recruteurs de leurs cadets fraîchement diplômés. En jouant sur la corde de l’attachement à leur ancienne école, les étudiants attendent de leurs aînés une prise de conscience qui pourrait changer non seulement le fonctionnement des grandes entreprises, mais aussi des grandes écoles qui leur sont de plus en plus liées.

Preuve en est que de nombreuses personnalités à hautes responsabilités dans des entreprises, notamment du CAC40, alertées par le succès de cette campagne, ont accepté de rencontrer les étudiants à l’origine du Manifeste. “Et les rencontres se multiplient, avec parfois comme intermédiaires des associations de dirigeants, des syndicats, ou encore des médias. Notre initiative a donné du grain à moudre à pas mal d’acteurs”, se félicite Marie.

L’ESS en vogue


Plutôt que d’attendre un changement de la part des grands groupes, de plus en plus d’étudiants déclarent vouloir se tourner vers d’autres acteurs qui correspondent mieux à leurs convictions. Le secteur de l’Économie sociale et solidaire (ESS) commence en effet à attirer les diplômés de grandes écoles. Un sondage réalisé en janvier 2018 (
Etude Ipsos réalisée pour le Boston Consulting Group et la Conférence des grandes écoles auprès de 3 241 étudiants) révèle qu’un diplômé de grande école sur deux souhaite travailler dans l’ESS et près de 25 % d’entre eux envisageraient même de créer leur propre entreprise dans ce secteur.


 
Le documentaire "Ingénieur pour demain !" réalisée par des étudiants de l'INSA Lyon explore les voies alternatives pour les étudiants ingénieurs

Mais malgré cette dynamique confirmée par certains observateurs, des freins persistent. Le sondage montre ainsi que 23% des sondés disent mal connaître le milieu et 15% trouvent le niveau de salaire rebutant. L’étude souligne  que ce déficit de notoriété est “sans doute” dû au fait que “ses spécificités et ses valeurs ne sont pas assez enseignées dans les universités et les grandes écoles !

Les associations étudiantes s’organisent


Pour tenter de pallier le manque de visibilité des voies alternatives en faveur d’une transition écologique dans leurs écoles, des associations étudiantes s’organisent pour mettre en avant ces initiatives. Marie Gillet précise que des alternatives aux forums traditionnels (où seuls les grands groupes sont en mesure de payer la somme nécessaire pour tenir un stand) sont expérimentées.

Par exemple, l’association NOISE organise le forum “Génération Changement” qui met en avant “des entreprises et associations engagées ayant à cœur de participer à leur échelle aux grands défis du monde de demain : préserver notre planète, imaginer de nouveaux modes de travail, créer une société et un monde du travail plus inclusifs…

Il n’empêche que ces forums ont tendance à n’attirer que la population estudiantine déjà très engagée et mobilisée. L’étudiante en agronomie le déplore mais reste confiante : “Malheureusement, la visibilité des alternatives aux secteurs traditionnels reste marginale, alors que ces alternatives devraient être la norme. Tout l’enjeu réside maintenant dans l’inversion du rapport de force.

Et, certainement, à résoudre la tension entre la volonté de changer les choses à l’intérieur l’école et de l’entreprise, et le désir de s’orienter vers des alternatives moins visibles et rémunérées pour faire contrepoids aux grands groupes. Ceux-ci, en attendant, sont prévenus : s’ils ne changent pas, ils prennent le risque d’un grand exode.

 

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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