Tribune

Rien ne motive le confinement de la nature : pour une réouverture des espaces verts en ville

© George Bakos

Partout en France, l'accès aux espaces verts est restreint depuis la mise en place des mesures de confinement par le gouvernement. Une interdiction qui devrait perdurer pendant la phase de déconfinement, au moins pour les départements classés rouges. Mais est-ce bien justifié ? Selon Hubert Guillaud, la fermeture des jardins est une décision morale potentiellement contre-productive.

  Le confinement des parcs, squares, jardins, espaces verts et naturels a assez duré ! Voilà déjà plus de 40 jours que la plupart des citoyens en sont privés et leur déconfinement n'est pas en vue avant début juin a annoncé le premier ministre. Or aucune raison épidémiologique ou médicale ne justifie leur fermeture. La seule justification de cette fermeture est morale : ce qui la rend d'autant plus insupportable et infantilisante. Il est temps de rendre aux citoyens l'accès à la nature, sous toutes ses formes… et même de l'élargir pour augmenter la surface disponible à la connexion sociale à l'heure où la distanciation physique est de mise. 

Dans les villes les plus grandes, les plus denses, dans les quartiers les plus pauvres, l'accès aux espaces verts est depuis longtemps limité, notamment dans nombre de villes françaises où l'espace "naturel" est traditionnellement insuffisant (en région parisienne, dans les zones les plus peuplées, on estime que les espaces boisés et naturels représentent 1m2 par habitant, un chiffre moyen en constante diminution, cf. l'étude "La nature en ville", Institut d'aménagement et d'urbanisme, 2014 (.pdf)). La "nature" (même si ces espaces pour beaucoup "artificiels" en relèvent bien peu) demeure souvent peu accessible au citadin, parce qu'elle est rarement disponible, c'est-à-dire à proximité (disons à un quart d'heure à pied ou à vélo, pour faire référence à la ville du quart d'heure chère à l'urbaniste Carlos Moreno). Au final, la nature est la grande absente de la ville : un constat dont les urbains se plaignent régulièrement. Et voilà pourtant plus de 40 jours qu'ils en sont encore plus privés que d'habitude, du fait que leurs déplacements soient très limités et que l'accès aux parcs et jardins soit fermé. Depuis 40 jours, l'accès à la nature semble relever d'une inégalité encore plus flagrante qu'avant le confinement : puisque seuls les plus aisés des urbains, ceux qui disposent d'un balcon, d'une terrasse, d'un jardinet…, ont encore accès à un peu d'air frais, de soleil, à des plantes, à de la verdure, voire à une perspective ou à un horizon.  


La fermeture de la nature : une décision morale !

L'une des décisions la moins motivée du confinement, depuis le 16 mars, est celle de fermer les parcs, squares et jardins ainsi que l'accès aux espaces naturels : plages, forêts et parcs naturels notamment. Plus qu'une idée des autorités sanitaires ou de l'exécutif, cette décision a d'abord été portée par le zèle et le caporalisme des maires et préfets, mais a vite été relayée et renforcée par les autorités nationales. Le premier ministre a d'ailleurs annoncé que ces accès ne seront pas également déconfinés le 11 mai ! L'accès aux parcs ne sera pas autorisé dans les zones où le virus circule activement : même si cette cartographie s'annonce départementale, les premières projections montrent qu'elle risque de continuer à peser sur les zones les plus densément peuplées qui ont tendance à être les plus touchées : principalement les zones urbaines. Il nous faudra attendre au moins début juin selon l'évolution de l'épidémie, pour envisager l'ouverture des espaces naturels, parcs et jardins… a assuré le Premier ministre. 


©Ignacio Brosa.

Reste à comprendre ce qui motive cette fermeture. A l'origine, elle a été décidée sans aucune motivation autre que la condamnation morale et l'infantilisation de la population ! Elle s'est imposée en réaction après le week-end des élections, où malgré les invitations à rester chez soi et la fermeture des écoles, trop de citadins semblaient avoir profité du soleil pour se prélasser sur l'herbe ou sur le sable. Cette promiscuité (dans des villes et des espaces publics souvent surpeuplés du fait même de la densité urbaine) tenait surtout d'un effet de zoom, ne regardant pas le respect des distances physiques, mais la masse cumulée d'individus. Le confinement de la nature a été un moyen d'imposer plus fortement les mesures barrières sur nos libertés, comme pour bien nous les faire entrer dans la tête. C'est fait. La sévérité du confinement nous a marquésF. La peur a été assimilée. Trop, diront certains. A l'heure du déconfinement, du redémarrage pour éviter "l'écroulement", il est peut-être tant de s'interroger sur les justifications de ces fermetures.  


La nature prédispose-t-elle plus au regroupement que les transports, écoles, commerces et entreprises ? 

En fait, aucune raison épidémiologique, médicale ou psychologique ne justifie la fermeture des "espaces verts". En tout cas, aucune n'a été produite. La seule raison qui justifie leur fermeture est la crainte de voir les gens s'y précipiter pour réaliser leur promenade, s'aérer d'un confinement que la population a pris, depuis l'origine, avec beaucoup de sérieux. La crainte de voir des gens se prélasser, prendre un peu de temps, souffler - puisque la sortie pour activité physique ou promenade est finalement la seule concession de l'attestation de déplacement dérogatoire à tout motif nécessaire ou impérieux - semble plus attentatoire à la morale qu'au risque effectif. La crainte qui justifie la fermeture de la nature n'est bien sûr pas que la nature porterait un risque en soi particulier, mais le fait qu'elle prédisposerait au regroupement. Reste à savoir en quoi la nature prédisposerait à un regroupement qui serait plus à risque que les regroupements des transports, écoles, commerces et entreprises ? 

Il est juste que les espaces naturels sont multifonctionnels : lieu de promenade, de détente, ils sont aussi des terrains de jeux, des endroits de rencontre, où l'on pique-nique et festoie. Ils sont un lieu d'échanges, de discussions et de rencontres… Mais c'est également le cas de tous les autres milieux de vie (commerce, école, transport, travail…), avec la différence que les espaces naturels ne sont pas comme nos autres milieux de vie : fermés - attribut qui est bien plus favorable à la circulation des virus ! Reste qu'il est juste de souligner que l'accès à la nature n'est pas relié directement à une activité autre que le loisir. Et en ces temps de confinement prendre du loisir ressemble trop souvent pour ceux qui nous jugent à prendre du bon temps. Or, pour bien des ménages modestes, il est, faut-il le rappeler, l'un des rares loisirs qui leur soint accessibles. Pourquoi supposer que les efforts que les citoyens ont faits jusqu'à présent, ils ne pourraient pas les faire dans la nature ? Alors que les mesures de distanciation sociale ont été très intégrées et peuvent être recommandées dans les espaces naturels, rien ne justifie plus longtemps le confinement de la nature. 


Les bénéfices de l'accès à la nature nous sont indispensables

Les travaux en neurosciences et psychologie sont pourtant clairs sur l'apport de la nature. Les stimulis de la ville épuisent notre capacité à nous auto-contrôler, explique Frances Kuo, directrice du Laboratoire du paysage et de la santé humaine à l’université de l’Illinois. L’augmentation de la charge cognitive liée à la vie urbaine rend les gens plus susceptibles de faire de mauvais choix pour eux-mêmes. La vie urbaine peut aussi conduire à la perte de contrôle de nos émotions. Kuo et ses collègues ont même montré que la violence domestique était moins fréquente dans les appartements avec vue sur la nature que ceux qui n’ont vue que sur le béton. Richard Fuller, un écologiste de l’université du Queensland en Australie, a même démontré que les bénéfices psychologiques d’un espace vert sont étroitement liés à la diversité de sa flore. 


© Arlinda

La sociologue Zeynep Tufkeci le rappelait dès avant l'arrivée du confinement aux Etats-Unis The Atlantic : les espaces verts publics sont bon non seulement pour l'esprit, mais aussi pour la santé et le système immunitaire. Le soleil, l'exercice et le plein air ne sont pas un luxe, mais un moyen de maintenir la résilience de la population. L'exercice physique et l'accès à l'extérieur sont les meilleurs outils que nous ayons à notre disposition pour aider les gens à garder un bon système immunitaire, et ce d'autant quand les virus préfèrent les endroits confinés et peu aérés pour se transmettre. En 1918, le succès des hôpitaux de plein-air contre l'épidémie de grippe espagnole par exemple a montré qu'encourager "le public à passer autant de temps que possible à l'extérieur", était une mesure simple et forte de santé publique. Contrairement aux immeubles d'habitation et aux milieux fermés, mal ventilés, qui sont souvent très propices à la propagation des infections, la lumière du soleil et la ventilation naturelle à l'extérieur contribuent à diminuer la menace d'infection. De nombreuses études nous ont appris que les rayons ultraviolets inactivent le virus de la grippe et d'autres maladies infectieuses et sèchent nos exhalaisons contaminantes ! Enfin, jardins, parcs et squares sont des moyens de maintenir le moral sur le long terme. Ils sont parmi les meilleurs antidépresseurs et stimulants de la santé mentale que nous connaissons. A l'heure où nul n'a d'autre endroit où aller que chez soi, l'accès à la nature peut permettre à ceux dont les conditions de vie domestique sont difficiles voire violentes, d'avoir accès à un espace pour faire retomber les tensions. 

Bref, aucune étude scientifique ne motive le confinement de la nature, au contraire ! Nous n'aurions jamais dû accepter la fermeture de nature ! Et il n'y a aucune raison que son accès nous soit plus restreint que celui des transports, de l'école, des commerces ou des entreprises ! Aucune ! 


Ouvrir plutôt qu'interdire pour relever le défi d'un nouveau rapport aux espaces publics

Plutôt qu'interdire les parcs et les jardins, il nous faut les ouvrir de manière qui soit compatible avec les exigences de la distanciation physique. 

Nous avons trouvé les modalités pour permettre la cohabitation entre joggeurs et marcheurs, en réservant aux premiers des horaires, qu'on pourrait prolonger dans l'accès aux parcs. Si les regroupements au-delà de 10 personnes sont interdits de partout (sauf dans les écoles et entreprises), pourquoi seraient-ils interdits dans les parcs et jardins où la ventilation est plus adaptée pour limiter la propagation du virus ? Rappelons que la règle première des gestes barrières consiste à diminuer drastiquement nos relations sociales pas à les faire disparaître. Il est temps d'inventer des règles d'accès à la nature urbaine à un moment où nous en sommes depuis trop longtemps privés : cela peut passer par la limitation du nombre d'accès aux parcs, le contrôle des durées d'accès, l'interdiction ou la dissuasion de certaines pratiques (comme les jeux collectifs ou le pique-nique pour autant que ces décisions puissent se justifier scientifiquement)… Mais déconseiller ou inviter à limiter certaines pratiques n'est pas la même chose qu'interdire purement et simplement un accès. 

… Les solutions sont à inventer, à expérimenter : à ajuster ou à transformer si elles sont inadaptées. Il faut adapter nos environnements à la distanciation physiquelibérer massivement de l'espace publicrepenser rapidement nos espaces communsrenforcer les liens sociaux plutôt que les dissiper par l'éloignement physique, appliquer les méthodes de l'urbanisme tactique non seulement à nos mobilités, mais aussi à l'espace public et aux espaces verts et naturels.

La fermeture n'est pas une politique. Les meilleures mesures, comme dans l'éducation, sont celles qu'on explique aux gens et qui reposent sur la confiance qu'on leur accorde. Les parents savent très bien que la coercition fonctionne assez peu. Et que la grande majorité des gens sait respecter les libertés qu'on leur accorde. 

En ces temps où les déplacements et les accès culturels s'annoncent compliqués - et certainement pour longtemps -, il faudrait même inviter à aller plus loin : trouver les modalités pour ouvrir des cours d'immeubles ou des jardins privés ; permettre l'accès à des cours d'école, de collège ou lycée en journée, à des stades pour y pratiquer le sport individuel ou la promenade. La ville de Vilnius a annoncé offrir plus d'espace sur la voie publique aux bars et aux cafés pour permettre à ceux-ci de mieux répondre à la nécessité de la distanciation physique. Même les plages sont amenées à s'adapter. Et pour s'adapter, il faut essayer et s'y prendre tôt. 

Il est tant de tester des politiques qui nous permettent de vivre avec le virus, de créer une société plus solidaire et plus ouverte. Le confinement ne tiendra pas de politique très longtemps. 

L'ouverture a toujours été une politique plus généreuse que la fermeture, disait il y a peu l'écrivain Thierry Crouzet, soulignant combien nous avions besoin de boites à outils du bien commun. Tester et trouver les modalités d'un accès partagé à la nature sont un moyen pour améliorer une situation avec laquelle nous risquons de devoir vivre longtemps. 

Il est temps enfin de dépolicer l'accès à la nature (les "performances" et démonstrations de force de la police pour faire la chasse à des joggeurs sur les plages ou des randonneurs dans les parcs naturels sont démesurées et indécentes !). Pour nous sortir de cette crise, il nous faut responsabiliser nos concitoyens. Il est temps de trouver des règles d'accès plus solidaires à ces espaces. D'y faire un effort de pédagogie, nullement de police en des temps où les injonctions policières sont trop nombreuses : offrons-nous à tous, qui souffrons, un espace apaisé, un espace de convivialité distante et de solidarité active à partager concrètement ! 

Nous avons besoin d'accéder à la nature et les mesures très contraignantes qui vont continuer à peser sur nous doivent pouvoir trouver des échappatoires dont nous pouvons construire les règles ensemble ! Après plus de 40 jours sans accès à la nature, il est temps que cela cesse ! Nous avons bien compris que la distanciation physique allait nous impacter, peut-être pour longtemps. Ouvrir les parcs et jardins et espaces naturels, c'est rouvrir une respiration dans un monde devenu bien plus angoissant et suffocant Nous avons besoin d'augmenter la surface disponible de chacun pour mettre plus de distance entre nous, mais surtout pour construire plus de solidarité plutôt que moins.  

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NUMÉRO 62 : FÉVRIER -MARS 2024:
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