Analyse

Queer : l'autre rive de la SF

© María Medem

Depuis quelques années, une nouvelle génération d'auteurices, dont les récits à forte consonance queer ont remporté les prix littéraires les plus prestigieux, régénère les littératures de l'imaginaire. Caractérisée par sa capacité à déconstruire les normes de genre et de l'hétéronormativité, la SF queer semble nous ouvrir de nouveaux espaces de réflexion sur nos rapports au monde et à l'autre. Pourtant, cette mouvance ne date pas d'hier et a été reléguée durant de nombreuses années dans les oubliettes de l'histoire de la science-fiction.

Attention spoiler: à 13 ans, j’ai découvert que l’on pouvait être d’un genre différent de celui qu’on nous assigne à la naissance. C’était un début d’été, j’avais emprunté au CDI du collège le recueil Bien après minuit, qui rassemble différentes nouvelles écrites par Ray Bradbury entre 1946 et 1976. Il y est question de la vie sur Mars et sur Terre pendant la conquête martienne. Je me suis jetée dans la lecture du recueil avec la nouvelle éponyme, convaincue qu’elle devait être la clé de voûte de l’ensemble. Je n’ai pas tout compris à l’époque, me suis demandé si c’était de la science-fiction. Si cela devait être considéré comme de la science-fiction. Mais je me souviens avoir été prise d’un élan d’amour et de tendresse incommensurable pour la jeune fille suicidée qui n’était pas une « femelle ». 

L’auteur et l’ouvrage cités ici ne sont clairement pas les plus représentatifs – loin s’en faut – de ce que la SF véhicule de sensibilité queer. Queer: c’est-à-dire portant en son sein les germes d’une déconstruction sociale du genre, mettant en scène des personnages dont la simple existence apparaît en marge par rapport à nos représentations mentalement, biologiquement, culturellement, sexuellement normées. Quoi qu’il en soit, le choc politique et émotionnel qu’a produit ce texte en moi a été tel qu’il m’a encouragée à poursuivre mon incursion en terres SF, en quête d’exploration d’univers et de personnages non conventionnels, de possibles alternatifs et de rapports au corps différents. Et le genre en regorge.

 

«Tu es un drôle d’homme, une anomalie, dit Aster. 

–Peut-être parce qu’en réalité, je ne suis pas vraiment un homme. (…) 

–Ah, oui. Tu es un de ces gens-là qui ne sont pas satiS-Faits de leur sexe. Un de ces Autres.(…) 

–Tout comme moi, reprit Aster. Je suis une fille et un garçon, et une sorcière, un corps bizarre, fragile, indécis. Tu crois que mon corps ne pouvait pas décider de ce qu’il aurait voulu être?» 

Rivers Solomons – L’invisibilité des fantômes

 

La SF comme éveil

En 1985, dans son article « Puritaines, perverses et féministes » paru dans le New York Native, l’écrivaine Dorothy Allison propose une analyse des différents niveaux de lecture possibles de la science-fiction, arguant, au regard de sa propre expérience de lecture et de l’essai Pornography by Women, for Women, with Love (1985) de l’autrice de SF Joanna Russ, que la science-fiction écrite par des populations minorisées – femmes, personnes LGBTQIA+ – joue un rôle de déclencheur dans l’éveil à sa propre identité de genre et sexuelle. 

« Le message sous-jacent était clair, écrivait-elle. Ça n’était pas forcément comme tout le monde le disait. Ça pouvait être différent. Vous pouviez faire l’amour avec des plantes, des chutes d’eau intelligentes ou des machines amicales – ou des femmes – et ne pas le faire pouvait être une catastrophe sociale ou morale. Une fois dévoilé, c’est un secret qui pouvait tout changer, et qui a tout changé. » 

En écho avec le discours de Dorothy Allison, la science-fiction m’a permis, à moi comme à d’autres, de me figurer un monde plus sensé, plus convenient que celui figé dans les codes de l’hétéronormativité. À Bradbury ont succédé les univers équivoques d’un Clive Barker (Pie, l’androgyne d’Imajica, aura été le premier personnage non binaire à croiser ma route, bien avant le merveilleux personnage du Fou, dans L’Assassin royal de Robin Hobb), la créativité débridée des univers de Poppy Z. Brite (alias Billy Martin) ou de la série Sandman de Neil Gaiman et, plus tard, Encre et Velum de Hal Duncan, chants à l’amour gay par-delà le temps et les mythes sur fond de « Jumping Jack Flash » des Stones. 

Si j’ai abandonné un temps les littératures de l’imaginaire, ce sont les éditions de l’Oxymore, à la ligne éditoriale queer, qui m’ont fait renouer avec le genre au début des années 2000. Et je n’ai hélas découvert que tardivement Samuel R. Delany, dont le roman Triton, publié en 1976 (1977 pour la seule édition française), aborde sans détour le sujet de la transition de genre, de la bisexualité, de la prostitution, de la domination masculine. S’il apparaît ainsi possible d’affirmer que les littératures de l’imaginaire ont été, pour beaucoup de lecteurices, une fenêtre ouverte sur des espaces intérieurs inexplorés car oblitérés ou proscrits dans le « monde réel », étrangement ce ne sont pas ces livres, ces auteurs qui étaient mis en avant dans les incontournables du genre. 

De la même manière, le terme « queer » n’est entré dans le langage courant qu’assez récemment, comme une sorte de parapluie sous lequel abriter tout ce qui peut relever des identités LGBTQIA+. Et s’assumer en tant qu’auteurice queer n’est pas une évidence pour tout.e.s, comme le relate l’autrice luvan : « En fait, je ne sais pas ce que signifie le terme queer. Je n’ai pas grandi avec. Mon amie Ada m’a demandé très récemment si j’étais queer. Je lui ai dit que je ne savais pas, que c’était à elle de me le dire. Elle m’a affirmé que je l’étais et ça m’a fait très plaisir. C’est donc à la personne qui me lit de me dire si je suis une autrice queer. »


© Amina Bouajila

Des marges à la visibilité

Longtemps, cette littérature queer est restée sous les radars. Ce n’est qu’à présent, soit presque trente ans après leur publication, que des textes fondateurs comme le Manifeste Cyborg (1985) de Donna Haraway, qui propose un féminisme au-delà du binarisme homme/ femme (et se clôt accessoirement sur une liste d’ouvrages de science-fiction), ou La Main gauche de la nuit d’Ursula Le Guin, qui met en scène une communauté humaine agenre (les personnages sont asexués et prennent aléatoirement les caractéristiques de l’un ou de l’autre genre lors de pics hormonaux mensuels), atteignent une popularité inégalée, dépassant les seuls cercles de la science-fiction.

Parallèlement, on voit se multiplier les traductions en français d’ouvrages SF qui intègrent pleinement l’existence de protagonistes non binaires, trans, gays, intersexes, dans lesquels la relation à l’autre se réinvente, où les systèmes d’oppression – économiques, raciaux, patriarcaux – sont mis à jour. Des récits écrits par des auteurices engagé.e.s – Sam J. Miller, qui a écrit La Cité de l’orque, est par exemple community organizer – qui, à l’image de N.K.Jemisin, posent clairement, dans leurs livres comme dans leurs prises de parole publiques, la nécessité de penser autrement la manière de faire société. « Je vois la science-fiction et la fantasy comme l’instinct d’évolution du zeitgeist [notion philosophique désignant l’esprit d’une époque, ndlr], déclarait N.K.Jemisin lors de la réception du prix Hugo en 2018. Nous, créateurs, sommes les ingénieurs des possibles. Et maintenant que la SF, même à contrecœur, reconnaît que les rêves des personnes marginalisées comptent et que chacun d’entre nous a un futur, alors ainsi évoluera le monde (très vite, je l’espère). »

Ce message sur les identités de genre, cette volonté de libérer l’espace, de donner une voix aux interstices et à la marge, de refaire communauté, c’est ce que tente d’exprimer luvan au travers de son écriture, particulièrement avec son roman polyphonique Susto, paru en 2018. « Je ne sais pas si le message passe, mais j’essaie de le hurler, oui. J’essaie de fabriquer des personnages fluides, en constante renaissance, dénués de stéréotypes. J’essaie. Mais je suis sûre que je me prends fréquemment les pieds dans mon propre tapis de quarantenaire occidentale élevée dans une famille traditionnelle. Je ne pourrai donc jamais assez remercier les personnes plus jeunes et issues de cultures différentes de la mienne qui par leurs amitiés, fictions, essais,conversations… renouvellent constamment ma perception du genre, de l’identité et de l’altérité. » Eva Sinanian est queer, militante, et évolue depuis des années dans le milieu SF de façon professionnelle comme personnelle. Elle travaille en ce moment en librairie LGBTQIA+. « Si ces revendications nous semblent amplifiées depuis quelques années, c’est parce que les auteurices issues de différentes minorités, dont les queers, ont enfin pu se faire entendre et reconnaître, avance-t-elle, d’une part, grâce à leur talent littéraire, mais aussi du fait des outils proposés par le web qui leur ont permis une organisation large, plus réactive... et de se connaître ! Faire communauté, une fois de plus, pour s’organiser et exister plus visiblement. Nous existions quoi qu’il en soit, et une partie de cette histoire littéraire et culturelle a été tout simplement oubliée. C’est le cas dans de nombreux domaines et je crois que tout ceci est plus large que notre milieu SF. »

Une pluralité toujours entravée

De manière générale, la SF écrite pas les personnes minorisées a parfois rencontré une franche hostilité. La remise des Hugo Awards, le plus ancien des prix consacrés à la SF et aux littératures de l’imaginaire, a ainsi été parasitée entre 2013 et 2017 par les campagnes antidiversité des Sad Puppies et des Rabid Puppies – des groupuscules alt-right, sexistes et LGBT-phobes. Ces manifestations hostiles ont toujours été présentes dans le milieu de la science-fiction, milieu que Ursula Le Guin n’hésitait pas à qualifier en 1975 de « perfect baboon patriarchy » (une parfaite patriarchie de babouins). Une partie du lectorat SF est d’ailleurs très conservatrice littérairement, voulant toujours lire des histoires dans la lignée d’un John W. Campbell – d’hommes blancs forts, apportant la civilisation aux extraterrestres sauvages… Ainsi, pour Eva Sinanian, « même dans un milieu censé penser le futur, nous avons beaucoup d’efforts, d’apprentissage et de compréhension devant nous pour imaginer des problématiques, histoires, personnages et sociétés qui prennent réellement en compte cette pluralité des genres. Je serais curieuse de connaître la proportion de nos récits ayant des personnages queer réalistes, excitants, agissants. » 

C’est parce qu’elle ne s’est jamais retrouvée dans les modèles dominants que Mélanie Fazi, autrice d’imaginaire publiée depuis 2000, prend le parti d’écrire, en 2018, son essai Nous qui n’existons pas. « C’est la première fois de ma vie où j’ai compris ce que disaient certains auteurs quand il parlaient d’“écrire les livres qu’ils auraient aimé lire” : j’ai écrit un ouvrage que j’aurais aimé avoir eu entre les mains quand j’étais plus jeune, parce qu’il y avait des choses que j’avais besoin d’entendre et que je n’ai jamais trouvées nulle part. » Cet essai de non-fiction, qui porte « sur une quête d’identité qui n’avait pas de référence », marque le coming out de l’autrice auprès de ses lecteurices et du milieu des littératures de l’imaginaire : « La société dans son ensemble niait qu’il existe des gens comme moi, c’est-à-dire absolument pas intéressés par les relations amoureuses et le fait de vivre en couple. Dans un monde où on nous présente ces choses-là comme un idéal absolu, sans lequel on ne peut pas vivre pleinement, on a vite fait de se sentir anormal.e et très seul.e. »

Comme Eva Sinanian, Mélanie Fazi pointe les solidarités nées d’Internet lorsqu’elle évoque les éléments déclencheurs de la rédaction de son essai : « Une série de déclics m’ont fait écrire un billet sur mon blog, intitulé “Vivre sans étiquette”, qui est repris en annexe dans le livre. J’ai reçu énormément de retours sur ce texte, et j’ai senti qu’au-delà de ce qu’il disait sur mon cas personnel, il faisait écho chez d’autres personnes. Plusieurs de mes proches m’ont dit que le texte était important parce qu’il avait mis des mots là où il n’y en avait pas, même si je manquais de recul pour m’en rendre compte. Il m’a semblé alors qu’un billet de blog ne suffisait pas et, sur un coup de tête, j’ai prolongé cette démarche d’écriture. »

L’année précédent Nous qui n’existons pas paraissait Toxoplasma, de l’autrice transgenre Sabrina Calvo (épouse de l’autrice de cet article, ndlr). Comme elle le rappelle souvent, c’est en posant le point final de son dernier roman que Sabrina Calvo a commencé sa transition de genre. Un processus qu’elle a longuement maturé au travers de son travail d’écriture, notamment avec Sous la Colline, publié en 2015, un récit emprunt de réalisme magique dont le personnage principal est une femme trans. « Le personnage principal, Colline, est un passage essentiel, car pour la première fois, je pouvais me projeter dans un corps, dans une vie, dont je pouvais ne pas avoir honte. J’avais besoin de me sentir dans cet espace intime là. J’étais au Corbusier, j’écrivais, j’enquêtais, et Colline faisait pareil, dans le même appart, dans la même démarche.(...) J’avais besoin de m’écrire pour accepter de me regarder. Je n’aurais pas compris tout ce que je suis si je ne l’avais pas écrit. » Pour Sabrina Calvo, le terme queer est depuis bien longtemps étroitement associé à sa manière d’être au monde : « Le queer pour moi, c’est une porte ouverte vers de nouvelles façons de voir le monde, la famille, les relations interpersonnelles. Quelque part, c’est de la SF au quotidien. Je vois dans le terme une tendre subversion, pour nous élever – c’est politique et révolutionnaire. J’aime bien dire que je fais de la SF queer, parce que c’est un genre dans lequel je me reconnais assez, oui, péter toutes ces barrières, aller au plus près de l’intime, de ces mouvements intérieurs et extérieurs, les galaxies et l’amour. »

De l'imaginaire expérimental

Ce renouveau dans le paysage SF français donne lieu à des initiatives pratiques pour penser la société et la relation à l’autre de manière différente. Le Reset est un hackerspace parisien. Partant du constat que les queers ont toujours été très présent.e.s sur Internet – beaucoup de femmes trans ont par exemple très tôt utilisé la possibilité de se créer des avatars sur les forums et les réseaux – mais que leurs besoins de protection ne sont pas les mêmes que pour une personne cisgenrée hétéronormée, les fondateurs et les fondatrices du Reset créent en 2016 cet espace où queers et nerds peuvent coexister, partager et construire des projets communs. « On a tout.e.s plus ou moins été exposé.e.s à la SF », déclarent Anne et Sam, membres du Reset. Mais il n’est pas ici question de SF mainstream, hétéronormée : « Je ne suis nulle part dans tous ces futurs », précise Sam, qui a effectué une véritable démarche de recherche avant de trouver les auteurices qui l’inspirent. Des auteurices dont les textes se penchent sur ce qui crée de la connexion entre les personnes, où la diversité, notamment de genre, est représentée. 

Citant Octavia Butler, Becky Chambers ou encore Nnedi Okorafor, Anne et Sam posent les littératures de l’imaginaire comme une source d’inspiration évidente, y compris dans la rédaction de la charte du Reset: « D’habitude, ce sont les hommes qui définissent l’espace pour les femmes et les minorisé.e.s. Ce sont les hommes qui ont toujours contrôlé l’espace. La SF, mise en pratique concrètement via Le Reset, c’est la possibilité de se réapproprier cet espace, de poser des mots, d’inventer un futur qui soit différent. » En 2019, le Reset a organisé un atelier d’écriture spéculative de technologies féministes, ainsi qu’une journée afrofuturisme en présence de l’autrice de science-fiction Ketty Steward.

Plus récemment, se tenait en janvier une série d’ateliers autour du thème « prendre soin des possibles », organisé en lien avec les éditions La Volte. L’enjeu ? Défaire les récits hégémoniques, briser les carcans de la compétition et de la performativité, faire, dans la douceur, acte de création commune : « réinventer un langage du care, en somme ». Une philosophie qui rejoint intimement la pensée de Sabrina Calvo : « Le queer est aussi pour moi une façon d’aborder la question du care, de ce qui soigne. On est là les unes pour les autres, on se protège et on développe de nouveaux outils, de nouvelles relations pour le faire. Ça remet en cause toute la structure de la société, du moins cette part déresponsabilisante, infantilisante et paternaliste. »



Cet article a été initialement publié dans le hors-série 8 de Socialter "Le réveil des imaginaires", disponible sur notre boutique en ligne.



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