Enquête

Pourquoi l'hydrolien prend l'eau en France, pourtant leader mondial du secteur

Il y a une dizaine d'années, plusieurs grands industriels français se lançaient dans la course aux turbines sous-marines. Depuis, ils ont tous jeté l'éponge. Pour autant, la filière est-elle enterrée ? Aujourd'hui, le marché est porté par de petits acteurs qui croient toujours en cette énergie renouvelable, inépuisable, prévisible et quasi continue.

Produire de l’énergie avec les courants et les marées : l’idée n’est certes pas neuve. Mais pour passer des moulins à eau aux turbines sous-marines, il aura fallu du temps, beaucoup de temps. Pourtant, comparé aux autres énergies renouvelables, l’hydrolien n’est pas dénué d’atouts.

« Du courant est produit presque en permanence, souligne Anne Georgelin, responsable des énergies marines renouvelables (EMR) au Syndicat des énergies renouvelables (SER), qui défend les intérêts des acteurs de la filière. Pour l’hydrolien marin, on peut savoir quelle quantité d’énergie peut être produite à tel moment, plusieurs années à l’avance. Enfin, en milieu marin, l’impact sur l’environnement est quasi nul et tout à fait maîtrisé. » Sans oublier que, contrairement à l’éolien en mer, l’hydrolien s’immisce plus discrètement dans le paysage…

Cet article a été initialement publié dans le numéro 23 de Socialter "Sevrons l'agriculture !", disponible en kiosque et sur notre boutique en ligne

L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) estime le potentiel de l’hydrolien marin le long des côtes françaises entre 3 et 5 gigawatts (GW), avec deux zones particulièrement propices, le Raz Blanchard en Normandie et le passage du Fromveur en Bretagne, qui totalisent à eux deux un potentiel de plus de 3 000 mégawatts (MW). À l’échelle de la planète, le potentiel « brut » se situerait entre 100 et 120 GW, pour des gisements entre 20 et 100 mètres de profondeur, toujours selon l’Ademe. Un potentiel qui, dans un premier temps, a attiré les grands industriels.

Siemens, Alstom ou encore Naval Energies (ex-DCNS) se sont lancés dans la course aux turbines au début des années 2000. Mais les deux derniers ont jeté l’éponge à tour de rôle
 en rejetant la faute sur le manque de soutien étatique, ainsi que sur la technologie elle-même – complexe à appréhender et à maîtriser. Pour Bertrand Alessandrini, spécialiste des énergies marines renouvelables à l’École Centrale de Nantes (ECN), ces industriels ont vu trop grand.


En décembre dernier, HydroQuest a installé une ferme de 4 hydroliennes dans le Rhône, dans l'agglomération de Lyon. Avec ses 320 kW de puissance, la petite centrale doit pouvoir alimenter 400 foyers, une première mondiale.
© HydroQuest

« Ces machines devaient être conçues pour des endroits avec des courants marins très forts, à tel point qu’il y avait des verrous techniques pour les maintenir au fond de l’eau. C’était beaucoup plus complexe que prévu. C’est un peu comme si l’on avait mis des éoliennes dans des zones à cyclones. » L’abandon de Naval Energies, qui avait investi 250 millions d’euros dans l’hydrolien, a particulièrement plombé la filière l’été dernier. « En sortant, ils ont savonné la planche à tout le monde, en envoyant le signal que l’hydrolien ne peut pas marcher. Un peu sur le ton “si on n’y arrive pas, alors personne ne peut le faire” », réagit Jean-François Simon, patron de la société HydroQuest.

Une filière de TPE et PME


L’homme fait partie des pionniers et défenseurs inconditionnels de l’hydrolien. Fondée en 2010 à côté de Grenoble, son entreprise conçoit des hydroliennes fluviales. C’est la première de la filière française à arriver au stade commercial. À l’automne dernier, HydroQuest a installé 4 turbines dans le Rhône, dans l’agglomération lyonnaise. Avec 320 kilowatts (kW) de puissance installée, la petite centrale doit alimenter 400 foyers. «
 Nous avons un autre projet avec la Compagnie nationale du Rhône (CNR) : 39 machines d’une puissance totale de 2 MW devraient être posées fin 2019 à Génissiat, à côté de la frontière suisse »,précise Jean-François Simon. Par ailleurs, l’entreprise a débuté un projet en partenariat avec les Constructions mécaniques de Normandie (CMN) de Cherbourg pour fabriquer des hydroliennes marines.


HydroQuest fait partie des TPE et PME qui portent aujourd’hui le marché de l’hydrolien en France. Une filière qui se caractérise par une grande diversité de technologies, à l’image de celle développée par la société Eel Energy à Boulogne-sur-Mer. Ses ingénieurs se sont inspirés des mouvements des anguilles pour élaborer une membrane ondulante sur laquelle sont disposés des générateurs.

Quand la membrane ondule avec les courants sous-marins, les générateurs produisent de l’électricité. Avantage de cette technologie : pas besoin de forts courants, car «
 nos machines démarrent autour d’une vitesse d’un mètre d’eau par seconde », explique Franck Sylvain, directeur général d’Eel Energy. Après un premier prototype pour la mer, l’entreprise en a développé un autre plus léger et moins complexe pour les rivières. « C’est une machine de 30 kW qui sera notre machine commerciale, notamment pour des sites non connectés au réseau et qui n’ont pas de gros besoins, comme en Afrique ou en Amazonie »,précise Franck Sylvain.


Aperçu de la membrane conçue par Eel Energy © Eel Energy

Eel Energy n’est pas le seul fabricant à viser les marchés de niche pour commercialiser ses produits. C’est aussi la stratégie du breton Sabella. En 2015, l’entreprise quimpéroise a immergé pour un an une turbine de 10 mètres de diamètre d’une capacité de 1 MW, au large de l’île d’Ouessant, dans le fameux passage du Fromveur. Après une série de tests et d’améliorations, Sabella a remis au fond de l’eau en octobre dernier une turbine de la même puissance, cette fois-ci pour une période de trois ans.

Une transition au prix fort


À Ouessant, une zone non interconnectée (ZNI) très dépendante du pétrole, la facture énergétique des habitants est salée : «
 C’est 500 euros le mégawattheure (MWh) contre 50 euros en France »,indique Jean-François Daviau, patron de Sabella. Parfait pour installer une technologie hydrolienne coûteuse. « La stratégie des petits industriels comme moi est de s’intéresser aux zones insulaires ou non connectées au réseau. »

Le coût de l’hydrolien est d’ailleurs régulièrement pointé du doigt par les détracteurs de la filière. Dans la mesure où les hydroliennes actuellement installées sont dans la majeure partie des prototypes, donc non fabriquées en série, le prix du MWh est nécessairement très élevé. Mais à terme, selon les prévisions d’Anne Georgelin du SER, «
 pour une production de 100 MW, le prix du MWh varierait entre 185 et 250 euros, et descendrait autour de 150 euros dès 1 000 MW ».


En Bretagne, l'entreprise Sabella a immergé une de ses turbines au large d l'île d'Ouessant en octobre dernier, pour une période de 3 ans. © Sabella 

De son côté, l’Ademe table dans son rapport publié en novembre 2018 sur un prix du MWh qui s’échelonneraitentre 365 euros en 2021 et 120 euros à l’horizon 2030,« pour des projets de grande taille et suivant les effets d’apprentissage sur l’installation et les designs ». Des chiffres bien supérieurs aux prévisions de l’éolien en mer, qui pourrait atteindre 54 à 73 euros le MWh en posé et 62 à 102 euros le MWh en flottant.

Comment expliquer le coût élevé de l’hydrolien ? Pour nombre des technologies existantes, la maintenance plombe la facture. Notamment lorsqu’il faut dépêcher un bateau pour aller chercher une turbine au fond de la mer, au milieu de forts courants marins. « Aujourd’hui, relever une machine et la redéposer dans l’eau coûte 2 millions d’euros », indique Jean-François Daviau. D’où la nécessité de mettre au point des systèmes robustes et ultra fiables pour limiter les interventions. Un vrai défi technique. « Tant que nous n’avons pas prouvé qu’on pouvait faire tourner des machines sans maintenance pendant dix ans, ça risque d’être difficile pour la filière », résume le patron breton.


Une solution énergétique qui peine à convaincre


Devant les défis techniques et le coût élevé du MWh produit sur le moyen terme, les soutiens de la filière hydrolienne semblent s’être peu à peu évaporés. Dans son rapport paru en novembre dernier, l’Ademe constate « un gisement très localisé et relativement limité, une filière dont la maturité technologique reste encore à parfaire […], des coûts en LCOE qui devraient rester au-dessus des 120 euros le MWh, même avec un développement industriel ». Des réserves qui ont fait boule de neige auprès du gouvernement, lors de la présentation de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) fin novembre.

Ce document – qui donne les grandes orientations des pouvoirs publics sur la gestion de l’énergie en France pour les dix ans à venir – ne mentionne pas une seule fois l’hydrolien. Même l’association négaWatt, qui travaille sur un scénario pour atteindre un système énergétique soutenable en France, ne mise clairement pas sur l’hydrolien.

"La filière française a connu ses premiers échecs, et en ce sens elle est plutôt en avance" (Bertrand Alessandrini)

Selon ses prévisions, à l’horizon 2050, les énergies marines renouvelables – hydrolien et énergie houlomotrice – pourraient produire 14 térawattheures (TWh), soit un tout petit 1,5 %. « On sait que l’hydrolien est une filière balbutiante qui n’a pas vraiment fait ses preuves sur les plans technologique et économique. Comme on est dans un système avec des financements limités, on ne peut pas investir dans toutes les filières. Alors, autant investir dans celles qui ont le plus gros potentiel », justifie Stéphane Chatelin, directeur de l’association négaWatt.

La frilosité des pouvoirs publics ne semble pas inquiéter outre mesure les petits industriels du marché. « On est une industrie excessivement jeune ; on a seulement une dizaine d’années,plaide Jean-François Simon, à la tête d’HydroQuest. À nous de démontrer que notre technologie est fiable et avec des coûts compétitifs. »Au-delà du volontarisme des entrepreneurs, un signal encourageant pour la filière : à l’échelle de la planète, la France est à la pointe.

Selon le SER, l’Hexagone est le pays qui a breveté le plus de technologies d’hydroliennes au monde, après les États-Unis. «
 La filière française a connu ses premiers échecs, et en ce sens elle est plutôt en avance, affirme en souriant Bertrand Alessandrini de l’École Centrale de Nantes. Toute la question est de savoir dans combien de temps l’énergie hydrolienne arrivera à trouver sa place parmi les autres énergies renouvelables. »

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