Entretien

Nicolas Dufrêne : la politique monétaire doit financer la transition écologique et l'économie réelle

Nicolas Dufrêne dans son bureau à l'Assemblée Nationale.
Nicolas Dufrêne dans son bureau à l'Assemblée Nationale. © Anthony Jacques

Haut-fonctionnaire, Nicolas Dufrêne vient de publier Une monnaie écologique avec Alain Grandjean chez Odile Jacob. Dans ce livre préfacé par Nicolas Hulot, il esquisse des pistes ambitieuses pour utiliser l'outil monétaire en faveur de la transition écologique. Alors que la crise économique liée au coronavirus nous oblige à utiliser des outils sans précédent, il dirige également le tout nouveau think tank Institut Rousseau, qui défend une République sociale et écologiste. Entretien.

 L’idée d’un Green New Deal a beaucoup progressé dans les discours politiques ces dernières années, mais son financement est peu discuté. Pourquoi utiliser l’outil monétaire pour financer la transition écologique ? Le budget de l’État ne le permet-il pas ?

Nous n'opposons pas politique budgétaire et politique monétaire, les deux doivent être mobilisées. La seconde renforce la première pour une raison simple : malgré des taux d'intérêt nuls ou négatifs ces dernières années, les États n'ont pas souhaité s'endetter plus. Face à ce constat, nous proposons un mécanisme monétaire qui permettra d'investir sans forcer l'État à s'endetter davantage, même s’il a la capacité de le faire. De plus, un tel mécanisme permettrait un désendettement généralisé : dès lors qu'on injecte de la monnaie libre, c'est-à-dire de la monnaie sans endettement, dans le système économique, sa diffusion permet de rembourser des dettes, publiques et privées. Comme ces dettes sont très élevées aujourd'hui, c’est un choix vertueux. Nous avons pensé ce mécanisme pour la transition écologique, mais il est évident que la période actuelle appelle à utiliser cet outil pour relancer l'activité sans rajouter de dettes sur les épaules des secteurs public et privé.

 

Depuis la crise de l’euro, la BCE a très fortement abaissé ses taux directeurs et racheté plus de 2600 milliards d’euros de titres sur les marchés financiers par quantitative easing (QE) pour encourager le crédit. Pourtant la transition écologique n’a guère avancé. Comment expliquez-vous cette situation ? En quoi vos solutions sont-elles différentes ?

L'architecture actuelle de notre système monétaire et bancaire permet à la banque centrale d’interagir seulement avec les banques privées. Quand une banque centrale crée des liquidités, elles sont nécessairement à destination des acteurs qui ont un compte chez elle : les banques privées et l'État. Mais les traités européens interdisent le financement direct des États. Donc que fait la BCE avec le QE ? Elle injecte massivement des liquidités (qu’elle crée ex nihilo, ndlr) dans le système bancaire. Sauf que cela n'engendre pas de commandes auprès des entreprises et ne soutient pas la consommation des ménages. Cette architecture inefficace bloque la transmission de la politique monétaire à l'économie réelle.
Pour nous, il faut que la politique monétaire soutienne l'État, qui dépense dans l'économie réelle, par exemple en permettant à la BCE de financer directement le budget de l'État, ou en annulant des dettes publiques en échange d'investissements verts ou de la lutte contre le coronavirus. On pourrait aussi permettre à la BCE de financer les banques publiques d'investissement, nationales ou européennes, soit gratuitement, soit via des obligations à taux nuls sur des dizaines d'années, c'est-à-dire des produits financiers que le marché, obsédé par la rentabilité à court terme, ne propose pas.

 

De telles politiques de relance sont rejetées car elles pourraient créer de l’inflation. Or, pour les dirigeants allemands, l’inflation fait peur, elle aurait causé l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Qu’en pensez-vous ?

Sur le plan historique, l'épisode traumatisant de l'hyperinflation allemande a lieu entre 1921 et 1923, 10 ans avant l'arrivée au pouvoir d'Hitler. Après 1923, l'hyperinflation a été domptée par le gouverneur de Bundesbank d'alors, qui deviendra le Ministre de l'économie d'Hitler. Par contre, le krach de 1929 a été suivi de la dramatique politique d'austérité du chancelier Brüning, qui a ruiné des tas d'entreprises et a mis des millions de personnes au chômage. Ce n'est pas l'inflation, mais l'austérité qui a amené Hitler au pouvoir.
La question de l'inflation est un piège : si le système de production et d'emploi est à son maximum et qu'on rajoute énormément de monnaie, effectivement l'inflation est un risque. Mais si on a des capacités à développer, comme des transports plus sobres et efficaces ou les énergies renouvelables, c'est tout à fait positif. Un peu d'inflation n'est pas une mauvaise chose, cela a automatiquement un effet positif sur les dettes publiques : l'augmentation des revenus dans la population gonfle les prélèvements perçus par les États alors que la dette reste libellée de manière nominale, c'est-à-dire à un montant fixe. C'est aussi positif pour les dettes privées, à condition que les revenus évoluent au même rythme que l'inflation. La reconstruction écologique peut donc entraîner toute la société vers le haut.


Jusqu’où est-ce que le cadre juridique européen autorise les mesures que vous proposez ? 

Ca dépend. Si on adopte une lecture très rigoriste du droit européen, les mesures que l'on propose seront globalement rejetées. Toutefois, je pense que le financement monétaire des banques publiques d'investissement est tout à fait possible, peut-être faudrait-il juste modifier un article du TFUE. En revanche, le financement monétaire direct des États ne semble clairement pas possible. Mais, au fond, il s’agit de questions politiques : si la BCE et l'ensemble des États se mettent d'accord pour changer les règles, personne ne s'y opposera et la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) changera sa jurisprudence. Bien sûr, il y aura des opposants, comme l’Allemagne et d’autres avaient beaucoup critiqué Mario Draghi (alors gouverneur de la BCE, nldr) lors de la mise en place du Quantitative Easing. Mais avec le coronavirus, la question de l'annulation de dettes publiques va forcément se poser. Si les États s’endettent encore de 30 ou 50% de leur PIB, ils ne pourront plus tenir. À un moment, il faudra l'admettre.

 ©Anthony Jacques


Pensez-vous que les élus puissent prendre conscience de ces enjeux du climat et du financement de la transition ?

Tous les élus se sentent obligés d'aller dans ce sens. Par exemple, des élus de tous bords ont signé le Pacte Finance Climat, même si j’ai pointé les limites techniques de ce texte. Dans la communication et la prise de conscience, plus personne ne peut éviter la question du climat et du financement de la transition, mais jusqu'où est-on prêt à aller ? En France, la Banque publique d’investissement (BPI) n'investit que 2 milliards d’euros par an dans la transition, alors même qu'elle vient de mobiliser 10 milliards d'euros d'un coup pour sauver la capitalisation du CAC40 ! Pareil pour le Green Deal de la Commission Européenne, c'est du trompe-l'oeil : trois quarts des 1000 milliards reposent sur mobilisations potentielles du privé et sur des financements déjà existants dans le budget de l'UE. Il faut passer à la vitesse supérieure et avoir de vrais mécanismes qui apportent réellement de l'argent frais. Là-dessus, la prise de conscience est encore trop limitée.


Vous dirigez l’Institut Rousseau. Pourquoi avoir créé ce nouveau think tank ?

Nous pensons qu'il y a aujourd'hui une ligne écologique, sociale et républicaine, donc attachée à la souveraineté populaire, qui n'est plus défendue, ou assez mal. Or, un certain nombre de thinks tanks libéraux souhaitent le dépérissement de l'État, comme l'IFRAP ou l'Institut Montaigne. À gauche, Terra Nova défend le “réformisme” mais recycle en réalité toutes les vieilles mesures développées depuis 30 ans, qui se soldent à chaque fois par des échecs. Des thèmes aussi importants que la République sociale, l’écologie ou la démocratie ne peuvent être laissés aux experts, ils doivent faire partie du débat public.


Soirée de lancement de l'Institut Rousseau à Paris. Page Facebook de l'Institut Rousseau.


Pourquoi la référence à Jean-Jacques Rousseau ?

Parce qu’il incarne tout cela : la sensibilité à la nature dans Les rêveries du promeneur solitaire, la lutte pour la souveraineté populaire dans Du contrat social et le combat contre les inégalités dans son Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes. Enfin, nous nous retrouvons dans le personnage car il fait appel à la raison humaine, ce qui le rattache au courant philosophico-politique des Lumières.

 

Votre laboratoire d’idées associe donc au républicanisme trois thèmes : démocratie, justice sociale et écologie. Une échelle locale ou européenne n’est-elle pas préférable à l’échelle étatique ?

L’échelon européen n’est pas pertinent car il n'y a pas de souveraineté européenne et d'espace démocratique à cette échelle. Au contraire, l'UE a été fondée sur le recours à des experts et à des agences indépendantes et a constitutionnalisé des principes néolibéraux. En ce qui concerne le local, il faut redynamiser de la démocratie au niveau des communes, qui restent très ancrées dans l'imaginaire politique des Français. Nous avons fait des propositions en ce sens. Par contre, la décentralisation qui multiplie les structures locales, comme les intercommunalités ou les régions, affaiblit la capacité de l'État de répondre aux besoins des citoyens et paralyse l’action locale. Enfin, certaines grandes actions, comme le financement de la transition, la conduite d’une vraie politique industrielle ou sociale, ne peuvent se déployer efficacement qu'à l'échelle de l'État-nation. Typiquement, les monnaies locales peuvent être utiles localement, mais elles restent liées à la politique monétaire.

 

Comment est organisé l'Institut Rousseau ? Existe-t-il des liens avec des structures politiques ou privées ? Et comment vous financez-vous ?

Le financement repose exclusivement sur les adhésions et les dons. Peut-être qu'on cherchera des mécènes, mais en faisant très attention à conserver une indépendance totale. En aucun cas notre ligne ne doit être influencée. Nous n'avons aucun lien avec des partis politiques ou des intérêts privés. Par contre, nous prévoyons des partenariats avec d'autres thinks tanks comme l’Institut Veblen, la Fondation Hulot, Hémisphère Gauche, Intérêt général, voire d'autres. Il est vrai que certains de nos membres écrivent aussi pour le média d’opinion Le Vent Se Lève, mais ces liens sont purement personnels et les deux structures restent totalement indépendantes.

Soutenez Socialter

Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !

S'abonnerFaire un don

Abonnez-vous à partir de 3€/mois

S'abonner
NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
Lire le sommaire

Les derniers articles