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Les hackers nomades de la Silicon Valley indienne

L'heure est au collaboratif et au partage. En partenariat avec la MAIF, Socialter décrypte les tendances d'une nouvelle économie mêlant réseaux, communautés et fin des hiérarchies.

Comment transposer l’idéal hippie au XXIe siècle ? Un californien a tenté l’expérience en ouvrant Jaaga, un espace de vie et de travail alternatif en Inde. Sa recette : une bonne dose de numérique, un peu de culture maraîchère et un zeste de yoga.
 

«On commence la journée à 8 heures avec un peu de yoga et des exercices de respiration. Puis on “petit-déj” et on se met tranquillement au travail. L’après-midi, on lâche les ordis et on fait autre chose de sympa. De la danse capoeira, par exemple ! Et puis le soir, on mange ce que l’on cultive ici.» Lunettes de soleil sur la tête, Freeman Murray, le cofondateur de Jaaga, déroule sa journée type en périphérie de Bangalore, la bouillonnante capitale high-tech de l’Inde. Bienvenue dans un lieu unique au monde !

À la fois école de code, espace de coworking, ferme bio et œuvre d’art, Jaaga épouse la définition que Wikipédia donne du «tiers-lieu» : un environnement social se distinguant des deux principaux espaces que sont la maison et le travail. «Ce que l’on essaie de faire ici, c’est d’inventer grâce à internet un mode de vie nouveau, à la fois connecté, frugal et collaboratif», explique Freeman Murray.


Bâtiment nomade

Ce qui frappe le visiteur en premier, c’est l’allure du bâtiment lui-même, tout droit sorti du film Mad Max. «Jaaga est assemblé à partir de palettes métalliques, un matériau abordable et que l’on peut récupérer facilement», précise l’homme qui a imaginé sa structure. L’avantage ? «On peut démonter et remonter facilement l’édifice et ainsi être nomades !» Depuis sa création en 2011, dans un terrain vague au centre de Bangalore, le bâtiment a été déplacé à cinq reprises. Notamment parce que l’expansion de la ville moderne repousse la campagne toujours plus loin et que Jaaga s’inscrit à la frontière entre ces deux mondes. «Ça fait partie de notre philosophie de ne pas posséder ni abîmer la terre», ajoute Freeman Murray. En grimpant les étages de la structure, on tombe sur des étudiants indiens installés au grand air devant leur ordinateur, à côté de tentes et de lits improvisés. Swapna, une artiste peintre, participe ici à un stage de trois mois pour apprendre le code et créer son site web. Karan, lui, est venu de New Delhi pour vivre là un an : «J’apprécie d’être au vert, loin de la ville, et d’avoir la liberté de travailler comme je veux !» Car ici, pas d’horaires ni de cours magistraux : «Chacun avance à son rythme et peut bénéficier de l’aide des plus avancés», déclare le cofondateur du lieu. «J’encourage les étudiants à se former seuls sur des sites comme Codecademy ou HackerRank, puis je les accompagne dans la réalisation de leurs projets.»


 

Code et maraîchage

À 17 heures, le soleil et la chaleur faiblissent et certains en profitent pour aller s’occuper des fruits et des légumes. Car Jaaga est installé sur le terrain d’une ferme bio. «On fait pousser des mangues, des piments, des choux-fleurs, des tomates...», énumère John, le responsable des cultures. «Et on utilise uniquement des fertilisants naturels, comme la bouse de vache», s’empresse-t-il d’indiquer. Chaque jour, certains parmi les 17 étudiants de Jaaga mettent la main (verte) à la pâte. «On a aussi des “woofers” (1) qui sont hébergés ici gratuitement contre un peu de maraîchage», ajoute John. Alors que la nuit tombe, il est temps de préparer le repas : un curry de légumes maison – autrement dit, des légumes cultivés et préparés sur place.

Pour naviguer entre la cabane où est installée la cuisine, les salles de travail et les champs, les membres de Jaaga se déplacent en monocycle. Cette roue électrique, qui pèse moins de 10 kilos, permet à l’utilisateur de circuler à 15 km/h. Et pour la recharger, il y a les panneaux solaires installés sur le bâtiment. «On peut ainsi aller s’approvisionner au village le plus proche sans avoir besoin d’essence pour autant», s’enthousiasme Freeman Murray qui prophétise un bel avenir à ces véhicules écolos. «On essaie d’être le plus indépendant possible en énergie comme en nourriture», poursuit-il.
 

Silicon valley(s)

Mais comment un Américain en est-il venu à fonder cet espace atypique à Bangalore ? À la fin des années 1990, Freeman Murray monte et revend une start-up en Californie. La première bulle internet éclate peu après. L’homme voyage alors à Hawaï, lance un incubateur de médias à Los Angeles, fabrique ses premières structures avec des palettes – notamment lors du festival Burning Man (2) –, mais finit par manquer d’argent. «J’ai alors eu le choix entre reprendre un job classique ou quitter les États-Unis.» Il opte pour l’Inde en 2005, afin de pouvoir réaliser ses rêves. Après un passage à Calcutta et à Ahmedabad, Jaaga naît de sa rencontre avec l’écosystème entrepreneurial et artistique de Bangalore. Ou comment passer de la Silicon Valley américaine à la Silicon Valley indienne.

Freeman Murray se voit en descendant du mouvement hippie, à l’ère du numérique : «Il y avait dans les années 1970 ce mouvement de retour à la nature et à la communauté. Mais, en un sens, il était trop tôt. Aujourd’hui, grâce à internet, on peut inventer des modes de vie frugaux, tout en restant connecté à l’économie globale et en gagnant un peu d’argent !» Et l’Inde, avec ses vastes territoires encore ruraux et son importante croissance, est un champ d’expérimentation idéal en la matière. C’est en outre un lieu où la Tech for good (technologie au service du bien commun) a toute sa place. «Les smartphones sont vraiment bon marché et il y a ici beaucoup de problèmes à résoudre en termes d’inégalités ou d’environnement.»

Car, à Bangalore, tout le monde ne profite pas du boom économique indien. Les beaux immeubles et les bureaux neufs ne parviennent pas à cacher les quartiers pauvres et les bidonvilles. En ce moment, les membres de Jaaga planchent sur une application mobile pour aider les enfants défavorisés à acquérir des bases en mathématiques. «J’aimerais aussi pouvoir accueillir les gosses du village voisin pour leur apprendre l’anglais et le code, confie Freeman Murray. L’Inde compte la moitié des associations au monde. Il nous faut marier cette culture avec la révolution numérique.» Comme une deuxième chance, pour ce hippie californien.


(1) Individus qui partagent la vie d’une famille ou d’une communauté dans une ferme bio. Moyennant quelques heures de travaux manuels, le gîte et le couvert sont ainsi offerts aux voyageurs qui peuvent alors s’initier aux différentes techniques agricoles, à la langue du pays.

(2) Rassemblement de la contre-culture américaine qui se tient chaque été à Black Rock City (Nevada).

Initialement publié dans Socialter n°16 (avril/mai 2016)

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