Pour fêter ses 10 ans d’existence, la société VINCI, multinationale des concessions et de la construction, lançait en 2010 une grande opération : pour chacun de ses 180 000 salariés, un arbre était planté par son partenaire PUR Projet en Thaïlande, au Maroc, en Indonésie ou au Pérou. L’entreprise, en faisant don à l’humanité d’une bouffée d’air décarboné, donnait une nouvelle fois toute sa valeur à son célèbre slogan : « les vraies réussites sont celles que l’on partage. »
Loin d’être un cas isolé, les politiques RSE (responsabilité sociale des entreprises) de nombreuses entreprises s’orientent progressivement vers les campagnes de reforestation. Le moteur de recherche Ecosia convertit vos « clics » en arbres, la marque Faguo promet aux consommateurs qu’un arbre sera planté pour chaque paire de baskets achetée, Enedis en fera de même pour l’ouverture de 20 comptes personnels d’usagers Linky, Hugo Boss pour la vente de chaque flacon de sa ligne spéciale « Hugo Element »...
Le marketing vert prend racine
La plupart de ces marques font alors appel à des entreprises sociales spécialisées dans les projets de reforestation, qui se chargent de faire la médiation entre les financeurs, les pépiniéristes et les gestionnaires sylvicoles. Stéphane Hallaire, président de Reforest’Action, nous explique ainsi le fonctionnement de son entreprise : « nous finançons des projets de restauration (des plantations, par exemple) à partir de fonds privés d’entreprises ou de particuliers. Nous collectons des fonds, identifions les projets qui ont besoin d’être restaurés et les finançons. »
Ce type d’initiatives, apparemment louables, entendent répondre à une demande croissante de la part des consommateurs d’acheter « responsable » et des entreprises d’assumer, au moins en partie, les externalités négatives liées à leurs activités. Et la question de la déforestation est loin d’être anecdotique : selon la FAO, depuis l’an 2000, environ 13 millions d’hectares de forêts (soit l’équivalent de la superficie de l’Angleterre) ont disparu chaque année dans le monde.
Alors que le bilan carbone de l’humanité ne cesse de s’alourdir, la disparition de ces « puits de carbone » naturels contribue significativement au réchauffement planétaire en libérant du CO2 dans l’atmosphère et en diminuant la capacité de « capture » de la biosphère. Sans parler de l’érosion de la biodiversité résultant de la dégradation ou de la destruction des écosystèmes forestiers.
Le système REDD : nerf de la guerre
Les bénéfices environnementaux de la reforestation sont-ils pour autant réels ? Pas nécessairement. Les pays de la ceinture tropicale, qui sont les plus touchés par la déforestation, reçoivent aujourd’hui énormément de financements de la part d’entreprises privées pour préserver les forêts primaires ou restaurer les zones déforestées. Mais pour les entreprises, ces dotations n’ont pas qu’une finalité écologique, elles s’insèrent dans le cadre de la marchandisation des crédits carbone, appelés par leurs détracteurs « droits à polluer ».
Bien qu’il ne soit pas encore en vigueur sur le marché international du carbone et que l’Europe ait adopté un moratoire sur son application jusqu’en 2020, le système REDD (réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts) attire déjà les convoitises. Initié en 2008 dans le cadre des négociations sur le climat et très critiqué depuis par certaines ONG environnementalistes, il repose sur l’idée qu’il est possible de calculer la pollution évitée par un projet de reforestation ou de préservation d’une parcelle forestière.
Mais si les méthodes de calcul se veulent scientifiques, il est très complexe d’estimer la quantité de carbone absorbée par une forêt ou d’émissions évitée en cas de menace de déforestation : en témoigne notamment une étude menée en 2010 par Greg Asner qui avait démontré que le GIEC avait surestimé d’un tiers le carbone stocké dans une forêt au Pérou.
« PUR Projet » ou pur greenwashing ?
Cherchant à faire basculer les discussions en cours à l’ONU en faveur d’une intégration de la REDD dans le marché international du carbone, des acteurs se mobilisent pour développer le marché « volontaire » de ces crédits carbone forestiers. La Banque mondiale a par ailleurs débloqué un fonds de 300 millions de dollars pour financer la mise en œuvre de projets pilotes. « Assez rapidement, il est apparu que le but de cette initiative n’était pas tant de ralentir la déforestation, en s’attaquant aux causes profondes du problème, que de générer une grande quantité de “crédits carbone”, à bas prix, pour les entreprises et les pays riches.
De nombreuses études scientifiques ont montré qu’il était impossible de générer de façon fiable des ”crédits carbone REDD”, ce qui a conduit l’Europe à adopter un moratoire jusqu’en 2020. Pour autant, les promoteurs d’une intégration de REDD dans le marché du carbone n’ont pas abandonné la partie. La stratégie adoptée est celle du fait-accompli : court-circuiter les négociations sur le climat avec des processus parallèles, mobiliser les institutions et les financements publics pour créer les conditions favorables à l’intégration de REDD dans le marché du carbone et multiplier les projets pilotes », précise le rapport « Planter des arbres pour polluer tranquille ? » (2010) de l’association Les Amis de la Terre.
En d’autres termes, si le mécanisme REDD venait à être intégré au marché international du carbone par les Nations unies, les entreprises qui auront su anticiper le mouvement pourront revendre ces crédits au prix fort et générer d’importants bénéfices sans nécessairement chercher à réduire les émissions liées à leurs activités polluantes. Compensation ne rime pas avec réduction : rien ne sert d’éponger si l’on n’a pas résorbé la fuite...
Les entreprises déracinent les communautés locales
C’est sans compter par ailleurs les risques que cette sanctuarisation fait peser sur les populations locales. Dans certains cas, les rachats de parcelles de forêts par des entreprises sont réalisés sans consultation des communautés locales. L’entreprise PUR Projet avait ainsi été nommée au prix Pinocchio dans la catégorie « Plus vert que vert » (qui épingle les projets de greenwashing) par les Amis de la Terre. La raison ? Un projet d’expérimentation du mécanisme REDD dans la région de San Martin, au nord du Pérou, mis en place sans consultation des populations locales et qui menacerait le droit foncier de celles-ci.
De plus, lorsqu’une entreprise achète les droits sur le carbone d’une parcelle forestière, l’État lui cède la responsabilité de sa conservation. Elle est alors chargée de la surveillance et de la protection de celle-ci. Et l’enjeu économique est fort : si l’entreprise ne parvient pas à protéger la forêt des coupes illégales ou des intrusions, elle risque de perdre ses crédits carbone.
Par exemple, l’entreprise américaine qui produit les véhicules les plus polluants au monde (le célèbre Hummer de General Motors qui émet environ 432 g de CO2/km), avait passé un accord avec l’État du Paraná au Brésil pour compenser ses émissions en finançant la protection de plusieurs forêts. Résultat : une « police verte » a été déployée par l’entreprise américaine, menant à l’emprisonnement de plusieurs locaux qui avaient coupé des arbres.
Enfin, une autre question sensible est soulevée : le système REDD incluera-t-il dans sa classification les projets de plantations au sens large (en monoculture, à usage agricole, etc.) ? C’est du moins un souhait fort de la part d’États comme l’Indonésie. Et pour cause : entre 1990 et 2012, l'Indonésie a perdu plus de 21% de ses forêts. Dans le même temps, les surfaces cultivées pour la production d'huile de palme sont passées de 1 million d’hectares dans le milieu des années 1990 à plus de 8 millions en 2014.
On imagine sans peine les dérives auxquelles cela pourrait mener : récompenser des projets de « reforestation » qui sont en réalité des monocultures nuisant à la biodiversité, à finalité économique, et qui ont une capacité de capture largement inférieure aux forêts anciennes.
Certaines entreprises sont toutefois conscientes de ces risques et font attention à ne pas financer des projets de plantations d’espèces exotiques en monoculture. Au-delà de l’aspect environnemental, c’est la légitimité même de ces « entreprises sociales » qui est en jeu.
Le moteur de recherche Ecosia, qui finance majoritairement des projets à l’international et que nous avons contacté, précise « ne jamais faire de monocultures » et ne planter « presque que des espèces natives ». Et d’ajouter : « Nous réalisons des plans détaillés avec nos partenaires qui nous envoient des photos des pépinières et des plantations et nous rendons sur place pour nous assurer de la bonne gestion des forêts plantées. »
Des logiques différenciées en France
Pour diminuer les risques d’un détournement de la finalité environnementale ou des externalités sociales et écologiques négatives, la solution serait-elle de reforester chez soi ?
En France, les logiques sont très différentes par rapport aux zones tropicales. « Reforest’Action, détaille son président Stéphane Hallaire, ne finance en France que des projets multifonctionnels : c’est-à-dire que chaque projet doit servir à renforcer le rôle économique, social et écologique de la forêt. Elle doit produire de l’emploi à travers le bois, renforcer la biodiversité, stocker du CO2, avoir un effet bénéfique sur le paysage, accueillir des visiteurs, etc. » Autant de critères qui n’étaient pas mentionnés dans les chartes d’obtention de crédits pour les projets de reforestation à l’international.
Si la manière de gérer ce type de projets en France semble davantage faire honneur à la pluralité de services que rend une forêt (non seulement en termes de capture de carbone, mais aussi de biodiversité, d’emploi, de lien social), elle ne recouvre pas pour autant les mêmes enjeux que la reforestation à l’international. Meriem Fournier, ingénieure des ponts, des eaux et des forêts et directrice du centre AgroParistech, tranche : « nous ne sommes absolument pas en situation de déforestation, donc parler de reforestation en France est un non-sens. »
Le couvert forestier a en effet largement progressé ces dernières années (+10 % entre 1990 et 2012). D’après l’Office national des forêts (ONF), la surface forestière est aujourd’hui de 155 000 km² (environ 29 % du territoire français dans son ensemble) – soit plus du double que la surface au milieu du XIXe siècle – et continue de s’accroître de 50 000 hectares par an en moyenne. Et les projets de reforestation n’y sont pas pour grand-chose. Le passage de l’agriculture extensive à l’agriculture intensive a conduit à un regroupement des surfaces agricoles sur des espaces plus vastes mais moins nombreux (parce que plus productifs). Et de là, les forêts ont progressivement reconquis ces terres laissées à l’abandon.
Ne pas chercher à simplifier la forêt et la sylviculture
La surface ne fait pas tout : si la déforestation n’est pas vraiment un problème en France, la « malforestation » (soit l’abandon pur et simple des forêts ou l’appropriation des services fournis par quelques-uns sans vision à long terme) en est un. Et du fait de la refonte totale de l’ONF en 2002 – qui a conduit à une baisse drastique des dotations publiques et à un changement brutal des logiques de gestion forestière – ou du prix du bois instable et surtout régulièrement en baisse, les propriétaires forestiers (privés, communes et État) sont contraints de trouver d’autres canaux pour financer la gestion et le renouvellement des forêts. Ils se tournent donc vers les financements d’entreprises privées, dont les logiques d’optimisation managériales se prêtent mal aux caprices de la nature.
Car tous les système sylvicoles ne se valent pas : d’un côté, des plantations forestières envisagées comme de simples ressources à exploiter, définies par la FAO comme des forêts « constituées de peuplements à une seule ou peu d’espèces, à espacement régulier et de même âge (équienne), réalisées pour la production de bois ou de fibres, et/ou la fourniture de services écosystémiques, en particulier la protection des milieux » ; de l’autre, des forêts multifonctionnelles capables de satisfaire une grande diversité de services (dont la production de bois) sur peu de surface, des écosystèmes qui fonctionnement grâce à des interactions complexes, mais suivies et contrôlées entre arbres, animaux, micro-organismes du sol et humains.
Ces forêts fonctionnent essentiellement, en France, grâce à la maîtrise (séculaire) de la régénération naturelle assistée, c’est-à-dire à partir des graines produites par les arbres en place que l’on favorise ou élimine ensuite selon la qualité finale de l’écosystème recherché. Une sorte « d’agroécologie de la forêt », résume Meriem Fournier.
Un problème de marketing, pas de prix
Logiquement, les seconds systèmes, plus complexes, soutiennent la multiplicité des services offerts par la forêt et la biodiversité générale de l’écosystème, ils débordent ainsi largement une vision centrée sur la capture du gaz carbonique. Mais ils sont aussi moins « marketables »... « Ça se vend moins bien à la RSE des entreprises, déplore Meriem Fournier, parce qu’on ne vend pas seulement un arbre, mais de la conception et du suivi hautement qualifié, du travail forestier comme du désherbage, par exemple.
Des critères que la société ne comprend pas car elle croit que la forêt pousse toute seule dès lors qu’on a planté un arbre. En tant que gestionnaire forestier, nous trouvons dommage que les systèmes sylvicoles complexes soient moins accessibles au système de mécénat des entreprises privées. »
Pourtant, s’ils prennent plus de temps et sont davantage soumis aux « aléas de la nature », il ne sont pas plus chers. D’après Christian Weben, ingénieur CRPF (Centre régional de la propriété forestière), les coûts de reboisement en plantation artificielle ou en régénération naturelle sont quasiment les mêmes, « compris entre 2 500 et 5 000 €/ha », selon les essences plantées et le terrain. « Une régénération naturelle est économique, si tout se passe bien.
La régénération artificielle se caractérise par un investissement initial plus important. Il faut acheter les plants, les planter, les protéger contre les dégâts de gibier. Ce seul budget peut approcher le coût de certaines régénérations naturelles tous travaux compris. Par contre, les entretiens s’avèrent souvent moins onéreux. » Reste donc à ce que les entreprises acceptent de ne pas financer des arbres, mais la gestion d’un écosystème complexe dont la temporalité et la fonctionnalité sont bien différentes de celles du marché du carbone.
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