Tribune

Le retour d'un Etat tout puissant est-il souhaitable pour les territoires ?

Latrach Med Jamil

La crise sanitaire et économique actuelle a conduit au grand retour de l'État, après des décennies de désengagement au profit du marché. Mais une réponse nationale unique est-elle cohérente avec la diversité des situations locales ? La transition vers une société résiliente n'implique-t-elle pas de laisser davantage d'autonomie aux territoires ? Et si les frontières administratives étaient établies en fonction des biorégions locales ?

Si pendant quelques décennies, les politiques publiques se sont orientées vers un retrait important de l’État au bénéfice de la libéralisation des échanges économiques, la crise sanitaire a replacé l’État au cœur du jeu politique. En effet, des réponses rapides ont pu être apportées à la crise moyennant une intervention massive du gouvernement consistant à renforcer le système de santé, à jouer un rôle d’investisseur dans l’économie, fermer les frontières et plus récemment injecter des sommes importantes pour relancer les grandes industries françaises. 

La crise sanitaire semble en annoncer d’autres, celles des métamorphoses environnementales et du réchauffement climatique en premier chef. Les réponses à apporter aux crises à venir seront-elles du même acabit que celles déployées pendant la crise sanitaire ? Un retour fort de l’État est-il la seule option possible pour la transition écologique ? Si nombres d’intellectuels et de militants semblent appeler à un gouvernement fort dans les années à venir, une telle démarche présente des biais citoyens et politiques qu’il convient d’éclairer.
 

Vers un État qui reconsidère la diversité territoriale

Comprendre le rôle des États dans la transition écologique invite nécessairement à analyser la manière dont ils se sont construits au fil des siècles. La conception des États-nations vient en grande partie de la pensée des Lumières. Séparant l’humain de la nature, l’humain des territoires, la pensée des Lumières a également conditionné les matérialisations politiques des États : celle de l’émergence des premières démocraties représentatives. En France par exemple, la Révolution a fait émerger un principe politique alors inédit en construisant un système de gouvernance, certes démocratique, mais relativement hiérarchisé et élitiste autour du principe d’une nation unie et indivisible. La nation française s’est affirmée à l’échelle nationale par sa capacité à fédérer des différences culturelles et géographiques majeures autour d’un projet politique unique. Ce faisant, l’État français a très fortement uniformisé ses territoires à travers des outils qui n’ont souvent comme réalité historique que leur seule émergence politique. En inventant des ancêtres communs, en imposant une langue unitaire à des langues locales qui étaient pourtant vectrices de liens et de relations, en cultivant des symboles nationaux qui sont soit virtuels, soit non-inclusifs comme ceux du calendrier chrétien, les récits nationaux invisibilisent les diversités qui nous composent. 

Dans l’émergence de l’État-nation, autonomie et uniformisation sont les deux temps d’un même processus : ils conditionnent la capacité de chacun à pouvoir s’exprimer dans un espace politique défini et commun. Ainsi, l’appropriation et le vécu des citoyens se dissocient petit à petit de la spécificité des territoires et des paysages dans lesquels ils habitent pour une nouvelle finalité : l’affirmation de l’identité nationale et de son influence économique et sociale sur la scène internationale.

Portrait de « La ratification du traité de Münster », l'un des traités conduisant à la paix de Westphalie, où le concept d'État-nation est né.

L'uniformisation des pays et des territoires, dont les États ont été les premiers gardiens, ne s’est pas faite sans dommages. Car, dans bien des lieux, pour bien des vivants, uniformisation des territoires et émergence de précarités constituent les deux phases d’un même processus. Construire une société par une séparation entre l’humain et son lieu de vie légitime en grande partie l'instrumentalisation des êtres vivants non-humains et participe de ce fait à l'érosion de la biodiversité. Construire une société sur un seul et même récit, celui de l’unité française au détriment de la pluralité des identités que représente chaque personne, c'est également laisser sur le bas-côté tous les individus qui ne se retrouvent pas dans cette identité unique et imposée. Le tout-national et le tout-urbain entraînent une privation des imaginaires pour ceux et celles qui veulent vivre ailleurs et autrement. 

Aujourd’hui, cette uniformisation semble avoir atteint un point de rupture : nombre de populations et de territoires sont les grands oubliés de l’économie monde et des politiques publiques républicaines. Déployé en partie par les États-nations, le capitalisme devient alors un impérialisme. Bien des peuples, des communautés et des individus ont vu leurs valeurs être réinjectées dans les lois du marché et dans les discours républicains. Si bien que nombre de territoires, urbains comme ruraux, continentaux comme insulaires, ont perdu les étendards de leurs fiertés : la diversité des humains et des non-humains qui les composent.

Pourtant, de nouveaux travaux montrent que c’est en grande partie cette diversité qui permet de faire face aux chocs et de construire la résilience. Une région devrait se composer d’un tissu équilibré de relations qui favorise l’émancipation de chacun sans remettre en cause la capacité des générations futures à faire de même. Préserver ces équilibres demande notamment de réfléchir et de faire politique à partir de l’expérience partagée. Face à ce constat, le retour des États-nations comme seuls acteurs conduisant la transition écologique formule un paradoxe important : celui de donner les clés de la diversité des mondes à des acteurs qui en ont pourtant été les premiers bourreaux. Si les gouvernements ont bien sûr un important rôle à jouer dans les sociétés à venir, ils ne doivent plus écraser les échelles où se structurent réellement le vivre ensemble. Face à l’uniformisation des mondes et aux précarités qui en émergent, il convient donc de questionner non pas simplement le rôle de l’État, mais bien la place qu’il occupe dans les régimes démocratiques. Inverser le regard en complétant les approches étatiques par des approches territoriales permettrait sûrement de trouver des réponses pertinentes pour penser les mondes de demain.


La transition écologique implique de « refaire lieu »


Aujourd’hui, le mot « transition » est dans tous les esprits, mais sa définition reste mouvante. La transition décrit bien un processus de passage d’un État à un autre qui conduit à un changement de paradigme. Elle est un chemin à construire qui demande de revoir bien des aspects de la vie quotidienne, tout en n’ayant pas peur de rompre avec des dogmes existants tels que ceux dictés par le néolibéralisme qui spécialise et met en compétition des territoires, au risque de troubler bon nombre d’équilibres relationnels entre économies locales et globale. La transition écologique induit une posture prospective et l’établissement d’un diagnostic partagé : que souhaitons-nous garder de nos modes de vie actuels ? Qu’est-ce que nous ne voulons-nous plus ? Que devons-nous garantir pour les générations actuelles et pour les générations futures ? 

Par exemple, à travers bien des aspects, la transition écologique implique de repenser les relations de l’Homme à la Nature. En pleine sixième extinction de masse, la crise sanitaire du Covid-19 nous rappelle à quel point l’être humain est vulnérable en tant qu’espèce, et combien la biodiversité est un sujet de santé publique. La préserver et respecter les écosystèmes est d’une importance cruciale car, de leurs maltraitances, de leur destruction, peuvent se créer des chemins de transmission de virus potentiellement pathogènes vers les êtres humains, du fait de nos activités (élevage intensif, déforestation...). Respecter la biodiversité implique de comprendre ses besoins, or, comme les nôtres, ils se territorialisent en « habitats » : il faut des lieux pour naître, pour se nourrir, pour se loger, ou encore pour partager une vie sociale et familiale. 

La transition écologique implique de composer avec un mille-feuille qui façonne les territoires et les écosystèmes. Ces couches ne sont pas toutes ni de la même taille, ni de la même forme, ni de la même épaisseur, et pourtant elles se superposent pour former un tout, sans cesse renouvelé, selon la façon dont nous le regardons. Ce mille-feuille véhicule des histoires, des paysages, des géographies, construits par l’entremêlement des patrimoines locaux naturels, culturels et socio-économiques, qui témoignent d’une certaine historicité, c’est-à-dire d’une capacité d’un groupe d’individus à faire des choix pour son propre destin. La transition écologique repose sur des choix collectifs à mettre en œuvre, que les territoires sont capables de créer et porter.


Laisser les territoires expérimenter pour libérer les imaginaires

Si les échelons territoriaux tels que définis par l’État s’apparentent à une logique de gestion, la transition écologique nécessite également une logique de projets. Pour mettre en oeuvre ces derniers, les territoires ont besoin de souffle et de marge de manœuvre pour expérimenter.

Dernièrement, nous avons pu constater que l’expression d’une certaine autonomie des territoires et la perspective d’une solidarité nationale ne sont pas antinomiques. La crise sanitaire du Covid-19 et le trou béant dans les réserves nationales de masques poussent les territoires, en particulier les échelons communaux, à en organiser eux-mêmes la production locale dans le cadre d’une solidarité nationale. Si ces initiatives comblent le manque d’anticipation de l’État face à une crise sanitaire, d’autres actions régionales et locales viennent pallier à leur tour l’inaction de l’État face à la crise climatique.

Désormais, la volonté collective de changement n’est plus à prendre à la légère. Elle naît parfois dans des « angles morts » comme les territoires ruraux et intermédiaires délaissés par la concentration des flux et opportunités vers les métropoles, ou dans des zones agitées qui tentent de tracer des chemins vers la transition écologique en s’opposant à des projets inutiles, imposés et, si on n’y prête pas assez attention, invisibles. Un des exemples les plus récents est celui de l’opposition de plusieurs associations et collectifs citoyens au projet de port de plaisance de Brétignolles-sur-Mer, dont la lutte s’est cristallisée dans la création d’une zone à défendre (ZAD) finalement démantelée en pleine période de confinement. Les associations demandent une suspension et un moratoire sur le projet pour permettre la mise en place d’un réel débat public. Cette actualité témoigne de l’importance de créer de nouveaux modes de vivre-ensemble en prenant le temps de mener des processus démocratiques de co-construction de projets en phase avec les impératifs écologiques. Par ailleurs, beaucoup de territoires « oubliés » voient en la transition écologique un potentiel de renouveau. Les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) de moins de 20 000 habitants qui s’engagent dans l’écriture et la mise en œuvre de plans climat-air-énergie territoriaux (PCAET) en sont un exemple concret, alors même qu’ils n’en ont pas l’obligation.


© Matthieu Comoy

Ces phénomènes témoignent d’une demande croissante d’engagement dans la transition écologique qui s'appuierait sur les ressources présentes dans des territoires vécus, pour (re)construire un sentiment d’appartenance, préserver un patrimoine, ouvrir des espaces de promesses. Ils témoignent également d’une grande capacité d’innovation présente dans les territoires. Non seulement la mise en œuvre d’une transition écologique interprétée territorialement selon les singularités locales permettrait non seulement de contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique, mais elle favoriserait aussi une confiance renouvelée envers les territoires et leurs capacité à co-construire les mondes de demain.

La commune de Loos-en-Gohelle dans le Pas-de-Calais fait partie des territoires « pionniers » en matière de transition écologique. Ce territoire, qui a connu des difficultés sociales et économiques, partait de loin pour porter un nouveau projet politique. L’enjeu n’était autre que de se relever d’une situation socio-économique extrêmement difficile, liée aux passages de l’histoire (fermeture des mines de charbon, mondialisation et industrialisation des littoraux à Grande-Synthe et Dunkerque). Dans cette commune, la refonte du plan local d’urbanisme (PLU) au travers d’un processus de participation citoyenne, a été un des points de départ de la création d’une dynamique de transition progressive. Ce moment a été un levier pour établir des éléments communs de diagnostic et stimuler les imaginaires par des exercices de projection et de prospective, reposant sur des interrogations liées à la vie quotidienne, telles que l’alimentation et les circuits-courts, ou encore sur les lieux et paysages locaux à travers la valorisation du patrimoine minier.

La création d'imaginaires par la participation s’avère ainsi une ressource territoriale très forte, dès lors qu’elle est créée par un ensemble d’individus situés dans des espaces communs, dont les vécus rapportent une diversité d’expériences à rassembler. Le processus mobilise alors des « territoires historiques » décrits selon leurs temporalités, des histoires et des époques, mais aussi des « territoires vécus » liés à des relations sociales, des histoires interpersonnelles et les pratiques quotidiennes des habitants. La transition nous rappelle que les métropoles n’ont pas le monopole de la créativité territoriale et qu’il est nécessaire de repenser le mille-feuille administratif au regard de nouvelles dynamiques territoriales émergentes et, ainsi, faire écosystème à l’échelle de la nation.


Réencastrer le territoire politique dans son environnement naturel

Le déploiement des initiatives territoriales, notamment en matière de transition écologique, démocratique et sociale, ne peut être permis que dans un contexte qui lui soit propice. Pourtant, les limites administratives fondant aujourd’hui la plupart des décisions politiques n’intègrent pas les réalités géographiques des territoires qu’elles dessinent ; elles sont désencastrées des paramètres naturels. Or, le degré d’acceptabilité d’une décision prise dans un cadre représentatif est tributaire du sentiment de légitimité reconnu aux institutions décisionnaires – légitimité mécaniquement ébranlée par la déconnexion entre le réel et l’institutionnalisé. C’est pourquoi il convient de réhabiliter l’importance de l’organisation politique de l’espace pour permettre aux territoires d’exprimer la diversité de leurs dynamiques de reconstruction écologique. Dans cette perspective, le concept de biorégion peut s’avérer pertinent pour accompagner une reconfiguration des délimitations administratives de l’espace et permettre à chaque territoire de « cultiver son indépendance ».

Une biorégion est un territoire dont les limites ne sont pas définies par des frontières politiques, mais par des limites géographiques. Cette vision conçoit les habitants d’un territoire, leurs activités et les écosystèmes naturels comme une seule unité organique au sein de laquelle chaque site, chaque ressource, de la forêt à la ville, des plateaux aux vallées, est développé de manière raisonnable en s’appuyant sur les atouts naturels du territoire. C’est une façon de penser l’espace urbain et l’activité humaine en relation intime avec son territoire. 

Diverses conceptions de la biorégion ont été développées aux États-Unis et en Italie : celle initiée par Lewis Mumford basée sur une relation organique entre les habitants et leurs espaces de vie, celle des pionniers californiens naturalistes qui vise l’autosuffisance des territoires en perturbant le moins possible leur écosystème local ainsi que la vision post-urbaine de l’Italien Alberto Magnaghi qui considère le territoire local comme un bien commun, à la fois biologique et social, sur lequel doivent se focaliser les politiques publiques. Pour Robert Thayer, la biorégion apparaît comme le lieu et l’échelle la plus logique pour l’installation et l’enracinement durables et vivifiants d’une communauté. Plus encore, la division ville-campagne pourrait selon certains théoriciens être résolue par une approche biorégionale (Peter Berg et Raymond Dasmann).


Plan stratégique du Parc agricole de Prato en Italie (Revue Ecologik n°24), villeresiliente.org

S'engager vers une reconnaissance administrative des territoires qui suscite l'adhésion des habitants et respecte la configuration des écosystèmes serait aussi et surtout un moyen de renforcer la résilience des territoires, assurée au travers de plusieurs critères : la diversité à tous les niveaux, l'autonomie du territoire, la modularité et la connectivité, la redondance (le fait qu’une même fonction soit assurée par plusieurs éléments indépendants du système), et la cohésion des acteurs.

Dans l’attente d’un travail d’ampleur de refonte des délimitations politiques fondant les compétences des territoires, il semble opportun de capitaliser sur les acquis du passé pour davantage adapter les limites administratives aux réalités géographiques des territoires. En 1995, la Loi d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire (LOADT, dite « loi Pasqua ») introduit ainsi dans la législation la notion de pays et invite les territoires à l'expérimentation. Puis, en 1999, la Loi d’Orientation pour le Développement Durable du Territoire (LOADDT) définit les pays comme des territoires présentant « une cohésion géographique, culturelle, économique ou sociale ». Un pays est « reconnu, à l’initiative des communes ou de leurs groupements » mais doit impliquer, outre les élus locaux, l’ensemble des acteurs concernés par le développement économique, social, culturel, et environnemental. 

Reconnu par l’État, le pays devient un espace privilégié pour mettre en œuvre une stratégie de développement et obtenir des financements publics. Néanmoins, si les pays s'intègrent dans la volonté nationale de fonder l'aménagement et le développement des territoires locaux sur le projet, pour dépasser une simple logique de guichet, ils demeurent des structures récentes, dont la pérennité ne peut être garantie que par un engagement fort de la part des principaux acteurs de l'aménagement du territoire que sont l'État et la région. Élargir les domaines d’action des pays et les doter de moyens financiers et juridiques suffisants garantiraient, à court terme, la pleine expression de leurs potentialités. 

Le réencastrement des espaces politiques dans leur environnement géographique implique enfin de veiller à ce que les unités géographiques à fort rayon de confiance puissent exprimer leur potentiel auto-organisateur, mais aussi à ce que ce processus endogène ne se fasse pas au détriment des territoires « résiduels ». Là où le potentiel auto-organisateur est faible, la priorité doit être mise sur les actions visant à élever et homogénéiser le rayon de confiance. Ainsi les territoires dans leurs pluralités semblent être à la fois la racine et le réceptacle des mondes résilients de demain. Cette dynamique ne veut pas dire que l’État doit s’effacer; au contraire il peut devenir le gardien d’un accompagnement pérenne et juste d’une transition qui s’opère à l’échelle du vivre ensemble. Réformer ainsi les relations entre les différents échelons administratifs et redessiner les frontières du vivre-ensemble à partir des expériences vécues des citoyens, devient l’un des chantiers pour revaloriser les diversités qui nous composent et emmener la cause sociale et la cause environnementale dans un seul et même horizon.


Damien Deville est géo-anthropologue et auteur de Toutes les couleurs de la Terre - Ces liens qui peuvent sauver le monde (Tana editions, 2020).

Aneth Hembert est socio-urbaniste.

Elisabeth Millard est juriste. 

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