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Le déchet, une nouvelle ressource à gérer en commun?

Ludovic

Comment éviter les "passagers clandestins" et assurer une gestion collective des déchets en France ? Dans la perspective d'une transition vers une économie circulaire, concevoir le déchet comme un commun ouvre de nouvelles perspectives sur la gouvernance de l'environnement.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. 


Depuis les années 1990, la mise en place du principe européen de « responsabilité élargie des producteurs » (REP) oblige ces derniers (fabricants, distributeurs, importateurs) à contribuer à la gestion de la fin de vie de certains produits mis sur le marché.

Dans la plupart des pays, les producteurs ont choisi de déléguer cette responsabilité à des organismes collectifs. En France, on les appelle « éco-organismes ». Il y a par exemple Citeo pour la filière emballage et ESR et Ecologic pour la filière des déchets électroniques. Les producteurs s’acquittent d’une contribution calculée en fonction du volume des produits proposés.

Cette mutualisation est source d’efficacité mais peut conduire à une déresponsabilisation des producteurs dans leur devoir de concevoir des produits respectant l’environnement (en faisant de l’éco-conception).

Un autre phénomène fragilisant les filières REP concerne la présence de « passagers clandestins ». Ce concept désigne des agents qui profitent d’un avantage obtenu collectivement, sans contribuer à l’effort collectif et sans respecter les engagements collectifs pris en leur nom.

Un modèle collectif et soutenable


Dans les filières REP, les passagers clandestins correspondent à des producteurs qui faussent leur déclaration de mise sur le marché, voire y échappent. En mettant sur le marché des produits non déclarés, ils augmentent le volume de déchets à gérer par le système collectif sans honorer leur part dans le financement de la filière. L’ampleur du phénomène s’est accrue avec la vente croissante de produits par les plates-formes d’e-commerce. Des chercheurs estiment que l’ampleur du problème des resquilleurs en ligne représente 5 à 10 % du marché des DEEE dans les pays de l’OCDE.

Ce phénomène s’apparente à une forme de « tragédie des communs ». Titre d’un article célèbre de l’écologue Garrett Hardin (1968). Il illustre, à travers une expérience de pensée, l’incapacité d’un groupe à mener une action collective solidaire face aux forces centrifuges des intérêts individuels. Hardin en conclut que la gestion optimale d’un bien commun doit passer nécessairement par un régime de propriété individuelle ou étatique.

L’économiste Elinor Ostrom a contesté cette thèse en montrant dans ses travaux la soutenabilité d’un modèle collectif. Il s’agit selon elle d’impliquer les usagers de la ressource dans l’élaboration de règles d’usage et de partage, et d’un système de contrôle et de surveillance.

Quand l’action collective crée des communs


Pierre Dardot et Christian Laval
proposent d’aller plus loin en s’affranchissant de l’objet lui-même. Ils parlent du « commun » pour s’intéresser davantage à son activité comme pratique politique.

Ces chercheurs montrent que le commun ne préexiste pas toujours à l’action collective, ou qu’il détient une part de potentiel caché à révéler grâce à l’action collective. Ces travaux s’appuient sur des exemples de reprise en main par les habitants d’espaces publics, de systèmes de production d’énergie, de systèmes de distribution d’eau, etc.

Alors qu’Elinor Ostrom s’intéressait aux questions de la préservation et du partage équitable des ressources, la littérature plus récente évoque davantage la « création » de communs « dans » et « par » l’action collective.

Vers le déchet-commun


Dans un contexte de transition vers une économie circulaire, le déchet devient une ressource commune à valoriser : il constitue une source de pièces détachées permettant la réparation d’un appareil ou encore une source de matières recyclées pouvant être incorporées dans la fabrication d’un nouveau produit.

Pour être valorisé, le déchet doit suivre les étapes d’une filière impliquant de nombreux acteurs : producteurs, recycleurs, collectivités, entreprises de l’économie sociale et solidaire, etc. Ces acteurs sont liés par le même objectif : développer une filière de valorisation dans laquelle chacun trouve sa place et récupère équitablement une partie de la valeur.

La valorisation d’un déchet sera d’autant plus élevée que la conception du produit aura été étudiée en amont, que le tri sera précis, le traitement performant, etc. Depuis fin 2016, la filière de recyclage des bouteilles en plastique est fragilisée par la montée en volume des bouteilles en PET opaque. Ces dernières apportent un taux d’opacifiant trop important limitant le recyclage traditionnel du PET transparent. C’est un enjeu qui a mobilisé l’ensemble des acteurs de la filière plastique et a conduit à l’émergence de solutions techniques, telle la création d’un circuit fermé de recyclage du PET opaque.

Ainsi un travail collectif et des savoirs doivent être créés et partagés (qualification de la matière recyclée, définition de notions à partager, identification des facteurs de recyclabilité et de réparablité, élaboration de standards de traitement, développement d’indicateurs et d’outils d’accompagnement des acteurs, etc.).

L’efficacité du commun


Selon le principe de REP, les producteurs ont la responsabilité de constituer et de développer des filières de traitement. Aussi leur incombe-t-il de créer de ces ressources immatérielles à partager. Mais comme le rappelle la tragédie des communs, aucun producteur n’est prêt à supporter cet effort au bénéfice de tous.

En France, la création des éco-organismes a permis de limiter les risques d’une logique individuelle : ils soutiennent financièrement les différents acteurs des filières REP et doivent s’assurer de la répartition de la valeur.

Une partie des recettes des éco-organismes est, par exemple, réinvestie dans la recherche & développement. Les éco-organismes ont développé en outre (avec leurs homologues européens) des standards de traitement qu’ils imposent aux opérateurs avec qui ils contractualisent, de manière à améliorer la dépollution des déchets et la qualité de la matière recyclée.

Les atouts du modèle français


Au-delà du fait d’étudier le déchet comme forme de ressource commune potentielle, l’originalité du commun-déchet est qu’il est institué par l’État et opéré par des acteurs du marché, alors que la littérature met davantage en avant un commun en dehors du marché et de l’État.

Le commun-déchet n’ayant pas de valeur intrinsèque au départ, il n’existe pas de communauté d’usagers naturelle se revendiquant de la gestion et de l’exploitation des déchets. Selon le principe de REP, l’État a désigné les producteurs comme étant les acteurs responsables de leur gestion. Dans ce schéma, les questions d’incitation à la participation au commun et de contrôle des objectifs sont primordiales. C’est moins le cas dans les formes de commun dans lesquelles les usagers se revendiquent d’eux-mêmes spontanément. Par exemple, dans le commun informationnel Wikipédia, une communauté d’usagers s’est spontanément regroupée et organisée. La communauté a d’elle-même mis en place des principes, des règles d’usage et des moyens de gestion des vandalismes et des conflits afin de préserver la qualité d’information.

Il s’agit dès lors de compléter les principes d’Ostrom pour les ajuster aux particularités des communs-déchets. Nos travaux de recherche s’inscrivent dans ce cadre et proposent ainsi de voir la création du commun-déchet comme une technique politique de gouvernement. En créant des éco-organismes, les pouvoirs publics se sont dotés d’acteurs clés, soumis à un cahier des charges révisé périodiquement. Le commun-déchet est géré à travers une forme de corégulation entre pouvoirs publics et éco-organismes.

En prolongeant les travaux d’Ostrom, on peut proposer sept principes à cette corégulation, dont le premier est la désignation d’acteurs, selon leurs compétences, collectivement responsables pour répondre à une problématique d’intérêt général. La filière DEEE présente des résultats encourageant en la matière, mais ce n’est pas le cas de toutes les filières REP. Dans certaines d’entre elles, les éco-organismes en situation de monopole bloquent le mécanisme de corégulation.

Dans son rapport sur les filières REP de mars 2018, Jacques Vernier évoque le cas de la filière des déchets diffus spécifiques (DDS) dans laquelle l’unique éco-organisme, eco-DDS, refusait le nouveau cahier des charges longuement discuté dans le cadre du renouvellement d’agrément. L’absence de concurrence a rendu l’État totalement dépendant de l’éco-organisme et à un report d’un an de la publication de l’arrêté de réagrément.

Le modèle français n’est pas la seule interprétation possible de la REP. L’Allemagne et le Royaume-Uni privilégient une approche plus individuelle de ce principe : elle conduit à limiter les interactions entre acteurs et les innovations, aboutissant à l’exportation de déchets faute de filières existantes localement. Cette comparaison permet de mettre en évidence les vertus du commun encouragé dans les filières REP en France.

L’exemple des déchets comme communs ouvre de nouvelles perspectives sur la gouvernance de l’environnement. Celle-ci ne se réduit pas à la sélection d’un instrument d’action publique entre réglementation, incitation ou engagement volontaire mais peut prendre la forme de dispositifs publics qui combinent ces approches dans une logique de responsabilisation évolutive, conçue et organisée sur le long terme.The Conversation

 

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