Carte blanche

La fiction, clef pour sortir de l'hypnose et imaginer dès maintenant le futur

© Alexis Fauvet

Avec la multiplication probable des épidémies à l'avenir, la généralisation de mesures sécuritaires et liberticides est à craindre. Si l'on s'en tient au discours médiatique dominant et à son décompte quotidien des victimes, on peine à imaginer une alternative pour « l'après ». C'est pourquoi la fiction est essentielle : en multipliant les regards sur notre présent, elle nous permet d'imaginer d'autres futurs.

Nous allons apprendre à vivre confinés. Les mois et sans doute les années à venir nous le confirmeront, mais on peut sans grand risque de se tromper parier que ce confinement n’est ni le dernier ni le plus sévère que nous aurons à supporter. Les mêmes causes produisant les mêmes effets : si les États les plus puissants de la planète ne changent pas de politique immédiatement, d’autres virus chercheront refuge dans nos villes après la destruction de leur habitat coutumier et nos lignes aériennes leur offriront l’opportunité de conquérir les métropoles des cinq continents avant que nous ne nous rendions compte de leur existence. Et nous les regarderons encore, médusés, produire des ravages. 

On peut présumer que nos chefs d’État et de gouvernement se préparent à prendre des mesures de soutien structurel aux économies, bien au-delà des plans d’urgence déjà annoncés : des mesures sécuritaires à long terme de traçage de la population et de surveillance des « suspects » de contamination pour que les affaires reprennent sans trop de risque. Dans certains pays confinés, les téléphones portables servent déjà à contrôler les déplacements. En Grèce, on envoie un sms au gouvernement pour sortir de chez soi : aucun moyen d’échapper à la surveillance. Ce n’est qu’une modeste préfiguration de ce qui nous attend, partout, et peut-être en tout temps : diminution drastique des contacts sociaux, victoire absolue de la sociabilité numérique, contrôles sanitaires aux frontières, fin de la culture telle que nous la connaissons (théâtres, salles de concerts, cinémas, musées, galeries vont-ils y survivre ?).

Il faudra s’habituer à ces immenses restrictions des libertés ou changer de monde. « On arrête tout, on réfléchit » : c’était le mot d’ordre de L’An 01, il y a près de cinquante ans déjà. La fable de Gébé proposait de tout changer. En un sens, toutes les fables permettent ce pas de côté, parce que justement, elles sont des fables. Le pouvoir de la fiction est de déplacer notre point de vue sur la réalité. 


Multiplier les points de vue

Prenons l’exemple d’une fable qui nous place au cœur de la catastrophe pour saisir sa nature. C’est le geste de L’Aveuglement, d’Antonio Saramago.  Dans ce roman, publié au Portugal en 1995, c’est une épidémie de cécité qui frappe la population d’une ville qui n’est jamais nommée, et sans doute au-delà puisqu’aucun secours de l’extérieur n’arrive, comme s’il n’y avait pas de dehors. Au début, alors que l’épidémie ne frappe encore que peu d’individus, le gouvernement entreprend de les isoler pour éviter la contagion. Le choix de l’exécutif se porte sur un hôpital psychiatrique désaffecté, où les aveugles sont regroupés sous la surveillance de l’armée. L’asile, où des malades de plus en plus nombreux sont entassés, sans personne pour les aider, dans des conditions d’hygiène et de promiscuité de plus en plus insupportables, concentre toute la misère de l’humanité. Il allégorise bien sûr la condition humaine, mais il produit aussi un savoir sensible sur l’épidémie. 

C’est un laboratoire où une expérience narrative peut être menée sur un groupe de personnages séparés malgré eux du monde. Il nous apprend d’abord qu’il n’existe pas de barrière infranchissable à la contagion : il n’y a pas de bulles d’immunité où les indemnes pourraient se réfugier. On y observe aussi toutes les réactions des aveugles : la peur, le besoin d’amour, le désarroi devant les faiblesses du corps, mais aussi l’esprit de sacrifice d’une femme qui, par amour ou par solidarité, a voulu accompagner son mari dans l’asile alors qu’elle n’était pas contaminée. 

Ce roman nous fait prendre tour à tour tous les points de vue : celui des autorités (que le lecteur n’est pas incité à partager, on le devine), celui des aveugles qui réagissent tous de manières différentes et celui de cette héroïne, la seule qui ait choisi d’être enfermée avec les enfermés, et dont l’action sera décisive pour leur permettre de survivre à l’épreuve. Toutes les voix contribuent à multiplier les points de vue sur la catastrophe et à faire droit à l’infinie diversité des expériences subjectives, en même temps qu’à la communauté de destin des populations : le roman nous montre finalement que nous réagissons tous différemment, mais que nous souffrons tous de la même chose. Nous sommes différents, mais nous partageons tous le même monde. Ce qui nous rapproche et nous permet de nous en sortir est à la fois la reconnaissance de ce pluriel et le soin de ce commun : l’attention aux autres, qui est une attention au collectif autant qu’aux personnes qui le composent. Faire attention à ce qui nous relie, soigner nos liens, s’aimer (comme collectif) : ce serait la morale de la fable. Hannah Arendt écrivait déjà que la pluralité était la véritable condition de l’humanité.


Sortir de l’hypnose médiatique

Quand nous sortirons du confinement, que ferons-nous ? Regardons ce que font les aveugles de Saramago à qui la généralisation de l’épidémie a ouvert les portes de l’asile : les soldats qui les y maintenaient, désormais tous aveugles eux aussi, ont abandonné leurs postes. Ils sortent et débattent : y a-t-il encore, dans ce monde d’aveugles, un gouvernement ? « Je ne le crois pas, [dit un aveugle], mais au cas où il y en aurait un, ce sera un gouvernement d’aveugles qui veut gouverner des aveugles, c’est-à-dire un néant qui a la prétention d’organiser un néant, Alors il n’y a pas de futur […], Je ne sais pas s’il y a un futur, mais maintenant il faut essayer de savoir comment nous allons pouvoir vivre dans ce présent-ci. Sans futur, le présent ne sert à rien, c’est comme s’il n’existait pas, Il se peut qu’un jour l’humanité réussisse à vivre sans yeux, mais elle cessera alors d’être l’humanité, le résultat on le connaît, qui parmi nous se considère encore aussi humain qu’il croyait l’être avant ? » [1]  

Est-il nécessaire de souligner les ressemblances avec la situation d’aujourd’hui ? Si nous voulons vraiment sortir (du confinement), la fiction est d’une grande aide. Non pour nous évader, mais pour nous en sortir collectivement, c’est-à-dire éviter des répliques de plus en plus liberticides. Car pour cela, il nous faut dès maintenant multiplier les points de vue sur l’événement, sortir de l’hypnose médiatique qui nous soumet au décompte macabre des victimes quotidiennes, imaginer un futur, débattre de ce qui nous fait humains. 

 

[1] L’Aveuglement, Seuil, coll. « Points », p. 286 

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