A compléter

"L'égalité des chances est minée à la base par les conditions de vie"

Les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon viennent de publier "Panique dans le 16 !" aux éditions La ville brûle, qui retrace l'arrivée d'un centre d'hébergement de sans-abri dans un quartier huppé de la capital, sous le regard médusé d'une bourgeoisie défendant son territoire. Socialter les avait rencontrés pour un entretien au printemps 2016, l'occasion donc de republier cet échange.

« Qui ne fut heurté par le spectacle de ces nantis tentant désespérément d’échapper au devoir de solidarité avec les plus démunis ? ». Sociologues spécialistes de la grande richesse, Monique Pinçon Charlot et Michel Pinçon étaient à l’université Paris-Dauphine le 14 mars 2016 pour la réunion publique houleuse organisée au sujet du projet de centre d’hébergement destiné aux sans-abri. Il sera finalement construit - non sans réticences des riverains - dans les beaux quartiers du XVIe arrondissement parisien, et inauguré en novembre de la même année. C’est le point de départ de Panique dans le 16e !, une « enquête sociologique et dessinée ». Au fil des pages, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon dépeignent toute l’histoire de la construction du centre, de son état de projet à l’installation des résidents. Couverture bleue et orange fluo, l’ouvrage attire l’œil. Autant que ses auteurs attirent l’attention sur la ségrégation spatiale des « très riches » à travers un récit parsemé d’humour. Représentés dans les dessins – signés Etienne Lécroart -, auteur de bandes dessinées et dessinateur de presse -, les Pinçon-Charlot cheminent dans tout l’arrondissement, à la rencontre de ses habitants.

Parmi eux : des familles riches, mais aussi des « salariés qui prennent la défense des intérêts de classe de leurs employeurs ». Bribes de conversation, analyse sociologique, détails factuels, les chercheurs partent de la problématique du centre pour décrire le sentiment de propriété du bois de Boulogne transmis de génération en génération dans les familles bourgeoises et aristocrates du XVIe arrondissement, leur lutte pour protéger leur « entre-soi »…  Un livre passionnant, qui pose question sur les rapports entre classes sociales.


Panique dans le 16e !
, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, éditions La ville brûle, Septembre 2017, 96 pages, 16 €.


[Interview initialement parue dans Socialter n°17] 

Couple tireurs d'élites : 
La force tranquille de la reproduction sociale


 

François Hollande s’entoure de jeunes ministres et conseillers. On a écrit que la « génération Mitterrand » arrivait au pouvoir. Peut-on parler d’un renouvellement des élites ?

Monique Pinçon-Charlot : Nous sommes au contraire dans une continuité parfaite. Après le « tournant de la rigueur » de 1983, François Mitterrand a dérégulé les marchés financiers. Ceux qui sont nés et ont grandi au cours de cette période se retrouvent tout naturellement dans cette gauche néolibérale représentée aujourd’hui par le Parti socialiste. Ces politiques ne contestent pas le néolibéralisme : ils n’ont qu’une vision pragmatique de la société, une langue experte et peu d’idées.

Michel Pinçon : L’élection de François Hollande ne s’est pas accompagnée d’une arrivée des classes populaires au pouvoir, même s’il y a des cas particuliers, comme toujours. De même que dans les grandes écoles, il y a des enfants venant des classes populaires qui finissent par intégrer l’appareil politique, mais c’est exceptionnel.

MPC : Ceux qui sont issus de la diversité sont même souvent instrumentalisés dans un gouvernement. On en voit un exemple frappant avec Myriam El Khomri, qui est là pour sourire aux caméras et derrière qui Manuel Valls et Emmanuel Macron tiennent les rênes. Cela suscite une impression de malaise.

Peut-on dire que, depuis les années 1980, l’aristocratie de l’argent a pris le pas sur la « noblesse d’État » dont parlait Pierre Bourdieu ?

MPC : On devrait plutôt dire que l’aristocratie de l’argent est devenue « noblesse d’État ». L’oligarchie se mêle et s’entremêle comme une pelote de laine. Par exemple, Bernard Arnault ne doit sa fortune qu’à Laurent Fabius qui lui a offert sur un plateau d’argent le groupe Boussac Saint-Frères pour quelques millions de francs, ce qui était un cadeau extraordinaire par rapport à la valeur réelle de ce groupe.

“L’École républicaine, c’est du pipeau : elle est conçue pour sélectionner les déjà-sélectionnés.”

 

Pour les jeunes de 25-35 ans, y a-t-il aujourd’hui un renforcement du plafond de verre qui fait obstacle à leur ascension sociale ?

MP : Les statistiques d’entrée dans les grandes écoles, l’ENA en particulier, ne montrent pas une ouverture envers les classes sociales modestes. Il y a toujours une sélection dans le domaine des qualifications professionnelles, qui ne sélectionne là que les déjà-sélectionnés.

MPC : Aujourd’hui en France, 52 % des actifs sont employés ou ouvriers, avec un niveau de rémunération autour du Smic. Or, il n’y a pas 1 % de personnes, parmi ces 52 %, qui soient représentées à l’Assemblée nationale ou au Sénat. Pour nous, sociologues, nous sommes face à un régime qui n’est plus du tout démocratique, mais censitaire. En revanche, si l’on se place du point de vue de jeunes issus de catégories moyennes supérieures, je pense que le socle de représentation s’est élargi. Il y a une ouverture pour les jeunes qui sont nés dans les beaux quartiers ou dans les quartiers de l’Est parisien et qui ont fait des études. Ils peuvent se faire repérer dans les think tanks, par exemple.

Quels sont les mécanismes d’accession à la grande bourgeoisie ?

MP : Le processus traditionnel qui régissait la noblesse d’Ancien Régime consistait à anoblir les individus qui avaient été utiles à l’État par leur action militaire ou leur réussite économique. Récemment, on a l’exemple du baron Frère, dont le père vendait des clous à Liège, qui a été anobli en 1994 par le roi des Belges. Mais, aujourd’hui, il y a une fermeture du milieu, via le principe de la cooptation.

MPC : En 1999, nous avons mené une enquête (financée par la CPR, une banque d’affaires), qui portait sur des patrons ayant fait fortune en une génération, comme Pierre Bellon, Paul-Louis Halley, Jean-Marc Lech. Nous avons observé qui parmi eux allait être intégré dans les « ghettos du gotha » et qui allait être rejeté. Dans ce microcosme, ceux qui ont été cooptés par le gotha étaient ceux qui se montraient capables de transmettre la richesse aux générations suivantes. Bernard Arnault, François Pinault sont de ceux-là.

MP : La bourgeoisie, ce n’est pas seulement l’argent, c’est aussi les manières, la culture, le capital social. Pierre Bourdieu disait que ceux qui dominent dans la société sont ceux qui cumulent plusieurs formes de richesse – y compris culturelles. C’est pourquoi ceux qui doivent leur fortune à des activités qui ne sont pas prisées par la bonne société – la chanson, le football – n’y sont pas admis.

 

Depuis les années 2010, la question de l’oligarchie a fait son apparition dans le discours médiatique. Est-ce le signe d’une prise de conscience politique ?

MP : L’oligarchie désigne un régime où le pouvoir est entre les mains d’une minorité. Elle désigne bien le système actuel du pouvoir, où la reproduction sociale est forte. Les sociétés se transmettent de façon dynastique dans l’industrie et dans les affaires. Qu’on songe aux familles Dassault, Arnault, Bolloré... Les enfants Arnault sont au Conseil d’administration de LVMH. Les privilèges de la noblesse d’Ancien Régime se sont reconstitués.

MPC : Ce mot d’oligarchie signifie que peu de personnes concentrent toutes les richesses et tous les pouvoirs. Or, il y a une concentration qui est stupéfiante depuis 1980. Si vous prenez le dernier palmarès des 500 premières fortunes de Challenges, vous avez près de 415 fois la fortune du grand chef cuisinier Alain Ducasse – 82 millions d’euros – dans celle de Bernard Arnault – 34 milliards d’euros. Il y a donc une hétérogénéité dès que l’on rentre dans la grande richesse, alors qu’en 2013, 50 % des salariés gagnaient moins de 1 772 euros par mois.

L’École républicaine joue-t-elle encore son rôle dans « l’égalité des chances » ?

MP : L’égalité des chances est minée à la base par les conditions de vie. Quand vous allez à Neuilly, vous avez de jeunes enfants avec des nurses qui les promènent et leur parlent anglais ou allemand. Lorsqu’ils arrivent en primaire, ils sont déjà bilingues.

MPC : L’École républicaine, c’est du pipeau : elle est conçue pour sélectionner les déjà-sélectionnés à qui l’on peut payer des cours particuliers, qui peuvent aller dans le public quand le public est intéressant, puis aller dans le privé quand il est plus avantageux, sans jamais être victimes de la carte scolaire. Nous avons assisté à des situations incroyables. Ainsi, je suis restée une semaine à l’école publique Charcot à Neuilly, en 1988. Les enseignants, payés par l’État, étaient entièrement au service de la très grande bourgeoisie : les parents pouvaient même choisir les professeurs auxquels on confierait leurs enfants...

MP : Dans ces écoles primaires, il y a des conférences où des parents viennent exposer aux enfants ce qu’est leur métier : ils sont ambassadeurs de France, président de Peugeot-Citroën... Des perspectives sans doute très différentes de celles des enfants des cités où les parents sont chômeurs ou travailleurs pauvres.


La montée du Front national est une évolution politique marquante de ces trente dernières années. Comment est-elle considérée dans les cercles de la grande bourgeoisie ?


MPC :
Les scores électoraux du Front national dans les beaux quartiers sont très largement en dessous des moyennes nationales. En revanche, nous avons eu l’occasion de rencontrer des membres du FN parfaitement intégrés dans ce milieu. Selon nous, le FN fait partie de cette oligarchie : pour ceux qui veulent éviter une alternative réelle à la gravité de la situation sociale et économique que nous vivons, rien ne vaut une nouvelle dynastie familiale qui a grandi dans les beaux quartiers depuis la seconde génération.

MP : Le FN est un objet politique très ambigu. Il peut parfois susciter un sentiment d’hostilité dans la grande bourgeoisie. En l’occurrence, le FN n’est pas l’extrême de la droite traditionnelle, qui serait plutôt aujourd’hui l’aile radicale des Républicains. Le FN, lui, comporte une dimension populiste.

"Les grands bourgeois sont pour la charité, mais contre la solidarité"

 

Avec le durcissement des conditions de vie, comment les élites sont-elles perçues par les classes populaires et les classes moyennes ?

MP : C’est la résignation qui l’emporte et qui s’exprime par l’augmentation constante du taux d’abstention aux élections. Le Parti communiste n’est plus une force politique conséquente au service du changement. Quant au Parti socialiste, il est dans une crise profonde car les gens qu’il prétend représenter ne se reconnaissent plus en lui.

MPC : C’est aussi une colère qui se manifeste. Même dans les beaux quartiers ! J’étais le 14 mars à l’amphithéâtre de Dauphine pour la réunion publique sur l’ouverture d’un hébergement pour les sans-abri, et je peux vous assurer qu’après trente ans d’étude de ces grandes familles, j’ai été sidérée par la violence extrême des propos tenus et des attitudes affichées. Ils sont sur le pied de guerre. Qu’un maire-adjoint communiste puisse leur imposer une telle chose dans « leur » bois de Boulogne était inimaginable pour eux... Avec les « Panama papers », c’est une autre menace qui pèse sur la grande bourgeoisie.

MP : Ils sentent peut-être que le sol se dérobe sous leurs pieds. On parle de « fraude fiscale », mais il faudrait plutôt parler de détournement de milliards de la richesse commune. Si l’on considère le volume d’argent que représente le non-paiement des impôts par les riches, on atteint 80 milliards d’euros par an en France, ce qui couvrirait largement le déficit public. La seule limite que les grands bourgeois conçoivent à leur pillage planétaire, c’est la vieille logique caritative. Ils sont pour la charité, mais contre la solidarité.

MPC : En parallèle, nous sommes stupéfaits de voir des salles pleines dans les villes et les villages où nous organisons des conférences-débats. Nous suivons aussi le mouvement « Nuit debout » qui était parfaitement imprévisible et nous sommes surpris par ce qui se passe.

 

En 2012, vous avez soutenu la candidature de Jean-Luc Mélenchon. Que peut faire le politique pour inverser la tendance oligarchique et inégalitaire ?

MPC : Nous sommes assez pessimistes et avons un discours plutôt désenchanteur. Aujourd’hui, la chose politique est capturée par une « classe politique » qui est corrompue, car elle défend ses intérêts propres en les transformant faussement en « intérêt général ». Par ailleurs, le système capitaliste se développe en excluant toujours plus de gens. Le pape François le dit lui-même : les ouvriers sont passés du statut d’exploités au statut de « déchets ». En s’efforçant tout de même d’être optimiste, il n’en reste pas moins que certaines choses doivent évoluer. Il faudrait renouveler les hommes politiques pour qu’ils soient plus représentatifs de la diversité de la population française. Pour cela, il faudrait voter 5 projets de lois : l’abolition totale du cumul des mandats ; l’interdiction absolue de faire carrière en politique ; l’adoption d’un statut de l’élu ; le vote obligatoire ; et une comptabilisation des votes blancs dans les suffrages exprimés, avec une possibilité de délégitimer les candidats si ces votes blancs sont majoritaires.

MP : Oui, il faut remobiliser les classes populaires autour des élections. Autrefois, dans la cité Jeanne d’Arc du 13e arrondissement à Paris, les départs des manifestations étaient sonnés à la trompette en bas des HLM et des foules se joignaient aux cortèges. C’est cette politisation qu’il faut retrouver !

Quel est, selon vous, le rôle du sociologue pour lutter contre les inégalités ?

MP : Notre métier met en évidence des inégalités. Donc, soit on les accepte – ce qui est moralement difficile à surmonter –, soit on critique la société pour la changer. C’est ce que nous avons choisi de faire.

MPC : Je trouve très beau ce que nous avons fait, Michel et moi, d’étudier comme deux moines bénédictins plongés dans le siècle. Nous avons travaillé sur ceux dont on ne parle quasiment pas dans le champ de la sociologie. Notre spécificité à cet égard, par rapport aux quelques travaux menés sur l’évasion fiscale ou sur quelques figures de la grande bourgeoisie, ce fut de saisir une classe sociale dans son ensemble, dans sa cohérence et en immersion dans son milieu. Nous sommes comme des cancérologues diagnostiquant une prolifération de cancers au sein de la population et que l’on tiendrait à l’écart dans les soins des malades, dans les hypothèses de recherche pour apporter des solutions.

 

Biographie

 

Sociologues et anciens directeurs de recherche au CNRS rattachés à l’Institut de recherche sur les sociétés contemporaines (IRESCO), leurs études portent sur les processus de reproduction sociale, la sociabilité de la grande bourgeoisie et les mécanismes de domination sociale et de création des inégalités. Mariés depuis 1967, ils travaillent en étroite collaboration depuis 1987. Ils ont notamment publié à quatre mains Les Ghettos du gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces (Le Seuil, 2007), Le Président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy (La Découverte, 2010) et Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ? (illustré par Étienne Lécroart, La ville brûle, 2014).



Cette interview a été initialement publiée dans le n°17 de Socialter.

Photos : © Erwan Floc'h


Pour aller plus loin

Panique dans le 16e !, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, éditions La ville brûle, Septembre 2017, 96 pages, 16 €.


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