Féminisme et sports de combats

L'autodéfense féministe pour casser les barrières mentales

« Ne nous libérez pas, on s’en charge » pourrait être le slogan de l’autodéfense féministe. Si la plupart des femmes qui s’inscrivent à ces cours encore assez confidentiels pensent y acquérir quelques méthodes issues des arts martiaux pour faire face aux agressions, elles en ressortent surtout dotées d’une puissance bien plus grande, à la fois collective et politique.

« Le jour où les hommes auront peur de se faire lacérer la bite à coups de cutter quand ils serrent une fille de force, ils sauront brusquement mieux contrôler leurs pulsions “masculines”, et comprendre ce que “non” veut dire », écrivait Virginie Despentes. Quinze ans après la publication de King Kong Théorie (Grasset, 2006) par la romancière, Mathilde Blézat, journaliste et militante féministe, conclut son ouvrage Pour l’autodéfense féministe (Éditions de la dernière lettre, 2022) de manière semblable, quoique plus policée : « Si toutes les femmes étaient outillées pour se défendre, si les hommes craignaient leur riposte, le monde changerait. » Riposte, c’est précisément le nom d’une des trois principales méthodes d’auto­défense féministe enseignées en France.

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La plupart des femmes qui poussent la porte des locaux associatifs où ces savoirs se transmettent n’arrivent pas pétries par l’idéal d’un monde meilleur, mais bien plutôt par l’urgence très pragmatique et individuelle d’assurer leur sécurité dans l’espace public comme privé. Ce qui se joue lors des stages a pourtant un rôle éminemment politique, collectif et transformateur. Trois méthodes d’autodéfense féministe ont aujourd’hui cours en France : Riposte, Seito Boei et Fem Do Chi. Toutes ont en commun d’être pratiquées en non-mixité, d’aborder l’exposition des femmes aux violences comme résultant d’un rapport de domination et de tenir compte des conditions de vie de la plupart des femmes, qui ne leur permettent pas de s’entraîner à loisir. Les cours visent alors à libérer les capacités de défense rapidement, sans prérequis physiques ni techniques complexes à assimiler.

« Déni de riposte »

« On est arrivées avec des vécus très divers en termes de conditions socio-­économiques, d’âge, de rapport au féminisme… Et en seulement deux jours, on est devenues un groupe », se souvient Mathilde Blézat, quelques années après son premier stage d’autodéfense à Marseille, qui lui a d’ailleurs inspiré son dernier livre. Dans cet ouvrage, elle insiste principalement sur le potentiel trans­formateur de l’autodéfense. « Comment un simple stage, le temps d’un week-end, peut-il faire un tel effet ? », s’interroge l’autrice.

Au fil de pages jalonnées de témoignages, on découvre ce que la pratique a de politique, non pas par le biais d’un outillage féministe théorique mais par la libération corporelle que ces sessions génèrent. « Il y a un monde entre le premier et le deuxième jour de stage : les cris sont plus rauques, le regard assuré, la posture affirmée… », constate Sarah Fernandez, formatrice de la méthode Riposte, invitée lors de la présentation de Pour l’autodéfense féministe à la librairie Libertalia située à Montreuil. 

Cette transformation d’attitude n’est pas tout à fait le fruit d’un apprentissage : il s’agit plus de « désapprendre à ne pas se battre », comme l’explique Elsa Dorlin dans Se défendre (Zones/La Découverte, 2017). Un « désapprentissage » conditionné, d’abord, par la non-mixité : les participantes, libérées du regard masculin, celui du potentiel agresseur comme celui du potentiel sauveur, relatent des vécus qui, souvent, les ont menées à s’inscrire à un stage d’auto­défense féministe. Les témoignages permettent une double prise de conscience : celle d’une condition commune et celle d’une capacité de défense préexistante.

D’une condition commune, parce que la diversité des profils présents et la multiplicité des histoires de violence permettent de réaliser que la somme des expériences individuelles résulte d’une violence systémique. D’une capacité de défense préexistante également, car dans la voix des autres femmes, on entend que toutes se sont, en fait, toujours déjà défendues en cas d’agression. « Dans la solitude d’expériences vécues de la violence, on pratique continûment une d’autodéfense qui n’en a pas le label », écrit encore Elsa Dorlin. C’est ce que Mathilde Blézat appelle le « déni de riposte » : ce n’est pas que les femmes ne savent pas se défendre, mais que toute forme de défense est invisibilisée. Face à ce constat, les cours d’autodéfense viennent justement valoriser les choix défensifs faits lors d’agressions. 

Pas de recettes complexes et martiales donc, mais un savant mélange de discussions et de mises en situation physiques pour « casser les barrières mentales du sentiment d’incapacité », tente de résumer Sarah Fernandez. La dialectique qui accompagne les gestes d’autodéfense transmis lors de ces stages diffère effectivement en tous points des cours dispensés dans certaines infra­structures sportives dédiées à la self-­defense féminine. Souvent délivrés par des hommes, notamment des gendarmes à la retraite, précise Mathilde Blézat, ceux-ci ont plus tendance à renforcer le sentiment d’insécurité dans l’espace public en mimant des agressions violentes (sans avoir préalablement abordé les potentiels traumas des participantes) et en occultant la sphère privée dans laquelle se déroulent pourtant la plupart des agressions 1. 

Des « suffrajitsu » à #Metoo

Aux antipodes de ces pratiques sécuritaires qui dépolitisent les violences faites aux femmes, l’autodéfense féministe s’inscrit dans une généalogie de pratiques féministes avec pour pionnières des suffragettes qui, en 1913, créent le « Bodyguard », un groupe d’une quarantaine de femmes chargées de protéger les militantes. « Elles s’entraînaient aux techniques du ju-jitsu dans le dojo d’une féministe, Edith Garrud, première formatrice en arts martiaux en Europe. Ces “suffrajitsu”, comme on les surnomme, coupaient les bretelles des pantalons des policiers, dissimulaient sous leur robe des briques ou des matraques », développe Mathilde Blézat.

Tout comme les suffragettes de l’époque, les auto­défenseuses d’aujourd’hui sont très vite ramenées à la violence exagérée dont elles feraient preuve. « #Metoo a été qualifié de violent, celles qui placardent aux murs les noms de victimes de féminicide sont taxées de violence : les femmes sont accusées de violence dès qu’elles cessent de se soumettre », constate encore l’autrice. 

Cette violence présupposée de l’auto­défense féministe est l’un des préjugés qui freinent sa propagation, notamment dans l’Éducation nationale ou tout autre cadre qui nécessiterait des subventions publiques. C’est pourtant précisément dans ces conditions que ces stages sont utiles, la gratuité permettant l’accès à toutes les volontaires. « Et l’entre-soi des stages en milieu militant est bien moins bénéfique pour les participantes, qui occultent certaines violences banalisées dans leur cercle », précise l’autrice. Les pouvoirs publics peinent également à se saisir de l’enjeu des violences faites aux femmes en amont de celles-ci, privilégiant une approche a posteriori par l’accompagnement juridique et psychologique.

« Les institutions ont pas mal de réticences dès qu’on parle de non-mixité, il faut faire beaucoup de pédagogie », ajoute Sarah Fernandez. « Bien sûr, il faut que les jeunes garçons aient accès à des cours pour apprendre à ne pas devenir des agresseurs, reconnaît pour sa part Mathilde Blézat. Mais l’histoire nous montre que faire confiance aux dominants pour qu’ils cessent d’être oppressifs ne suffit pas. » Sa conviction est faite : l’autodéfense des opprimés a été – et sera – la clé de luttes victorieuses. 

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