Immortalité

L'immortalité, nouvelle lubie des milliardaires de la Silicon Valley

Illustrations : Olivia Blanc

Partout dans le monde, l’élite technophile se passionne pour le projet de guérir de la mort. Le secteur de la « longévité » attire les capitaux alors même que sa pertinence scientifique est contestée. Socialter ouvre la boîte noire de cette quête d’immortalité, véhicule de choix d’un projet politique techno-capitaliste.

Il est le milliardaire qui entend repousser la mort. Bryan Johnson dépense chaque année près de deux millions de dollars pour allonger son espérance de vie en bonne santé. Ascète de la postmodernité, sa vie est régie par un ensemble de règles très strictes. Il se lève chaque matin à 4 h 30, s’adonne à trois heures de sport, consomme 60 gélules de compléments alimentaires, se nourrit exclusivement de protéines végétales et de légumineuses et se couche invariablement à 20 h 30.

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Et en sus de ce mode de vie calibré, le milliardaire étatsunien mise sur la science et les technologies les plus onéreuses pour s’arroger quelques années de vie supplémentaires, voire inverser la flèche du temps. Il s’est ainsi fait transfuser le plasma de son fils de 17 ans afin de ralentir le vieillissement des cellules de son corps. À 47 ans, son âge biologique, le milliardaire estime avoir, grâce aux divers traitements qu’il suit, le cœur d’un trentenaire et la peau d’un homme de 28 ans.

Bryan Johnson n’est pas qu’un riche excentrique, il est la figure médiatique d’un courant qui prend de l’ampleur dans les cercles technophiles : le mouvement de la longévité. Ces derniers mois, les t-shirts floqués du slogan « Don't Die» (ne meurs pas) – le mantra des adeptes du régime BluePrint du milliardaire – ont fleuri dans les rues de San Francisco, la Mecque de la tech, où de nombreux grands patrons du secteur entendent tous à leur échelle « guérir de la mort».

Vieille obsession transhumaniste

L’obsession de la tech pour le rajeunissement, voire l’immortalité, n’est pas neuve. Elle est intimement liée à la philosophie transhumaniste, une matrice intellectuelle influente dans la Silicon Valley. Derrière, l’idée d’un possible « futur post-biologique et post-terrestre au nom du prochain stade de développement du potentiel humain », explique Apolline Taillandier, chercheuse à l’Université de Cambridge et spécialiste de l’histoire politique du transhumanisme. Ce dernier forme un archipel de courants dont l’une des branches, le mouvement extropien, a très largement façonné l’imaginaire de l’immortalité. L’extropie, c’est l’exact inverse de l’entropie, un principe de thermodynamique qui postule la dégénérescence d’un système au cours du temps. « Les extropiens se sont donné pour mission de renverser cette loi invariable », note la chercheuse.

« Vivre éternellement, lorsqu’on est milliardaire, c’est s’assurer de capter une part toujours plus importante des richesses produites, et accroître son influence ad infinitum. »

Pour ses adeptes, le vieillissement est donc une donnée réversible ; la mort, un problème technique que la technologie peut résoudre. Conservation cryogénique, thérapies génétiques, numérisation du cerveau, science épigénétique : la quête d’immortalité devient concrète. « D’ici la fin du siècle, vivre au-delà de 100 ans sera tout à fait normal », prophétisait ainsi Mark Zuckerberg en 2016. Mais cette philosophie de la longévité et ses espoirs se heurtent pour le moment à un obstacle de taille : la recherche scientifique ne valide pas ses promesses.

Horizon scientifique improbable

S. Jay Olshansky est un éminent scientifique américain, spécialiste de la gérontologie. Pour lui, la révolution anti-vieillissement promise par le mouvement de la longévité est « improbable ». L’allongement de la durée de vie a désormais atteint un plateau et le plafond biologique moyen d’un humain a toutes les chances de rester fixé à 85 ans dans le siècle à venir, affirmait-il en 1990 dans une étude publiée dans la revue Science. Des résultats actualisés et corroborés par un nouveau travail collectif publié dans la revue Nature en octobre 2024.

« À l’ère moderne, nous avons, grâce à la santé publique et à la médecine, fabriqué des décennies de vie qui n’existeraient pas autrement », déclare S. Jay Olshansky. Avant de souligner que ces progrès marquent aujourd’hui le pas. Aux États-Unis, comme dans la plupart des pays riches, la durée de vie en bonne santé est même en train de décroître. En cause ? Des conditions économiques et sociales délétères.

Le juteux business de la longévité

Mais ces considérations ne freinent pas l’explosion du secteur de la longévité. À lui seul, il a attiré un surplus de capitaux de 4,69 milliards de dollars au premier trimestre 2024, estime Phil Newman, de la fondation Longevity.Technology. Le cabinet de conseil PwC parie que le marché des thérapies anti-vieillissement et de la longévité pourrait peser 44,2 milliards de dollars d’ici 2030.

Parmi les grands noms de la tech ayant misé sur la longévité, on peut citer Alphabet, la maison-mère de Google qui a racheté deux entreprises luttant contre le vieillissement, Calico en 2013 et Verily en 2015. Mais aussi Jeff Bezos, le magnat d’Amazon qui a placé ses billes chez Altos Labs et Unity, deux structures développant des protocoles de rajeunissement des cellules du corps humain.


Sam Altman, le patron d’OpenAI qui développe le robot conversationnel ChatGPT, a misé sur plusieurs start-up du secteur comme Retro Biosciences, dont l’ambition est de créer un protocole pour augmenter de dix ans l’espérance de vie humaine. Le milliardaire a également investi dans Nectome qui propose de faire conserver son cerveau afin de le « télécharger à terme dans le cloud » ; ainsi qu’Alcor Life Extension Foundation, qui offre d’onéreux services de cryogénisation, un procédé destiné à conserver un corps humain après sa mort, en le « vitrifiant » à très basse température dans de l’azote liquide.

Techno-capitalisme

En France, ce secteur essaime prudemment, du fait d’une régulation plus contraignante. Pour l’heure, seule une clinique de luxe située dans le XVIe arrondissement, la Maison Epigenetic, propose des services explicitement ciblés sur l’allongement de la vie en bonne santé. Cette structure s’appuie sur les principes de l’épigénétique, une discipline qui étudie l’influence de l’environnement sur la transformation des gènes. L’épigénétique, souvent mobilisée dans le secteur de la longévité, donne une assise pseudo-scientifique à des projets de natures diverses.

Mais les adeptes de la longévité peuvent compter sur des têtes de pont comme l’étonnant Aubrey de Grey, gérontologue britannique à l’allure de mystique orthodoxe, pour diffuser les principes de ce mouvement sur le Vieux Continent.

L’enthousiasme pour cette branche du transhumanisme dans les milieux tech et chez l’élite économique va au-delà de la quête métaphysique, voire mystico-scientifique. L’immortalité est aussi un projet politique, éclaire le journaliste Thibault Prévost, auteur d’un essai critique sur les techno-prophètes de l’intelligence artificielle. « Vivre éternellement, lorsqu’on est milliardaire, c’est s’assurer de capter une part toujours plus importante des richesses produites, et accroître son influence ad infinitum. »

Transcender les limites cognitives, physiologiques et terrestres de l’humanité est donc une démarche qui s’inscrit dans la continuité des logiques d’extractivisme et d’accumulation propres à la classe dominante. Sous cet éclairage, la quête d’immortalité apparaît donc avant tout comme un projet techno-utopiste à l’objectif explicite : l’extension sans limites du domaine du capital.

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