Le temps retrouvé

Guide de survie pour gens pressés

Photo : Anna Dziubinska

« Vraiment pas le temps », « sous l’eau », « surbooké en ce moment » : parce qu’employer ces expressions nous pend au nez, voici cinq étapes-clés pour ne plus avoir à les utiliser, et mettre à distance le temps de l’urgence.

Avant que le Covid-19 n’occupe le devant de la scène, la « maladie du XXIe siècle » désignait un mal bien urbain consistant à ne jamais avoir le temps de rien. Combien d’amis, de connaissances ou de rencontres ­Tinder vous ont ainsi planté à une terrasse de café, au prétexte d’être « sous l’eau » ou « en plein rush » ? Si certains n’avaient simplement pas envie de vous voir, il y avait les autres, ceux qui couraient de plus en plus vite en ­direction d’un mur nommé « surmenage » tout en étant persuadés qu’un agenda sans temps mort était le meilleur moyen de réussir sa vie. Parce que nous avons tous été un jour ou l’autre cette personne « qui n’a vraiment pas le temps », cet article est là pour offrir des clés de ­compréhension de ce qu’il se passe dans nos vies ­surbookées, et nous aider à y (micro)résister – en attendant des luttes plus collectives.

1 - On arrête tout et on réfléchit

Il convient tout d’abord de respirer un grand coup et de prendre un peu de recul. En effet, rassurons-nous en soulignant d’emblée que remplir son agenda de manière frénétique n’est pas constitutif de notre humanité. Le souci d’être productif qui accompagne un rapport tendu à la temporalité est même relativement récent. Pour Christophe Bouton, professeur de philosophie à l’université de Bordeaux, qui a fait du temps son principal objet d’étude et écrit Le Temps de l’urgence (Le Bord de l’eau, 2013), c’est « à partir du XIXe siècle que le recul du religieux a induit une remise en cause de la notion d’éternité, et dans le même mouvement une revalorisation du temps ». En effet, si le passage du « temps de l’Église » au « temps du marchand » s’amorce dès le Moyen âge, l’ère industrielle et la laïcisation du monde occidental qui l’accompagne entérinent cette tendance. À partir du XIXe siècle, le capitalisme industriel et l’organisation du travail qui en découle ont imposé une gestion serrée du temps. Avec la tertiarisation des économies et ­l’essor du néolibéralisme, la scansion productive est sortie des usines et des bureaux pour s’immiscer dans nos espaces personnels : soumis aux nouveaux maîtres-mots que sont la flexibilité et la créativité, les travailleurs sont désormais poussés à valoriser et à rentabiliser tous les pans de leur vie. Cette tendance s’est accrue avec le développement des nouvelles technologies qui contribuent à effacer les frontières entre espaces professionnel et personnel avec, en corollaire, l’impression grandissante de devoir non seulement travailler, mais vivre dans ­l’urgence. De fait, si nous avons ­davantage de temps libre qu’auparavant, nous saturons nos journées de tâches superposées au gré des notifi­cations que nous recevons : répondre à des mails, poster des photos, participer à cinq conversations parallèles. Au lieu de gagner en efficacité, on démultiplie les unités de temps qui composent une journée. Résultat : on est épuisé.

Or, ce temps de l’urgence a des effets qui dépassent notre simple bien-être. Comme l’explique ­Christophe Bouton, « on peut toujours faire valoir qu’il existe de bonnes urgences – pensez à l’urgence créatrice ! Mais il est bien plus fréquent de subir l’urgence, ce qui a de nombreuses conséquences néfastes : stress, ­burn out, dégradation des rapports à autrui… Par ailleurs, dans une démocratie où tout le monde est débordé, quel ­rapport entretient-on avec le politique ? Dans quelle mesure un processus de délibération (qui implique du temps, du recul, de la réflexion) peut avoir lieu dans de bonnes conditions ? ».

2 - Faire taire les injonctions intériorisées 

Plus qu’un souci d’équilibre personnel, s’opposer au temps de l’urgence revêt donc un enjeu politique. La première étape de cette démarche, et non des moindres, est de neutraliser les injonctions à la productivité auxquelles nous avons été biberonnés. Seul bémol : elles sont terriblement intériorisées, et les périodes de confinement qui ont jalonné la crise sanitaire en ont été les meilleurs témoins. Elles ont montré que même un chamboulement de cette ampleur ne parvenait pas à générer de réel changement dans le rapport que nous entretenons à notre temps, et en premier lieu à nos ­activités professionnelles. Une étude réalisée auprès de plus de deux mille actifs en télétravail à l’automne dernier révélait par exemple que la moitié d’entre eux était en état de détresse psychologique, évoquant à la fois un surplus de travail et le sentiment d’une perte de sens. Pour le philosophe ­Thierry ­Paquot, auteur d’un réjouissant essai intitulé L’Art de la sieste (Zulma, 2008), nous n’avons pas su nous emparer d’une période pourtant propice à un changement de perspective : « La généralisation du télétravail a été une formidable occasion manquée. On l’a présenté comme un pis-aller ou comme une obligation, sans réfléchir au fait que cela aurait pu ­amener un plus grand nombre de personnes à redevenir les maîtres de leurs horloges. Au lieu de ça, on a poussé bon nombre de salariés à devenir les succursales de leurs entreprises chez eux. » Force est de constater que face au stress pandémique, beaucoup d’entre nous ont préféré fabriquer du pain au levain en quantité industrielle plutôt que d’amorcer une réflexion de fond sur la place du travail dans nos vies. Facteur aggravant : quand nous n’étions pas à nous ­affairer en cuisine, il suffisait d’aller sur internet ou d’allumer la radio pour entendre une série de nouvelles injonctions visant à « réussir » notre confinement – faire des raviolis japonais, bricoler, apprendre une langue étrangère, suivre un stage de yoga pour améliorer notre chien-tête-en-bas, bref, tout sauf ne rien faire. ­Zineb ­Fahsi, professeure de yoga et journaliste, revient sur cette période en nous invitant à arrêter de nous ­flageller aux orties : « Comme tout le monde, j’étais un peu hébétée, angoissée… Et en même temps sidérée par la capacité d’adaptation des gens : le ciel nous est tombé sur la tête, et pourtant rien ne semblait pouvoir rompre avec notre quotidien, les mêmes injonctions sont revenues. Ces discours selon lesquels les épreuves doivent être sources de transformation, d’amélioration de soi étaient très ­présents. Ils sont non seulement absurdes mais malsains, avec l'idée sous-entendue que si on n’en est pas capable, on est probablement… un peu nul. »

3 - Se fabriquer du temps de rien, éloge du « no man's time »

La deuxième étape d’un lâcher-prise bienvenu est de se prémunir contre ces discours ressassés en se lançant dans un exercice moins simple qu’il n’en a l’air : fabriquer pour soi des temps de rien. Bonne nouvelle, ­plusieurs options s’offrent à nous. Pour ­Zineb ­Fahsi, « il n’y a rien de plus radical que la méditation, lorsqu’on te demande concrètement de t’asseoir et de ne rien faire. ­L’assise contemplative invite à se mettre en marge des injonctions habituelles au remplissage du temps. Ce temps de rien, qui conclut d’ailleurs les séances de yoga, peut de prime abord nous désemparer. Beaucoup de personnes sont déconcertées face à l’idée du rien, du vide ». Ce qu’il peut y avoir de déstabilisant dans ces parenthèses est l’une des clés de la résistance à l’accélération : se centrer sur notre respiration, notre rythme, et finalement sur le rapport très personnel que chacun d’entre nous entretient avec le temps. Comme le rappelle ­Thierry ­Paquot, « le temps n’est pas une affaire d’horloge, mais une affaire intime. Chacune et chacun doit entrelacer le rythme qui lui est propre, sa “chronobiologie”, aux horaires imposés par la vie sociale, le travail, l’emploi du temps scolaire, les déplacements, etc. C’est un temps plein, qui nous occupe en permanence. Aussi convient-il de cultiver les “no man’s times” que sont l’attente, l’ennui, la rêverie, l’amour... ».

Derrière cette notion de « no man’s time », il y a une idée aussi simple qu’importante : chaque individu doit ­pouvoir dégager des moments qui lui permettent de redevenir maître de son temps. Cela passe par des gestes faussement anodins, qui peuvent revêtir une importance politique. C’est le cas de la sieste, quasi ­institutionnelle dans des pays comme l’Espagne et que le philosophe œuvre à réhabiliter : « Bien sûr, il ne s’agit pas de forcer les gens à faire la sieste, mais d’avoir une plage horaire libre en milieu de journée, un temps d’arrêt, hors temps, cela donnerait aussi un autre rythme à la cité. »

4 -  Réduire la cadence

S’asseoir, ne rien faire, ménager des no man’s times, sont autant de résistances à l’échelle individuelle qui permettent de contrer les injonctions incessantes à la productivité. On peut ajouter à cette liste l’importance de se déconnecter régulièrement d’internet, de préférer la marche ou le vélo à n’importe quel véhicule motorisé (qui permet de mieux percevoir le trajet qu’on fait en plus d’être moins polluant), de s’occuper de plantes dans la mesure de ce qui peut pousser chez nous pour être au contact d’une autre temporalité… tout en ­prenant gare à ce que toutes ces jolies choses ne deviennent pas de nouvelles injonctions. Comme le rappelle ­Christophe ­Bouton, « beaucoup de discours ­psychologisent le problème, en expliquant que c’est à l’individu de faire des choix, en se pressant moins, en prenant le temps… Ce n’est pas absurde pour ceux qui ont ce luxe, mais pour la grande majorité des gens, cette urgence est subie et ils n’ont que peu de marges de manœuvre ». Sans changement majeur de société en vue, il faudra aussi être capable selon lui de « mettre en place des micro-­résistances quotidiennes pour améliorer les conditions de vie et de travail ».

À l’échelle individuelle, il peut s’agir de déployer des ruses pour réduire la cadence de travail mais, à terme, chacun devrait pouvoir bénéficier d’efforts faits au niveau de la communauté dans le but d’harmoniser entre eux les temps sociaux. Telle est l’idée sous-jacente des « bureaux des temps » mis en place dans plusieurs villes comme ­Lille ou ­Rennes, avec l’objectif d’adapter les horaires des services publics et l’organisation temporelle du territoire en prenant en compte les attentes des usagers et les différents rythmes sociaux et professionnels. Certes, il est possible que vous soyez bloqué à Paris, sans projet d’emménager à Rennes, ni balcon sur lequel faire pousser vos topinambours. Pas de panique. Vous pouvez toujours vous installer confortablement et plonger dans une ­lecture salvatrice qui vous permettra de rêver à des ­lendemains qui chantent, faits de ­farniente et de semaines de quinze heures.  

5 - Vers des lendemain qui paressent

Une référence s’impose quand il s’agit d’évoquer l’idée selon laquelle nous pourrions travailler moins pour vivre mieux. Dans un texte célèbre intitulé « Lettre à nos petits enfants » publié en 1930, l’économiste ­britannique ­John ­Maynard ­Keynes évoquait le futur du capitalisme. Il prévoyait pour 2030 un avenir radieux, une société d’abondance permise par des gains de ­productivité et une accumulation du capital sans précédent. Le travail serait enfin relégué en note de bas de page de nos existences. Bref, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Force est de constater que rien ne s’est déroulé comme prévu. Au lieu de ruminer, accordez-vous une pause. Éteignez votre téléphone et plongez-vous dans un bon bouquin qui vous permettra de penser que tout n’est pas perdu. Le nouveau roman d’Hadrien Klent, par exemple, Paresse pour tous (Le Tripode, 2021), que nous ne ­saurions trop vous recommander. Dans ce texte, aussi joyeux qu’érudit, un candidat à la présidence de la ­République, Nobel d’économie, place au cœur de son programme une idée originale et ô combien réjouissante : « le droit à la paresse » pour tous, rendu possible par l’abaissement parfaitement modélisé du temps de travail à trois heures par jour. Quelque part entre les ambitions de Paul Lafargue dans son Droit à la paresse (1880) et l’utopie dessinée par Gébé avec L’An 01, l’auteur nous entraîne dans un « monde d’après » qui se serait donné la peine d’exister. Dans ce dernier, « paresse » n’est pas synonyme de flemme, mais de liberté. Pour ­Klent, « la paresse renvoie à une sorte de reprise en main de la vie : ne plus subir (tant les injonctions productives que les assauts de la consommation passive), décider de ce qu’on fait de son temps. La “paresse”, c’est prendre enfin le temps de vivre : ne plus être rivé à son ­travail, à ses écrans, à la consommation. Une forme de temps libre où l’on est obligé de s’interroger sur ce qu’on a envie de faire, ce qu’on aime, ceux qu’on peut aider, et ainsi de suite – tout simplement parce que tous les jours, après trois heures de travail, on est libre ! » Et de conclure : « Cette liberté oblige à se ­reposer : se reposer la question de ce qui est bon pour nous. »

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