En 1927, Fred Koch, ingénieur originaire du Texas, invente un procédé innovant de raffinage du pétrole qui le rendra millionnaire. Il exporte sa technologie de l’Union soviétique de Staline à l’Allemagne nazie d’Hitler. Mais il a plus d’animosité pour la première que la seconde : en 1958, il est l’un des membres fondateurs de la John Birch Society, une organisation de droite radicale viscéralement anticommuniste. À sa mort en 1967, ses fils Charles et David prennent le contrôle de l’entreprise familiale, basée à Wichita, Kansas, qu’ils rebaptisent « Koch Industries ».
Article issu de notre numéro 65 « Fric fossile ». En librairie et sur notre boutique.

En quelques années, les deux frères la transforment en un immense conglomérat, développant leurs activités dans les secteurs du pétrole, de la pétrochimie, mais aussi du textile, des engrais ou des composants électroniques. En 2023, Koch Industries est un géant : deuxième société non cotée des États-Unis, un chiffre d’affaires estimé à 125 milliards de dollars et 120 000 employés dans une soixantaine de pays.
Cette croissance ne s’est pas faite sans dégâts. Selon Good Jobs First, depuis 2000, Koch Industries a payé plus d’un milliard de dollars d’amendes pour différentes infractions, principalement aux règles environnementales. Émissions toxiques, déversements de pétrole, non-respect des normes anti-pollution mais aussi pratiques anti-concurrentielles ou mise en danger des travailleurs : les Koch se sont régulièrement retrouvés dans le viseur des autorités. Dans les années 1980, ils sont même auditionnés par le Sénat pour avoir volé du pétrole sur des terres appartenant aux Amérindiens.
Des mises en cause qui ont pu renforcer la haine de l’État des deux frères. Une haine déjà transmise par leur père et que Charles a cultivée en fréquentant la Freedom School1, où il s’enthousiasme pour les théories libertariennes qui visent à réduire au minimum le rôle de l’État. Ces convictions alimenteront la deuxième grande entreprise de la fratrie : leur assaut sur la politique et le monde des idées.
Une pieuvre pour changer la société
Comme de nombreux milliardaires, les Koch vont abondamment financer les campagnes de candidats républicains, et David sera même candidat pour le parti libertarien (sans grand succès). Mais ce qui les distingue des autres, c’est que leur engagement politique est fondé sur une « stratégie pour le changement social » solide et de long terme. Et pour la mettre en œuvre, ils ont monté un réseau si impressionnant qu’il est surnommé le « Kochtopus », du terme anglais « octopus » : la pieuvre. « Ils ont réussi à mettre en place un réseau où tout marche ensemble. Ils créent des fondations et financent des universités pour produire les études qu’ils veulent. Ils ont ensuite des think tanks pour les transformer en propositions et textes de loi, puis ils créent des associations pour faire croire qu’il y a un soutien populaire. Et ces mesures sont finalement adoptées par des législateurs dont ils avaient financé la campagne. La boucle est bouclée ! » explique Samantha Parsons, ancienne directrice de campagne du réseau UnKoch my Campus.
Elle-même n’avait jamais entendu parler des frères Koch avant d’aller étudier à l’université George Mason (Virginie), en 2012. « Un jour, on nous a rapporté qu’un professeur d’économie avait dit à sa classe que le changement climatique était un mythe, et que si des étudiants voulaient débattre de cette question ils pouvaient partir et ne pas revenir. » Parsons découvre que son université a reçu des millions de dollars de la fondation Koch. S’engage alors une bataille juridique pour obtenir les contrats passés avec ce donateur, que la direction refuse de dévoiler.
Parsons et d’autres étudiants lancent la campagne « UnKoch my Campus » : des centaines d’universités sont concernées. Les activistes réussissent à obtenir plusieurs de ces contrats et révèlent qu’ils fixent des conditions sur le contenu de l’enseignement et le recrutement de professeurs. Si cette mobilisation a permis d’obtenir des améliorations sur la transparence des contrats, les Koch restent aujourd’hui bien implantés sur les campus. En 2019, un rapport de l’ONG Public Citizen montrait ainsi que le Regulatory Studies Center, un des centres de recherche de l’université George Washington ayant bénéficié de financements de fondations Koch, travaillait surtout à fournir des arguments contre les réglementations gouvernementales. En particulier celles affectant l’industrie des énergies fossiles.
Un réseau au service des industriels
Deuxième étage de la machine de guerre des Koch : les think tanks, pour promouvoir leurs positions dans le débat public et auprès des décideurs. Passer par des « laboratoires d’idées » permet de faire porter les messages de l’industriel par des personnes qui seront présentées comme des « experts indépendants », en cachant le conflit d’intérêts. Par exemple, en 1997, le Mercatus Center, un think tank financé par les Koch dont Charles a été un membre émérite du conseil d’administration, publie une note sur les normes d’émission d’ozone, un gaz rejeté par les raffineries de pétrole.
Elle prétend que les limiter pourrait augmenter les cas de cancer de la peau car la pollution protègerait des rayons du soleil. Un raisonnement dénué de valeur scientifique et pourtant repris par un tribunal pour bloquer la réglementation. La journaliste d’investigation Jane Mayer révèlera que les juges avaient auparavant assisté à un séminaire tous frais payés financé par des fondations Koch2. La Cour suprême va ensuite révoquer leur décision. Serait-ce encore le cas aujourd’hui ? La question peut se poser, car à l’heure actuelle, six membres de la plus haute juridiction des États-Unis sont passés par la Federalist Society, une organisation qui a elle aussi bénéficié de fonds de la famille Koch.
La puissance des instituts financés par les Koch vient aussi de leur capacité à créer une chambre d’écho, c’est-à-dire à répéter un message et coordonner leur communication dans les médias et sur les réseaux sociaux, pour faire passer une position minoritaire pour une opinion largement partagée. L’un des célèbres succès de cette tactique est le « Climategate ». En amont de la conférence pour le climat de 2009, des organisations financées par les frères Koch comme le Cato institute (dont Charles Koch est un des fondateurs), la Heritage Foundation ou le Heartland Institute ont relayé un faux scandale d’e-mails fuités, semant le doute sur les travaux du Giec. Une enquête indépendante blanchira les chercheurs, mais le mal est fait : les études montrent que la confiance du public dans les travaux scientifiques a significativement baissé.
Dernière strate de la stratégie d’influence des Koch : l’astroturfing, c’est-à-dire les associations censées représenter des citoyens, mais qui ne représentent que les intérêts des milliardaires. À l’image d’Americans for Prosperity (AFP), fondée en 2004 par les deux frères et qui a largement soutenu le Tea Party, mouvement conservateur et anti-taxes. AFP est opposée à l’Obamacare, au salaire minimum et aux régulations du travail en général. En revanche, elle a défendu le très controversé oléoduc Keystone XL.
Aujourd’hui, les organisations du réseau Koch s’en prennent régulièrement aux énergies renouvelables, aux taxes carbone ou aux véhicules électriques : de quoi retarder les perspectives de transition. « La fortune des Koch vient essentiellement des fossiles : le pétrole et le gaz, bien sûr, mais aussi la pétrochimie, les engrais… Tout effort pour limiter les émissions de CO2 affecte leur business », estime Lisa Graves, directrice de True North Research, une organisation qui enquête sur les liens entre l’argent et la politique. Selon Greenpeace USA, entre 1997 et 2018, les fondations de la famille Koch ont dépensé plus de 145 millions de dollars pour financer des groupes qui ont entravé les politiques pour le climat. Les deux frères ont aussi organisé des réunions de milliardaires conservateurs pour coordonner leurs efforts et lever des fonds, démultipliant ainsi leur poids financier sur la politique du pays.
De Trump au RN : une inspiration pour les droites radicales ?
« Lors du premier mandat de Donald Trump, les Koch ont réussi à placer des gens de leur réseau dans son administration et même à la tête de l’Agence pour l’environnement, et jusqu’à la vice-présidence, puisque l’un des proches conseillers de Mike Pence était Marc Short, qui a travaillé pour Koch Industries et été le président d’une de leurs organisations, explique Lisa Graves. Et aujourd’hui, leurs fondations ont financé plusieurs groupes derrière le “Project 2025”, comme la Heritage Foundation. »
Présenté comme une feuille de route pour le président conservateur qui pourrait être élu en novembre prochain, le « Project 2025 » suscite l’inquiétude outre-Atlantique. Le plan propose une liste de mesures qui bouleverseraient la démocratie états-unienne, en particulier en plaçant l’administration fédérale, y compris le ministère de la Justice, sous le contrôle de la Maison-Blanche. Le projet s’en prend aussi à l’éducation publique, veut réduire les impôts des plus riches, et appelle à « arrêter la guerre contre le pétrole et le gaz ». Bref, un programme tout à fait « Koch-compatible ». Les chapitres sur l’énergie et la gestion des ressources naturelles ont par exemple été rédigés par Bernard McNamee et William Perry Pendley, deux anciens de l’administration Trump qui ont aussi tous les deux dirigé des organisations ayant bénéficié de financements des fondations des deux milliardaires.
L’influence des deux frères ne s’arrête pas aux frontières. Ils ont soutenu le réseau Atlas, dont l’objectif est de couvrir le monde de think tanks libéraux. Jusqu’en France, où plusieurs organisations ont des liens avec Atlas, comme l’Institut économique Molinari, qui relayait des positions climatosceptiques au début des années 2000 et critique aujourd’hui les énergies renouvelables. Dans la nébuleuse Atlas en France, on retrouve aussi l’Ifrap, dont la porte-parole Agnès Verdier-Molinié, pourfendeuse des dépenses publiques régulièrement invitée sur les plateaux de télé, est allée se former à Washington auprès de think tanks du réseau Koch. Ou encore Alexandre Pesey, fondateur de l’Institut de formation politique, pépinière de la droite conservatrice sur le modèle du Leadership Institute aux États-Unis.
Pesey serait aussi conseiller opérationnel du projet Périclès du milliardaire Pierre-Édouard Stérin, révélé en juillet dernier par le journal L’Humanité. Un projet qui vise à former des cadres pour l’extrême droite et à gagner la bataille des idées, en recourant notamment à des think tanks. Si les initiatives françaises restent modestes par rapport au poids du réseau Koch outre-Atlantique, leur stratégie pour influencer la société semble d’ores et déjà inspirer la droite radicale dans l’Hexagone.
1. Ou Rampart College, établissement d’enseignement non agréé fondé en 1956 dans le Colorado.
2. Jane Mayer, Dark Money. The hidden history of the billionaires behind the rise of the radical right, éditions Doubleday, 2016.
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