Chronique

François Bégaudeau : « Inverser l'inversion »

Dans sa nouvelle chronique pour Socialter, François Bégaudeau s’en prend à ceux qui se disent « conservateurs » et « de gauche ». Aux fondements de l’idéologie conservatrice, défend l’écrivain, il y aurait cette même volonté de cadenasser l’ordre social, bannière derrière laquelle se ressemblent tous ceux qui, possédant un peu ou beaucoup, tremblent à l’idée du moindre changement.

Certains clowns prétendus de gauche aiment se dire conservateurs, car ils veulent conserver l’agriculture paysanne, la Sécurité sociale, les services publics, certaines traditions locales, le droit du travail. À ces confus professionnels, on rappellera que la sécurité sociale, l’agriculture paysanne, certaines traditions locales sont d’abord menacées par les marchands qui, dans un monde où la marchandise est reine, constituent le parti de l’ordre. Il en résulte que lutter pour l’agri­culture paysanne, c’est, en 2023, lutter contre le parti de l’ordre. Un esprit non confus appelle conservateurs ceux qui veulent conserver l’ordre, et ne saurait appeler conservateurs ceux qui contestent cet ordre, quand bien même ce serait aux fins de conserver des choses estimées précieuses.

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Ceux-là s’appelaient jadis progressistes, mais le mot est foutu. Pareil pour forces du changement, alors que ce sont bien des changements que nous voulons : changements des modes d’échange, des modes de production, des modes de sociabilité, des relations entre les sexes, des relations entre parents et enfants, etc. D’ailleurs nous ne voulons pas maintenir l’agriculture paysanne et les services publics, nous voulons leur extension inédite – inédite, cela aussi il faut le rappeler, car les clowns confus ont fini par nous faire croire que les Trente glorieuses furent un temps béni qu’il serait urgent de restaurer. 

On appelle conservateur celui qui veut conserver les règles du jeu social, en tant qu’elles assurent sa domination en le rendant propriétaire de biens qu’il veut conserver. C’est simple comme un cercle.

Ainsi clarifié, le terme conservateur est à même d’expliquer la collusion historique entre les riches et des beaucoup moins riches qu’eux, petits propriétaires ou prolétaires hissés à la classe moyenne en serrant les dents. Ceux-là veulent conserver le peu qu’ils ont, acquis au prix d’une allégeance obtuse aux règles iniques de l’ordre social auquel ils se sentent connement redevables. 

Ainsi clarifié, conservateur éclaire aussi le continuum entre la bourgeoisie et sa pseudo-contestation d’extrême droite. La seconde a toujours racolé parmi le pan de la classe populaire qui, possédant un peu, a quelque chose à perdre, à conserver : un pavillon, un boulot s’il n’a pas de pavillon, une culture s’il n’a ni pavillon ni boulot, une race s’il n’a pas de culture, etc. 

Conservateur éclaire tout.

Force de l’ordre

En Angleterre, le parti de l’ordre est transparent, il s’appelle tories 1. Cette transparence est peut-être liée à l’impénitence des propriétaires anglais, fiers de leur préséance historique dans l’art de fructifier et de protéger le capital. Ceux-là ne font pas passer des chiens pour des pinsons, ni des manœuvres conservatrices pour des mesures émancipatrices comme les propriétaires d’ici, plus honteux et donc plus truqueurs. 

Le principal truquage discursif des conservateurs d’ici est l’inversion des rapports de forces. Le conservateur possède les biens, les clés, les leviers, la force est de son côté, mais la meilleure façon de renforcer l’ordre est de le prétendre faible, ou affaibli par des menaces. Si je veux qu’on équipe de vidéosurveillance ma rue de banlieue riche, je dois convaincre le prestataire public que des cambrioleurs roumains et déterminés y rôdent.

L’inversion paradigmatique consiste à affirmer que les si bien nommées forces de l’ordre sont en position de faiblesse. Dans les manifestations où sévissent d’hargneux black blocs venus de l’étranger, dans les banlieues où règnent en maîtres des barbares venus de l’étranger, elles sont malmenées, harcelées, caillassées, inondées de tirs de mortier, qu’elles endurent avec une sainte patience. Une descente en banlieue de la police armée et casquée se termine toujours par une mise en examen des flics qu’une magistrature léniniste condamnera lourdement. On pointe souvent la grande proportion de Noirs et d’Arabes dans la population carcérale, mais le conservateur nous fait savoir que ce sont des Noirs et Arabes policiers.

Le schéma se retrouve à l’école où l’élève règne en maître depuis juin 1968 ; où on ne compte plus les profs qui chaque semaine passent en conseil de discipline. Aussi vrai qu’en entreprise on n’arrive plus à tenir les salariés. Au moindre licenciement, ils vous traînent devant les prud’hommes. Certes le licenciement était abusif, mais ce sont eux qui abusent. Qui abusent de leurs droits sociaux, comme les cheminots abusent du droit de grève en nous prenant en otage quatre fois l’an.

Qui Goliath, qui David

« Il s’agirait maintenant de moins penser à l’État de droit, et davantage au droit de l’État », disait récemment une éditorialiste conservatrice, nous gratifiant d’une version syntaxique de l’inversion. Comprendre cette trouvaille proche du génie, le droit de l’État, nécessite de repartir de la distinction que le conservateur marque très rigoureusement entre le droit et les droits, sachant mieux que quiconque que le droit protège les forts et que les droits protègent les faibles. Le droit protège la propriété, les droits assurent au cambrioleur roumain un avocat, un procès équitable, la possibilité de faire appel. Or que voit-on dans cette société sens dessus dessous ? demande l’éditorialiste. On voit chaque individu réclamer des droits, et l’État les accorder comme une grand-mère flouée par ses petits-fils. Ce faisant, l’État plie, se couche, démissionne, abdique. Il se laisse dominer alors qu’il devrait faire valoir son droit parental à ne pas satisfaire ces gâtés qui réclament des droits comme un bébé sa tétine. Droit de l’État signifie force de l’État. Force de l’ordre. Pascalienne sans le savoir, l’éditorialiste assume sans scrupule l’équation conservatrice fondatrice : est légal celui qui a la force, est fort celui a la loi. Point. 

Or qui fait la loi en ce moment ? Qui a gagné le rapport de forces ? Les minorités, déplore le conservateur. Les racisés postcoloniaux imposent aux députés des lois mémorielles, les homosexuels ont pris le pouvoir à travers le lobby gay, les femmes contrôlent la société depuis Metoo, les écologistes répandent via le Giec une propagande qui condamne l’industrie carbonée à la faillite.

Ce n’est pas d’hier que la conservation pratique l’inversion. Que les patrons dénoncent le pouvoir excessif des syndicats, que les fortunés se plaignent du fisc punitif, que les Blancs se sentent envahis et les hommes castrés. Contre quoi le camp de l’émancipation gagne à inverser l’inversion, c’est-à-dire à remettre le réel sur ses pieds. À rappeler qu’un migrant n’est pas dans la position de force que lui donneraient des droits faramineux accordés par un État gangrené par le wokisme, mais dans une position de faiblesse absolue à toutes les étapes de son parcours. Que dans le quartier de Stalingrad, les malheureux sont les shootés au crack, pas les riverains qui doivent les contourner deux fois par jour. Que dans la vraie vie, loin de l’abstraction des plateaux télé qui permettent toutes les inversions, les femmes sont battues, les homosexuel·le·s insulté·e·s voire plus, les travailleurs broyés, les écologistes inaudibles, les actionnaires de Total gavés de dividendes. 

Une fois le rapport de forces rétabli – comme on rétablit une vérité –, il sera en effet temps de se demander comment l’inverser. Comment il pourrait se faire que, dans le réel et non dans l’esprit déglingué des propriétaires, les faibles en imposent aux forts.

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Tories est le diminutif de conservatories, conservateurs.

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NUMÉRO 62 : FÉVRIER -MARS 2024:
L'écologie, un truc de bourgeois ?
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