Punir les dégradations écologiques

Délinquance environnementale : à quand la fin de l'impunité ?

Illustrations : Florent Pierre

En France, les infractions liées à l’environnement sont en hausse constante et suscitent de plus en plus l’indignation. Pourtant, elles font rarement l’objet d’un procès et les sanctions sont souvent faibles. Pourquoi la justice pénale environnementale est-elle à la peine ? Enquête au cœur d’une affaire de délinquance environnementale ordinaire.

Il y a d’abord eu l’odeur pestilentielle, explique un habitant de Taulé, petit village du pays du Léon dans le Finistère, cœur battant de l’agro-industrie bretonne. Puis, des poissons morts ont été retrouvés par centaines dans la rivière locale, la Penzé. Des jeunes saumons, par exemple, qui empruntent ce chemin pour leur migration annuelle au Groenland. Début avril 2021, leurs corps sont étalés sur les rives par un groupe de pêcheurs indignés.« La rivière est foutue pour plusieurs années ! C’est tout le cycle de reproduction du saumon, une espèce en danger, qui est menacé ! » dénoncent-ils dans le quotidien local, Le Télégramme.

Enquête issue de notre n°66, disponible à la commande.

L’origine du carnage est vite établie : fuite de lisier. Entre 100 000 et 300 000 litres de déjections porcines ont terminé dans la rivière. Un incident banal en Bretagne. Ces déversements accidentels se produisent au moins une fois par mois dans la région selon la base de données publiques Aria (Analyse, Recherche et Information sur les Accidents) qui recense les incidents portant atteinte à la santé, la sécurité publique ou l’environnement. Dansle Finistère – qui concentre la moitié de la production nationale de cochons élevés de façon industrielle – des dizaines d’autres cours d’eau ont été anéantis pour la même raison, le Jet, la Flèche, la Mignonne, le Belon… Ces accidents à répétition participent à la destruction de la biodiversité, à la diminution des réserves en eau potable et aussi à l’un des plus grands désastres écologiques de Bretagne : la prolifération des algues vertes sur le littoral. En putréfaction, elles émettent un gaz mortel pour l’Homme et les animaux.

Ce mois d’avril 2021, cette énième pollution à Taulé suscite une émotion plus vive qu’à l’accoutumée par son envergure mais aussi sa portée symbolique. Elle provient de la SA Kerjean et ce n’est pas une ferme lambda. Elle a été fondée par Alexis Gourvennec, syndicaliste agricole et homme d’affaires, mort en 2007, qui incarne le tournant productiviste de l’agriculture bretonne. C’est aussi la plus grande porcherie intensive de France avec une capacité record de 21 000 porcs. Malgré des bénéfices substantiels, les travaux pour sécuriser ses installations de gestion du lisier, demandés dès 2004 par les inspecteurs de la Direction départementale de protection des populations (DDPP), n’ont jamais été engagés. Plusieurs associations, dont Eau et Rivières de Bretagne, portent plainte et décident de se battre pour obtenir « une véritable audience pénale, sans transaction financière avec les pollueurs ». Une pratique courante alors que les procès de pollueurs sont rares.

Micheline Gambaretti, agente de recherches privées, a enquêté sur la pollution de la Penzé pour l’une de ces organisations plaignantes. Ancienne gendarme spécialisée dans les atteintes à l’environnement, elle a rendu l’uniforme il y a dix ans, désillusionnée. « Les enquêtes environnementales demandent du temps et des moyens techniques », explique-t-elle. Elle n’avait ni l’un, ni l’autre. « Aujourd’hui, la gendarmerie se renforce sur les enjeux environnementaux, mais il y a tellement d’enquêtes qui ne sont pas faites, tellement d’impunité. » D’où sa reconversion en détective privée. Elle travaille principalement pour des associations environnementales sur les enjeux de l’eau, « le premier marqueur pour dire qu’il y a un gros souci écologique », estime-t-elle. Ses clients utilisent ses investigations parallèles pour étoffer leurs plaintes, leurs argumentaires à la barre d’un tribunal ou alimenter des enquêtes officiellement en cours. L’objectif : parvenir à faire condamner des pollueurs qui passent trop facilement entre les mailles de la justice.

Les affaires environnementales, une micro-activité pour les tribunaux

En France, les atteintes à l’environnement sont en hausse constante depuis 2016, selon un rapport de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp) publié en 2022. Elles regroupent pas moins de 2 000 infractions listées par la législation française : pollutions, incendies volontaires de forêts, pêche illégale, trafic de déchets, de pesticides ou d’espèces protégées, dépôts sauvages de déchets, etc. Cela va de la petite délinquance environnementale ordinaire à des réseaux organisés. D’après l’Oclaesp, la criminalité environnementale est même la quatrième source de revenus criminels dans le monde après les stupéfiants, la contrefaçon et la traite des êtres humains ; et la première source de financement des groupes armés terroristes.

Paradoxalement, ce contentieux occupe une part extrêmement minoritaire de l’activité des tribunaux français – moins de 1 % en 2023 selon les chiffres du ministère de la Justice. « Un chiffre en baisse continue ces dernières années », indique un rapport de la Cour de cassation publié en 2022. Ce dernier énumère d’autres statistiques frappantes. Seules 47 % des infractions environnementales constatées font l’objet d’une réponse pénale. Parmi ce pourcentage minoritaire d’infractions sanctionnées, 75 % donnent lieu à des mesures alternatives aux poursuites, principalement des rappels à la loi ou des classements sans suite. Finalement, seuls 5,4 % des délits environnementaux font l’objet d’un jugement correctionnel, avec une chute de dix points par rapport à 2005. Ces procès, rares, aboutissent en général à des sanctions dérisoires. Comparé à l’ensemble des délits, huit fois plus de dispenses de peine sont prononcées et les amendes demeurent les peines les plus courantes (71 % des sanctions pour les délits environnementaux contre 35 % pour l’ensemble des délits), avec des montants faibles et en baisse.

Seuls 5,4 % des délits environnementaux font l’objet d’un jugement correctionnel, avec une chute de dix points par rapport à 2005.

En 2021, des « pôles spécialisés en matière d’atteinte à l’environnement » ont été créés dans chaque région pour « renforcer le traitement judiciaire du contentieux environnemental », selon les termes du ministère de la Justice. « Ils ont donné une nouvelle impulsion. Les parquets sont davantage motivés et sensibilisés sur les enjeux environnementaux, cela pousse les enquêteurs derrière », observe Micheline Gambaretti, la détective privée verte. « Aujourd’hui, la justice pénale environnementale est clairement une priorité », insiste Cédric Logelin, porte-parole du ministère de la Justice.

En Bretagne, le pôle spécialisé en matière d’atteinte à l’environnement s’est installé au sein du tribunal judiciaire de Brest (Finistère), et s’est immédiatement emparé de l’affaire de la pollution de la Penzé. C’est le dossier qu’il a jugé lors de sa toute première audience en juin 2023. La SA Kerjean a été condamnée, en première instance, à 200 000 euros d’amende et une interdiction de toucher des aides publiques, dont la PAC, pendant un an. Son gérant a écopé d’une peine de 20 000 euros d’amende. Le tribunal a également reconnu le préjudice écologique et désigné un expert pour l’évaluer – une première dans la jurisprudence selon l’avocate. La SA Kerjean a fait appel(la décision de la cour d’appel, prévue le 10 octobre, n’était pas connue lors du bouclage de ce numéro, ndlr). « La sanction est sévère et sort vraiment de l’ordinaire, insiste l’avocate de l’une des parties civiles, Lou Deldique, du cabinet Lexion, spécialisé en droit de l’environnement. Cela fait des années qu’il y avait ces affaires de pollution au lisier en Bretagne, le tribunala l’habitude de les voir passer, et là il y a une rupture. La justice a voulu envoyer un message au monde agricole. »

Fin de l’impunité ?

Si le tribunal a cette fois frappé du poing sur la table, la justice pénale environnementale reste à la peine. « Elle s’empare, comme elle l’a toujours fait, des gros dossiers symboliques mais la délinquance environnementale ordinaire est toujours largement impunie », estime Antoine Gatet, président de France Nature Environnement (FNE). Selon les données du ministère de la Justice, le nombre de personnes jugées pour des infractions environnementales reste stable depuis 2021 malgré le renforcement affiché de la politique pénale environnementale et le lancement des pôles spécialisés.

« Il y a une prise de conscience, une politique et des outils nouveaux, on nous demande de renforcer la réponse pénale face aux atteintes environnementales, la formation des magistrats s’améliore, beaucoup de collègues sont très motivés et constatent qu’ils pourraient s’y consacrer à plein temps », explique Solenn Briand, substitut du procureur au tribunal de Brest, en charge du pôle spécialisé. Mais dans les faits, les dossiers environnementaux représentent moins de 10 % de son propre temps de travail.


Seuls 12 dossiers ont pu être traités depuis son arrivée à la tête du pôle spécialisé en 2021. C’est peu. « Ces pôles ont été créés à moyens constants, sans renfort de magistrat au parquet comme au siège, de greffiers ou de fonctionnaires, et avec une augmentation des attentes des parquets sur tous les autres sujets. »Les affaires environnementales sont « prioritaires »mais elles s’ajoutent aux autres qui le sont tout autant, les agressions sexuelles, les violences intra-familiales, le trafic de stupéfiants… Selon Cédric Logelin, porte-parole du ministère de la Justice, cela a été pris en compte par le gouvernement qui a annoncé la création de 1 500 postes de magistrats d’ici 2027. « À Brest, sur la période 2017-2027, cela représentera une augmentation de 43 % des effectifs », assure-t-il.

En attendant, dans le flot d’une justice correctionnelle débordée, les infractions environnementales peinent à remonter en haut de la pile. Même si la culture judiciaire évolue, ces infractions sont encore perçues comme de moindre gravité ou de moindre urgence. « Il ne s’agit pas de mettre côte à côte la pédophilie et une pollution au lisier, argumente la magistrate bretonne. Mais il faut aussi faire comprendre que les délits environnementaux touchent à quelque chose d’absolument essentiel et participent aux crises écologiques en cours. »

Au manque de moyens et à la difficile prise de conscience de la gravité de la délinquance environnementale se cumulent d’autres difficultés : les infractions environnementales nécessitent des investigations particulièrement longues et complexes, elles ne font pas forcément de victimes humaines capables de porter plainte, elles peuvent être invisibles à l’œil nu et sont régies par un droit ultra-technique qui requiert des connaissances extra-judiciaires sur le monde vivant… « Au fil des dossiers que l’on traite, on se rend bien compte aussi qu’il y a énormément d’atteintes à l’environnement qui sont tout simplement autorisées par la loi », souligne encore la responsable du pôle spécialisé de Brest. 

L’écologie, l’affaire du siècle

Pour poursuivre avec l’exemple du lisier, si les fuites accidentelles participent au phénomène des algues vertes, ce dernier est aussi lié à l’épandage intensif ou l’utilisation massive d’engrais – ce qui est parfaitement légal. C’est même le cœur du modèle industriel dominant. « Punir sévèrement une pollution au lisier n’empêchera pas la Bretagne d’étouffer sous les algues vertes », concède un pêcheur de l’Association agréée pour la pêche et la protection du milieu aquatique (AAPPMA). La justice pénale ne traite que des faits répréhensibles dont elle a identifié les auteurs. Souvent, ils ne sont que le micro-maillon d’un système qui les dépasse et mène aux crises écologiques actuelles. « Les problèmes environnementaux sont la plupart du temps liés à des effets de cumul et des phénomènes collectifs, ce qui est insaisissable sur le plan pénal », explique Solenn Briand.

« Au final, celui qui est condamné paye pour l’exemple et c’est toujours l’agriculteur en bout de chaîne », dénonce un représentant de la FDSEA, principal syndicat agricole du Finistère. « Il s’agit simplement de faire respecter l’ordre public environnemental et cela est loin d’être le cas, conteste Antoine Gatet de FNE. Cela étant dit, du point de vue de la lutte contre les crises environnementale et climatique, il est plus efficace d’aller devant la justice administrative que devant un tribunal correctionnel, de mettre en jeu la responsabilité des acteurs publics plutôt que celle d’un individu. »C’est le sens, par exemple, de « l’Affaire du siècle », initiée par quatre associations (Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France, Notre affaire à tous et Oxfam France) dans laquelle l’État français a été condamné pour son inaction climatique. Ou d’une initiative lancée ce mois d’août par quatre associations bretonnes qui souhaitent intenter une action en justice contre l’État dans l’objectif de faire reconnaître le préjudice écologique des algues vertes et de contraindre le gouvernement « à prendre des mesures efficaces pour mettre fin à cette pollution tragique ».

Au sein des ONG écologistes, les « legal teams » sont prises entre mille feux. « Nous avons une centaine de juristes qui travaillent toute l’année pour élaborer des argumentaires et de nouvelles stratégies juridiques », explique FNE. Avec plus de 380 dossiers portés devant la justice administrative ou pénale en 2022, l’organisation est aujourd’hui la principale source de contentieux environnementaux en France. « Notre réseau de sentinelles de l’environnement fait aussi remonter énormément d’informations au service d’enquête et nous organisons de nombreux stages de citoyenneté environnementale (une mesure alternative aux poursuites fréquemment prononcée par les tribunaux contre les auteurs d’infractions environnementales, ndlr) ». La justice environnementale repose largement sur ce militantisme écologiste « mais notre accès à la justice est de plus en plus entravé,  nos militants menacés et nos actions criminalisées », dénonce FNE.

Les procès pour « sauver la planète » vont se multiplier, indique le dernier rapport sur le contentieux climatique du programme des Nations unies sur l’environnement, publié en 2023. Mais il pointe surtout d’autres tendances : une augmentation du nombre de militants écologistes condamnés, notamment en France, et la multiplication des procès menés par des entreprises, des gouvernements ou de simples citoyens, pour retarder ou stopper des actions environnementales. Autrement dit, le risque que les affaires du siècle ne soient finalement pas écolos du tout. 

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