Casser la matrice de la croissance, intenable dans un monde fini où la production est moins source de valeur ajoutée que de coûts sociaux et écologiques, implique de questionner la place du travail dans un horizon décroissant. Mais s’autoriser à l’interroger revient à heurter un, si ce n’est le pilier de notre société de croissance, fondée sur la logique « travailler plus pour gagner plus pour consommer plus ».
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En témoignent les crispations immédiates que suscitent les débats sur la décroissance, où l’avenir du travail est souvent l’un des premiers arguments de ses détracteurs pour délégitimer le projet. Sur le plan moral, il lui est reproché de s’attaquer à la « valeur travail » et de promouvoir une oisiveté entendue comme fainéantise. Sur le plan socio-économique est agité le chiffon rouge de la catastrophe sociale à venir.
Cette place centrale accordée au travail, indépendamment de sa finalité, est d’autant plus paradoxale que le but d’une économie est de « contenter les besoins de tous de la façon la plus parcimonieuse possible en utilisant le moins de ressources et le moins de travail », explique l’économiste Timothée Parrique. Outre l’urgence écologique, d’autres symptômes d’un malaise autour du travail et de ses conditions invitent à s’y pencher : perte de sens et bullshit jobs décorrélés de l’utilité sociale, métiers « essentiels » désertés et dépréciés, burn-out…
Mais la survalorisation du travail complique la discussion sur cette notion chargée d’affect et ambiguë, qui recouvre des réalités diverses tout en occultant nombre d’autres activités (bénévolat, aidants, etc). « La question du travail est un champ de controverses, un conflit politique qui ne se résoudra pas par les experts mais qui exige un débat de société », pose d’office la philosophe Céline Marty. On distingue néanmoins deux positions chez les décroissants : garder le plein emploi comme horizon ou critiquer la centralité du travail salarié.
La spécialisation [du travail] induit des rapports de domination entre les classes mais aussi entre les genres.
La première approche consiste à défendre le découplage entre décroissance de la production et croissance de l’emploi. Un discours qu’ont soutenu en partie des chercheurs – la sociologue Dominique Méda, l’économiste Jean Gadrey – et surtout des politiques, comme François Ruffin. L’autre approche, plus inspirée de l’anarchisme et du libertarisme, dans la lignée du pionnier de l’écologie politique André Gorz, juge la décroissance indissociable d’une remise en cause radicale du travail salarié. Comme l’écrit Céline Marty, cette position appelle à « découpler la distribution de ressources nécessaires à la satisfaction de besoins de l’emploi marchand ». D’autres mobilisent le « post-work » ou « détravail ».
Pour l’économiste Baptiste Mylondo, il s’agirait de « briser le monopole de l’emploi comme source d’utilité sociale, de reconnaissance sociale et d’estime de soi ». Si elle rejette aussi le travail salarié et son contrôle, la pensée de la subsistance – étudiée dès les années 1970 par Maria Mies et Veronika Bennholdt – réinvestit la notion de travail en s’inspirant de l’économie de subsistance préindustrielle, qui était fondée sur un labeur d’abord dédié à répondre à ses propres besoins. Le philosophe Aurélien Berlan, qui s’inscrit dans cette lignée, déplorait ainsi à gauche une dérive « de la critique du salariat et du travail industriel vers la critique du travail comme rapport à la “nature”, à la “nécessité”, à la matérialité du monde » – une aspiration pour lui « aristocratique ».
Travailler pour produire quoi ?
La redéfinition du travail dans la décroissance dépendra d’abord de ce que l’on décide de produire. À cet égard, les défenseurs du « plein emploi » vont penser la substitution du travail humain par la machine (par exemple en agroécologie), la réorientation des emplois des secteurs voués à disparaître – le pétrole, l’aéronautique – vers des filières utiles à l’objectif de neutralité carbone (rénovation énergétique, recyclage, renouvelable…), et le réajustement du marché de l’emploi par la reconversion, le tout orchestré par une forte intervention étatique : il s’agit de planifier une baisse de la productivité aux profits de gains en qualité et en durabilité.
Cela peut passer par la « garantie d’emploi », idée venue de l’économiste américaine Pavlina Tcherneva, qui consiste à faire financer à l’État des emplois décents en fonction de besoins locaux identifiés (soins aux personnes, à l’environnement). Le but est de lutter contre le chômage et de démarchandiser le travail en offrant une alternative utile aux emplois privés indésirables. En France, c’est le principe des Entreprises à but d’emploi (EBE) mises en place dans les Territoires zéro chômeur de longue durée.
Cette vision entend rendre effectif le « droit au travail » sans le questionner, et attaque moins frontalement le contenu de la production que les anarchistes et les libertaires : chez André Gorz, l’enjeu est de travailler moins pour produire moins, toute production étant destructrice de ressources. Là où le capitalisme industriel a fait de la création d’emplois une fin en soi, menant à l’absurdité des bullshit jobs ou de métiers visant à réparer les impacts de la production, le travail ici est réduit à un rôle purement utilitaire, en autolimitant les besoins que la société de croissance a démultipliés.
Selon Baptiste Mylondo, quatre critères sont essentiels pour repenser ces besoins : l’écologie, le social, la pertinence et le suffisant. « Si déjà on répondait aux nécessités matérielles de base de tout le monde, on ferait un grand progrès », souligne Céline Marty. Et d’ajouter que cela exigera « du débat, des rapports de force, de la conflictualité, bref, de la politique, et pas des arbitrages techniques monopolisés par quelques-uns ».
La place de la technologie doit aussi être interrogée dans sa pertinence, « pour qu’elle ne décale pas la pénibilité ailleurs sous couvert d’alléger notre peine », alerte Baptiste Mylondo.
En outre, suggère Baptiste Mylondo, une mesure comme le revenu sans condition peut accélérer la fin de certaines activités et être facteur de décroissance, en « levant en partie le chantage à l’emploi qui surgit aujourd’hui quand on remet en cause la pertinence de telle activité ou telle entreprise ».
Enfin, la réappropriation des moyens de subsistance est cruciale pour accompagner cette démarche. Aurélien Berlan, qui défend l’autonomie – vision renouvelée d’une liberté « dans la nécessité » contre le « fantasme de la délivrance » vendu par le capitalisme industriel –, pointe que les besoins sont d’office bornés si l’on doit y répondre par soi-même, tandis qu’« on peut les multiplier à l’infini » si on laisse à d’autres le soin de nous vêtir et nous nourrir.
Dé-spécialiser le travail
Or déléguer est le cœur de l’organisation actuelle du travail : « Plutôt que de réduire le temps de travail global pour permettre à chacun de satisfaire certains besoins », résume Céline Marty. Le capitalisme industriel repose sur une hyperspécialisation des tâches au sein des structures et une division sociale dont la marchandisation des tâches techniques et domestiques (cuisine, garde d’enfants), déléguées à des professionnels ou à des travailleurs précaires, est le paroxysme. Ce qui induit des rapports de domination entre les classes mais aussi entre les genres – car, rappelle Geneviève Pruvost, sociologue du travail et du genre, « l’émancipation féminine occidentale par le capitalisme repose toujours sur l’exploitation d’autres femmes ».
Éradiquer ces rapports de domination, qui est aussi un objectif partagé de la décroissance, implique donc de désamorcer la spécialisation en nous re-répartissant les tâches. La sociologue invite ainsi à s’inspirer de la polyactivité très forte au sein des alternatives rurales contemporaines qu’elle a suivies sur le terrain, comme des sociétés de subsistance passées. Mais il nous faudra pour cela ré-acquérir les compétences et savoir-faire que nous avons perdus à force de les déléguer. Dans ce contexte, la place de la technologie doit aussi être interrogée dans sa pertinence, « pour qu’elle ne décale pas la pénibilité ailleurs sous couvert d’alléger notre peine », alerte Baptiste Mylondo.
Cette vision plus égalitaire induit aussi un changement profond au sein des entreprises. Ainsi substituer la coopération aux rapports hiérarchiques permet de démocratiser davantage le travail. Pensons aux Scop, entreprises autogérées, coopératives, communautés de travail… qui redonnent de la place à la délibération collective. Cette organisation implique cependant un changement d’échelle, à rebours des organisations industrielles mondialisées.
Une culture du temps libre
Dès que l’on sort de la logique d’efficacité et d’accélération que sous-tend le rythme de la production industrielle, se pose la question du temps. Aujourd’hui, le temps libre n’existe que par rapport à celui consacré à notre emploi et reste ainsi captif de la « rationalité économiste capitaliste », écrit Céline Marty. Économie du divertissement, tourisme, activités visant à nous détendre d’un travail stressant… « Nous n’avons pas fondé une culture adaptée à ce temps disponible », décrypte la philosophe. La décroissance nous rendrait alors une prise sur ce temps. Que ce soit pour désintensifier le travail à des fins sociales et écologiques, ou pour extraire notre temps du contrôle bureaucratique dans une approche libertaire, plusieurs leviers concrets seraient possible : le droit inconditionnel au temps partiel choisi, la baisse du temps de travail, la possibilité de le répartir au cours de sa vie ou encore le revenu universel sans condition.
Comment réinvestirions-nous ce temps ? s’inquiètent les défenseurs de la « valeur travail » qui voient dans l’aspiration au temps libre la revendication provocatrice du « droit à la paresse », comme s’il n’existait d’activité valable et socialisante que le travail. « Le temps libre n’est pas un temps vide », répond Céline Marty, qui reprend la distinction d’André Gorz entre activités hétéronomes (contraintes) et autonomes (qui valent intrinsèquement, en dehors de la nécessité). Il s’agit d’accroître au maximum le temps consacré à ces dernières (liens sociaux, soin, activités culturelles) et de minimiser les premières. « Pour moi, le temps libéré est la principale promesse de la décroissance », estime Baptiste Mylondo.
Les partisans de la subsistance qui au contraire se ressaisissent de l’idée de travail (élargie à toutes les tâches domestiques, reproductives, militantes), ne revendiquent pas cette séparation des sphères entre temps de travail et temps libre que Geneviève Pruvost qualifie même de « fantasme très industriel ». Pour elle, il s’agit « de réintégrer soin et plaisir au cœur de l’activité de travail » en lui rendant « un rythme tranquille, joyeux et respectueux ». Ce qui n’empêche pas des logiques d’économie d’efforts en priorisant certaines productions ou chantiers. « Les chasseurs-cueilleurs (…) comblaient leurs besoins en travaillant trois à quatre heures par jour », rappelle d’ailleurs Aurélien Berlan. Une maximisation du temps disponible qui passe notamment par l’importance donnée au repos et à la saisonnalité du travail. Approche aussi inspirante dans une perspective d’adaptation aux conditions climatiques incertaines dans lesquelles nous aurons à évoluer.
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