Charlatants

Chez les écolos, le complotisme séduit et divise

Illustrations : Xavier Lalanne-Tauzia

Dans les discours de naturopathes en vue, dans certains écolieux ou mouvements New Age, les idées conspirationnistes infusent, charriant confusion idéologique et relents réactionnaires. Au point parfois de perturber les luttes et de diviser des camarades.

Si vous souhaitez vivre une soirée animée, tentez d’interroger des écologistes sur le succès des discours conspirationnistes chez leurs proches et camarades. Les discussions s’annoncent longues et parfois inquiétantes. Cette enquête nous a ainsi permis de découvrir les podcasts d’une naturopathe, autrice d’un des livres francophones de références sur la santé dite « naturelle », qui se dit engagée pour l’écologie mais revendique d’être « complotiste », pro-Trump, enchaîne les discours transphobes et soutient des personnalités climatosceptiques et antiféministes.

Article de notre n°68 « Le grand complot écolo », disponible sur notre boutique.

On nous a aussi raconté la trajectoire d’un parent d’élève des Cévennes historiquement engagé dans les luttes sociales et environnementales qui, en quelques mois, s’est mis à suivre la mouvance d’extrême droite américaine QAnon dans sa crainte d’une conspiration mondiale pédo-sataniste, ou encore celle d’une décrocheuse de portrait d’Emmanuel Macron1 qui met aujourd’hui toute son énergie dans la lutte contre de prétendus complots sanitaires.

Bien sûr, il n’est pas nouveau de croiser dans les luttes et dans les mouvements alternatifs des gens et des idées réactionnaires. Par ailleurs, des personnalités d’extrême droite ont depuis plusieurs décennies pour stratégie assumée d’entretenir la confusion, en récupérant les idées et les discours de gauche, pour vanter par exemple une « écologie intégrale » hostile à l’IVG et au féminisme, ou en s’appropriant le concept de décroissance, comme l’a fait l’essayiste Alain de Benoist.

L’appel à la Nature

Ce qui semble nouveau, a minima depuis le début de la pandémie, c’est le succès viral de cette confusion idéologique et de ses véhicules : les théories complotistes. Plusieurs collectifs se sont créés ces dernières années pour documenter et dénoncer le phénomène, dont Cabrioles, l’Extracteur ou encore le collectif Antifouchiste2. Nicolas, cofondateur de ce dernier, décrit une situation inquiétante : « Le conspirationnisme fait d’énormes dégâts dans nos rangs. C’est une machine très séduisante, qui peut isoler les individus et les transformer en fachos en quelques semaines. »

Le géographe Antoine Dubiau, auteur du livre Écofascismes (Grevis, 2022), confirme le succès notable de ces théories dans certains milieux écologistes, tout en précisant : « Les formes de complotisme qui y ont du succès sont surtout celles qui ont une dimension écologique, comme celles qui touchent à des questions d’alimentation ou de santé. Cela traduit une tendance à favoriser ce qui serait naturel par rapport à ce qui serait artificiel ou moderne ». Le philosophe Alexandre Monnin, auteur de plusieurs textes sur le complotisme, pointe lui l’attirance de beaucoup d’écologistes pour la « conspiritualité », mot forgé pour décrire la fusion entre les théories du complot et certaines spiritualités comme le New Age3.

La sociologue allemande Nora Pösl a documenté les liens entre médecines dites « alternatives », théories du complot, spiritualités et idéologies de droite et d’extrême droite. Dans un texte de 2020, elle assure que « croire aux prétendues méthodes de guérison alternatives peut constituer une porte d’entrée vers des visions du monde non scientifiques et simplistes ». Elle démontre d'abord que les leviers sociaux et psychologiques sous-jacents sont proches et ensuite que faire des recherches sur les médecines dites « douces » conduira les algorithmes à nous proposer des contenus conspirationnistes. Autant d’éléments qui peuvent mener à croire à des théories du complot, parfois rétrogrades.

« Le conspirationnisme fait d’énormes dégâts dans nos rangs. C’est une machine très séduisante, qui peut isoler les individus et les transformer en fachos en quelques semaines. »

Il n’est bien sûr pas question de jeter la pierre à celles et ceux qui croient ou consultent des thérapeutes dits « alternatifs ». Une partie de cette clientèle est par ailleurs composée de personnes en errance diagnostique, à commencer par des femmes souffrant de maladies trop longtemps laissées de côté par la recherche médicale (endométriose, intestin irritable, migraines…). En revanche, le présupposé relayé par de nombreux naturopathes – et dans les écoles de ce courant, comme le pointe l’ex-naturopathe Sohan Tricoire – est en effet problématique. Selon eux, médecine, science et industrie pharmaceutique seraient de mèche pour ne pas traiter les causes des maladies mais seulement leurs symptômes. À l’inverse, les thérapeutes dits « alternatifs » nous guideraient vers les grandes lois naturelles – voire divines – de la bonne santé.

Si la critique des institutions sanitaires et médicales est parfaitement légitime, leur rejet en bloc peut conduire à des comportements dommageables, voire dangereux. Bien des défenseurs de la santé « naturelle » invitent en vérité à renoncer à la prévention4 ou vendent des traitements coûteux n’ayant pas fait la preuve de leur efficacité. Leur postulat est par ailleurs complotiste, puisqu’il implique que des milliers de médecins sont d’accord pour nuire. Il induit aussi une vision extrêmement individualiste des questions sanitaires.

Or la santé est une affaire de solidarité : les compléments alimentaires vendus comme miracles ne vous empêcheront pas d’attraper la gastro ou un virus aéroporté si les individus qui vous entourent ne se lavent pas les mains en sortant des toilettes ou ne portent pas de masques quand ils toussent. Cet individualisme sanitaire est un poison qui a pu légitimer une forme d’eugénisme depuis le début de la pandémie. L’essayiste Naomi Klein le pointe dans son dernier livre Le Double (Actes Sud, 2024) qui décrit comment les idées complotistes à tendance eugénistes se sont diffusées « jusqu’à une partie de la gauche écologiste ». En France, là où les collectifs antivalidistes5 réclamaient le port du masque comme geste de solidarité et d’auto-défense sanitaire, certains partisans des médecines naturelles l’ont ainsi refusé, croyant se protéger en achetant les « traitements » vendus par des entrepreneurs de la désinformation.

Des théories toxiques pour les luttes

Dangereux quand il interfère dans les choix de santé des individus, le complotisme s’avère aussi toxique pour les luttes sociales environnementales. S’appuyant sur la recherche scientifique6, le collectif italien Wu Ming l’a démontré : « Les fantasmes de complot interceptent (…) le mécontentement, la frustration, la colère sociale et la peur, mettant en mouvement les énergies et les ressources de personnes qui, peut-être dans d’autres conditions, s’engageraient dans des luttes sociales et environnementales. Ces énergies sont détournées et canalisées vers des endroits où elles se dissiperont ou, pire, renforceront des idéologies réactionnaires. »

Les mouvements écologistes ressentent-ils ces effets dans leurs rangs ? Le problème n’est pas d’actualité, nous ont répondu les référents nationaux d’Extinction Rebellion France et d’Alternatiba. Localement, en revanche, de nombreuses luttes sont plombées par la colère complotiste. Nicolas, cofondateur du collectif Antifouchiste, assure avoir vu plusieurs lieux alternatifs, dont un squat et une bibliothèque autogérée dans les Cévennes, être abandonnés à cause des conflits entre partisans et opposants à des théories du complot.

Des débats autour du caractère intentionnel de la pandémie ou du danger des vaccins ont aussi divisé et amoindri en 2020 la communauté fondatrice d’Extinction Rebellion en Grande-Bretagne. Anthony Yaba, porte-parole d’Alternatiba France et militant en Loire-Atlantique, confirme que les débats avec des camarades adeptes des théories du complot ont pu lui « prendre énormément d’énergie », pour démentir certaines contre-vérités ou recadrer des personnes diffusant sans relâche des messages complotistes dans des boucles de discussion.

Le porte-parole assure avoir opté pour la pédagogie : « Notre mouvement repose sur les connaissances scientifiques, notamment celles du Giec. On le rappelle souvent. Quand les personnes partent dans des théories étranges ou complotistes, on ne les rejette pas, on essaye de les ramener sur du concret, avec des faits et des preuves. » Mais le militant d’Alternatiba admet être encore en recherche de « la bonne méthode » – évoquant le cas d’une ancienne camarade très influencée par un leader conspirationniste et qui a fini par rompre avec fracas avec l’organisation.

Une affaire semblable a touché XR Aix-en-Provence, dont les membres ont décidé en avril dernier à regret de quitter la lutte contre un projet de déforestation mené sur la montagne de Lure (Alpes-de-Haute-Provence). Ce départ vise à ne plus marcher aux côtés d’une organisation locale baptisée Café des libertés qui, dénonce XR Aix-en-Provence, relaie des théories nées « dans l’extrême droite complotiste » et invite des influenceurs conspirationnistes comme la militante QAnon Chloé Frammery7. Marina, l’une des militantes de XR04, avance : « Ces gens sont peut-être anticapitalistes et antisystèmes, comme nous, mais ils ne partagent pas notre objectif de faire des luttes des lieux inclusifs et safe. C’est un crève-cœur, mais dans ces conditions on préfère ne plus y aller. »

Peut-on éviter ces ruptures ? Comment tracer les lignes jaunes permettant de chasser des luttes les discours problématiques ? L’horizon émancipateur et la dimension inclusive des solutions sont à coup sûr de bonnes boussoles. Alexandre Monnin invite lui à « ne jamais stigmatiser les personnes », tandis que Nicolas d’Antifouchiste suggère de veiller à éviter les tournures de phrases floues lors de discussions politiques – « Entre camarades, on évite le “on” ou le “ils” désincarné [comme dans la formule “on ne nous dit pas tout”, NDLR].»

Le mouvement Colibris, dont Louis Fouché a été membre, a lui décidé de réaffirmer ses valeurs, explique Valentin Bertron, responsable de l’université des Colibris : « En 2020, nous invitions déjà à respecter les mesures sanitaires. En 2021 et 2022, nous avons communiqué pour nous désolidariser de Louis Fouché et de Réinfocovid, en décrivant comment ses prises de position à l’apparence écologistes alimentaient un discours complotiste mais aussi raciste, misogyne et intolérant. » Cette démarche a été complétée par une formation proposée aux salariés, bénévoles et cotisants puis par une webconférence détaillant notamment le rôle de passerelle entre l’écologie et l’extrême droite que jouent des mouvements complotistes. Selon lui, cette démarche a été bien perçue et n’a conduit qu’à peu de ruptures au sein du mouvement.

Le dialogue n’est malheureusement pas toujours possible. Anthony Yaba, d’Alternatiba, dit être tombé des nues récemment en découvrant que certains de ses anciens camarades de lutte adhèrent désormais aux nouvelles théories conspi en vogue qui alimentent le déni climatique. 

Les stars bien réacs de la naturopathie

Les tendances complotistes confirment un positionnement idéologique depuis longtemps problématique chez beaucoup de stars de la santé dite « alternative ». La naturopathe la plus célèbre de France, Irène Grosjean, a par exemple proposé dans un de ses livres des méthodes d’alimentation supposées permettre à des personnes homosexuelles de devenir hétéro. Louis Fouché, ancien urgentiste devenu depuis 2020 l’égérie des antivax en France s’est prononcé contre l’avortement et s’est affiché sur les réseaux sociaux avec des néonazis.


Enfin, Thierry Casasnovas, Youtubeur numéro 1 sur la santé alternative, a diffusé des vidéos anti-avortement et anti-contraception et est monté sur scène en 2019 avec l’ancien humoriste Dieudonné, condamné pour discrimination raciale.


1. En 2019, une centaine de portraits d’Emmanuel Macron avaient été décrochés pour protester contre son inaction climatique.

2. Contraction d’Antifasciste et de Fouché, en référence à la figure des antivax et de la désinformation médicale Louis Fouché.

3. Très bien analysé dans le podcast du même nom « Conspirituality ».

4. Thierry Casasnovas, avance que les dépistages font de vous les « petites putes des labos » (Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes). « Thierry Casasnovas, naturopathe autoproclamé sur YouTube, en garde à vue », Le Monde, 9 mars 2023. 

5. Le validisme est une notion née dans les sciences sociales visant à visibiliser le fait que nos sociétés érigent le corps valide et en bonne santé comme un idéal supérieur. L’antivalidisme est un mouvement d’émancipation des personnes handicapées, mené dans une perspective intersectionnelle.

6. Ils citent une étude parue en février 2017 dans la revue Political Psychology et intitulée « Blaming a Few Bad Apples to Save a Threatened Barrel: The System-Justifying Function of Conspiracy Theories ».

7. Youtubeuse suisse. Sa médiatisation est concomitante à la crise sanitaire du Covid-19.

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