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Ciné "Post-Apo" : comment l'Amérique ressasse son passé mythifié

La route
La route

En mettant en scène le futur, aussi sombre soit-il, on pourrait croire que le cinéma post-apocalyptique américain a le regard tourné vers l'avenir. Le genre témoigne en réalité d'une obsession pour une histoire des États-Unis souvent mythifiée.

Depuis la sortie de La Planète des singes, un demi-siècle tout juste a passé. Les années n’y changent rien : quand arrive la fin du film, sans doute l’une des plus célèbres de l’histoire du cinéma, difficile de ne pas être pris de vertige devant l’image de Charlton Heston, à genoux, vouant aux gémonies l’humanité tout entière devant la dépouille de la statue de la Liberté enlisée dans le sable.

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En quelques secondes, le film de Franklin J. Schaffner renverse complètement la table. Taylor pensait avoir échoué sur une planète inconnue dominée par des primates. Il est en réalité sur Terre, près de deux mille ans après une apocalypse nucléaire. Monument porteur d’espoir pour des générations d’immigrés arrivés aux États-Unis, la statue de la Liberté se transforme en Cassandre de cuivre et d’acier annonçant rétrospectivement la fin du monde au héros.


La célèbre scène finale de La Planète des Singes

Ce retournement de situation porte jusqu’à la nature même de La Planète des singes, puisque le film quitte alors l’espace connu de la science-fiction et se retrouve d’un coup propulsé dans un genre maintes fois exploré depuis par le cinéma, en particulier américain : le film post-apocalyptique – ou « post-apo » pour les intimes. Ne pas confondre avec le film catastrophe, malgré leur filiation naturelle : ici, la destruction de la civilisation n’est généralement pas mise en scène et ses modalités (retombées radioactives, virus foudroyant, raréfaction des ressources naturelles…) importent peu. Au cœur du post-apo, un questionnement revient sans cesse : l’effondrement de la civilisation étant acté, quelle société les quelques survivants peuvent-ils espérer bâtir sur ce champ de ruines ?

À la recherche d’un nouvel Éden


Ces ruines et le poids du passé ont leur importance. Dans le post-apo américain, la fin du monde n’a rien d’une page blanche. La « tabula rasa » ? Une vue de l’esprit. Il peut être oublié par les personnages de ces films, mais le passé a toujours sa place à l’écran. L’histoire des États-Unis et les mythes qu’elle charrie parcourent le post-apo
made in US pour mieux le hanter. Et comme le montre la fin de La Planète des singes, ce spectre peut prendre corps de façon spectaculaire.

Parmi tous les éléments récurrents du genre, certains puisent aux origines mêmes de l’histoire des États-Unis. Dans Waterworld (1995), Le Livre d’Eli (2010) ou Je suis une légende (2007), un sanctuaire a échappé à la dévastation de notre planète. L’existence de ce paradis perdu au milieu de l’enfer, qu’il s’agit de gagner, est parfois mise en doute par le héros du film.

Dans
Waterworld, Mariner (Kevin Costner) ne croit pas en Dryland, la seule partie de la Terre à ne pas avoir été submergée par les flots. Il finit pourtant par voir ce territoire de ses propres yeux – qui n’est autre que le sommet de l’Everest. Lorsqu’il entend parler d’une colonie de survivants basée à Bethel, dans le Vermont, la circonspection est aussi de mise chez Robert Neville (Will Smith), héros de Je suis une légende. La suite des événements lui donne également tort, mais Neville meurt avant d’avoir pu rejoindre Bethel, la « maison de Dieu » en hébreu.


Le gouverneur Winthrop voulait faire de la Nouvelle Angleterre "une cité sur la colline"

Cette idée de « maison de Dieu » renvoie à des événements qui se déroulèrent il y a près de quatre cents ans : un nouvel Éden, c’est en grande partie ce qu’espéraient trouver les puritains à leur arrivée dans le Nouveau Monde. Fuyant le Royaume-Uni et les persécutions dont ils faisaient l’objet, ils comptaient fonder une société unique ornée du sceau de la perfection.

L’eschatologie est au cœur de ce projet qui vise, tout simplement, à faire advenir l’Apocalypse au sens biblique du terme. « L’une des croyances les plus ancrées du puritanisme est que la création d’une société reposant sur une foi pure permettra la seconde venue du Christ », souligne Emma Anne Harris dans sa récente thèse consacrée au film post-apocalyptique américain ("The Post-Apocalyptic Film Genre in American Culture - 1968-2013"). Dès 1630, une formule résume l’ambition des puritains trouvant refuge outre-Atlantique.

Dans un sermon, le père John Winthrop prévient les autres colons : la communauté qu’ils s’apprêtent à fonder sera telle « une cité sur la colline ». Un phare dont la lumière doit éclairer le reste du monde. Tirée du Sermon sur la montagne, l’expression a traversé les siècles. Elle continue d’abreuver les discours des présidents américains quand il s’agit de rappeler la place exceptionnelle qu’occupe le pays dans l’Histoire.

De curieux sanctuaires


Le rêve de cette « cité sur la colline » a beau être souvent au programme du post-apo, il peut aussi tourner au cauchemar. Dans le déjanté
Apocalypse 2024 (1975), le jeune Vic (Don Johnson) parcourt avec son chien le désert sans fin qu’est devenue la surface de notre planète. Obsédé par le sexe, il se retrouve pris au piège après avoir suivi une jeune femme sous terre. Là, il devient un prisonnier de « Down Under », version dégénérée de l’Amérique rurale des années 1930 à 1950. Parce qu’ils vivent sous terre depuis des lustres, ses habitants privés de la lumière du soleil ne parviennent plus à se reproduire. La solution : traire le sperme de Vic et l’utiliser pour inséminer les jeunes femmes de ce monde souterrain.


Will Smith, en proie aux zombies, dans Je suis une légende

Pour les personnages du Survivant (1971) – autre adaptation du roman de Richard Matheson Je suis une légende (paru en français en 1955) –, ce nouvel Éden n’existe pas encore. Il est à construire. Et le film, avec Charlton Heston dans le rôle de Robert Neville, ne brille pas par la subtilité de son sous-texte religieux : lorsque Dutch (Paul Koslo), un compagnon d’infortune, lui demande où ils vont aller, Neville répond qu’ils iront « là où tout ce que nous ferons sera comme la première fois ». Dutch ne cache pas son enthousiasme : « Comme si nous recommencions depuis le début dans le jardin d’Éden ! Mais cette fois, pas question de faire confiance à un foutu serpent ! »

La religion est également au cœur du Livre d’Eli. Le rôle du sanctuaire est attribué à la fameuse île d’Alcatraz, dans la baie de San Francisco. Reprenant le procédé utilisé dans La Planète des singes, Le Livre d’Eli opère un retournement de l’imaginaire associé à ce monument emblématique. La sinistre prison est devenue le lieu de conservation des connaissances humaines. Eli (Denzel Washington) s’y rend pour dicter le texte de la Bible, avant d’expirer son dernier souffle.

Le post-apo a le western dans la peau


Pour parvenir à sa destination, Eli n’a fait qu’obéir à une voix lui intimant d’aller vers l’ouest, une direction évidemment lourde de sens dans le contexte américain. À l’image de bien d’autres longs-métrages post-apocalyptiques, le film des frères Hughes pioche allègrement dans l’histoire de la Frontière et les œuvres qui ont contribué à la mythifier : les westerns. Les liens entre les deux genres abondent.

Le cow-boy solitaire popularisé par les westerns a tout de l’ancêtre du héros errant de Mad Max (1979). La référence est clairement revendiquée dès le premier épisode de The Walking Dead, pour citer cette fois une série télé. Un plan large montre Rick Grimes (Andrew Lincoln), en tenue de shérif qui plus est, se diriger à cheval vers la ville d’Atlanta, transformée en terrain de jeu pour des hordes de zombies.



De tous les films reprenant les codes des westerns, Postman (1997) est celui qui cache le moins sa parenté avec ses aïeuls. Signé Kevin Costner, il se déroule en 2013, une quinzaine d’années après la disparition des États-Unis provoquée par une milice menée par Nathan Holn. Le souvenir de la guerre de Sécession n’est en plus pas loin. Pour des milliers de personnes, l’espoir d’être débarrassées de la milice holniste est représenté par la création d’un réseau de poste avec des facteurs à cheval. Dans Postman, la résistance prend la forme d’une résurrection, celle du Pony Express !

Que ce soit dans les westerns ou les films post-apocalyptiques, le monde dépeint est souvent caractérisé par une vie en communauté chaotique et mise à rude épreuve par des bandes de pillards ou de hors-la-loi (si tant est que la moindre loi subsiste encore dans les films post-apocalyptiques).

Mais la violence atteint un degré extrême dans le post-apo. Dans la lutte que chacun mène pour sa survie, la moindre rencontre se transforme en danger de mort. Conséquence logique pour un genre partant du postulat que l’humanité est à l’origine de la fin du monde, il brille par son grand pessimisme sur la nature humaine. « L’homme est un loup pour l’homme », selon la fameuse formule de Thomas Hobbes. Et le prédateur ne rechigne pas à manger sa proie si l’on en croit Le Livre d’Eli et La Route (2009), deux films où survivre passe pour certains personnages par l’anthropophagie.

La ville de tous les dangers


Dans les villes, le danger est encore accru par la peur suscitée par la foule, la multitude. À peine arrivé à Atlanta, Rick Grimes l’apprend à ses dépens au début de
The Walking Dead. Juché sur sa monture, il tombe nez à nez avec des hordes de zombies au détour d’une rue. Après s’être repus de viande chevaline, les morts-vivants veulent ajouter Grimes à leur menu.

Le shérif leur échappe en trouvant refuge dans un tank. Dans
Le Survivant et Je suis une légende, qui se déroulent respectivement à Los Angeles et New York, la ville constitue le même environnement hostile, peuplée de créatures menant la vie dure à Robert Neville. Sans oublier que les fameux sanctuaires des films post-apocalyptiques évoqués précédemment se trouvent le plus souvent dans une zone rurale, quand ils ne sont pas totalement coupés du reste du monde.



Rick Grimes arrivant à Atlanta (The Walking Dead)

Cette profonde méfiance à l’égard des villes n’est en rien une particularité du post-apo. Elle répond à une tradition ancrée de longue date dans la culture américaine. Dès le début du xixe siècle, note Emma Anne Harris, de nombreux romans présentent les villes comme des lieux de vice. Les politiques viennent même s’en mêler à l’époque de la république balbutiante. Au développement urbain et industriel d’une partie du pays, encouragé notamment par le secrétaire d’État au Trésor Alexander Hamilton, Thomas Jefferson oppose ainsi un projet de république agraire, de petits propriétaires terriens. Dans une lettre datant de 1800, Jefferson exprime tout le dégoût qu’elles lui inspirent en une phrase lapidaire : « Les grandes villes nuisent à la morale, à la santé et à la liberté des hommes. »

Avec un tel scepticisme sur la vie en société, les individus ne pouvant accorder leur confiance qu’à ceux qui leur sont les plus proches, le post-apo a tendance à pencher à droite. En convoquant tant d’éléments du passé pour un genre se projetant dans le futur, il se montre également des plus conservateurs, surtout si on l’entend comme conservateur de musée, gardien d’un certain imaginaire américain.

L’histoire d’une nation et ses mythes subsisteront à toutes les bombes nucléaires, à n’importe quelle pandémie, voire ressurgiront, semble nous dire le genre post-apo. Et quoi de mieux que le cinéma, la plus grande fabrique à mythes de l’histoire des États-Unis, pour permettre d’entretenir cette histoire. Il permet même à son tour de transformer des films en précieux artefacts du passé.

Dans
Postman, les soldats du général Bethlehem aiment voir et revoir La Mélodie du bonheur (1965). Après d’innombrables visionnage, Robert Neville connaît par cœur Woodstock (1970) dans Le Survivant et Shrek (2001) dans Je suis une légende. Le Livre d’Eli va encore plus loin avec une troublante mise en abyme. Dans une scène, sur un mur, une affiche d’Apocalypse 2024 est visible. Dans un monde où l’Apocalypse est advenue, même le souvenir du film post-apocalyptique mérite d’être entretenu.

Cet article a été initialement publié dans notre hors-série
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