A compléter

Bastien et Hugues Sibille : "Vive l'entreprise ESS libérée !"

Le rapport Notat-Senard a été remis au gouvernement le 9 mars dernier. Résultat de la mission "Entreprise et intérêt général", il est destiné à mieux intégrer les enjeux sociaux et environnementaux dans les stratégies d'entreprises. Hugues Sibille, Président de la Fondation Crédit Coopératif et du Labo de l'ESS et son fils Bastien Sibille, Directeur général du Groupe POP et Président de la plateforme Covoiturage-libre.fr signent cette tribune pour défendre "l'entreprise sociale libérée".

Ne faisons pas que la remise du rapport « L’ Entreprise, objet d’intérêt collectif » (Notat-Senard) referme un débat public sur l’entreprise. Elle doit au contraire le stimuler et l’ouvrir.

Dans ce débat, nous continuons à plaider pour une approche intergénérationnelle. Croisons les points de vue, chacun a sa part de vérité. Nous observons en effet que les générations entrepreneuriales échangent peu : celle du coopératif et celle du collaboratif, celle de l’entreprise libérée et celle de l’entreprise ESS, celle de la RSE et celle des biens communs... C'est pourtant du débat, des accords, des désaccords, des compromis entre ces « mondes entreprenariaux » qui ne considèrent pas l’homme comme simple « ressource », que s'inventera l'entreprise de demain.

Croisant nos lunettes générationnelles, un sujet nous apparaît à la fois sensible et important : l'articulation entre le sens, les statuts et les pratiques des entreprises qui souhaitent oeuvrer pour l'intérêt collectif. Nous pensons ensemble que les statuts ne font pas vertu, mais que les bonnes intentions non plus. Ce qui compte c’est la façon « dont on fait entreprise ». Ici, une discussion entre «l'entreprise libérée », qui colle à l'esprit de la génération internet, et « l'entreprise ESS » portée par la génération 68, nous semble féconde. Que nous apprend la comparaison entre ces deux modèles d'entreprise ?

 

De l'entreprise projet collectif à l'entreprise outil d'épanouissement de l'individu


Les structures d’économie sociale - coopératives, mutuelles, associations - se sont construites sur l’idée que leur gouvernance ne devait pas être liée à la détention du capital mais au principe de démocratie représentative : une personne, une voix.

Au sein des AG, le collectif majoritaire représente plus qu’une somme d’individus, de la même façon que l’Assemblée Nationale représente plus que la somme de ses députés. Les AG délèguent à des représentants le soin d’incarner un projet d’entreprise, souvent fort et porteur de sens. De cela résulte que l’individu est au service d’un projet qui le transcende et représenté au sein d’une gouvernance qui incarne un collectif.

Ce système de démocratie par délégation de pouvoir et de prédominance du projet collectif sur l’individu, semble aujourd’hui moins en phase avec les aspirations de la génération internet. Pour elle, l’entreprise doit être avant tout au service de l’épanouissement des individus qui la composent. Ce changement de paradigme s'incarne dans le concept « d'entreprise libérée ».

Au sein de ces entreprises , la gouvernance devient plus horizontale. L’organisation de l’entreprise vise à « libérer » les individus des hiérarchies traditionnelles. Les décisions ne sont plus prises par une hiérarchie déterminée par les dirigeants mais au sein de « cercles » qui rassemblent les personnes concernées par ces décisions. L’idée fondamentale est qu’il faut rapprocher la décision de ceux qu’elle impacte, de ceux qui « font ». Au sein de ces « cercles », des méthodes de prise de décision organisent une décision par « consentement » plus que par « consensus ».

Il faut ajouter à l’aplanissement des hiérarchies un changement d'état d’esprit dans lequel l’initiative individuelle est encouragée et le droit à l’erreur reconnu. La capacité d’innovation des entreprises en est accrue et les individus reconnus dans leur créativité. De même, le parcours des individus au sein de l’entreprise afin qu’ils puissent accéder à des postes différents est encouragée. Cela évite les routines, favorise les mises en cause des processus productifs et limite la lassitude au travail.

 

Libérons les entreprises ESS !


Les deux modèles, ESS et entreprises libérées, présentent des atouts incontestables : l’ESS, en se libérant de la gouvernance issue du capital, en valorisant le projet collectif, assure la pérennité du modèle économique et l’engagement sur un projet d’utilité sociale partagé. L’entreprise libérée, en plaçant l’individu au coeur de sa démarche permet une plus grande efficacité et un meilleur épanouissement des personnes.

Mais la comparaison des deux modèles invite aussi à méditer sur leurs limites respectives et sur la vérification que les «promesses » sont tenues. L’ESS, en plaçant le collectif avant l’individu peut conduire à une forme de négation de celui-ci. Cela se traduit alors par une moindre attention portée au potentiel humain ou au bien-être au travail : le projet social est censé combler les individus qui le servent ! De même, le fait que la gouvernance puise sa légitimité dans l’élection peut limiter la prise en compte d’autres relations de pouvoir au sein de l’entreprise : les hiérarchies y sont alors fortes et assez traditionnelles. Ces points risquent de mettre les entreprises ESS en décalage avec l’ère du temps.

A l’inverse, l’entreprise libérée peut masquer, sous couvert d’une gouvernance horizontale, qu’elle reste une entreprise de capitaux a forme classique : ceux qui détiennent le capital décident. Point. Ils peuvent aussi à tout moment stopper les processus d’entreprise libérée pour revenir à une vision plus traditionnelle de la prise de décision. De même, cette «libération » de l’entreprise répond in fine à l’attente des actionnaires de voir l’efficacité accrue afin de maximiser leurs profits et la valorisation de leur entreprise. Enfin, en misant tout sur l’individu, on risque d’affaiblir les structures traditionnelles de représentation des salariés (syndicats, CE…). Une forme d’isolement face au capital améliore le rapport de force en faveur de l’actionnaire!

Parce que l’entreprise est une organisation humaine vivante elle doit sans cesse se réinventer. Mais aussi savoir rester fidèle à des valeurs fondamentales, à une «raison d’être »! C'est pourquoi, la forme la plus moderne d'entreprise, qui rencontre les préoccupations de son temps sans renier un projet d’intérêt collectif fondamental, nous semble être l’entreprise sociale libérée.

 

Bastien et Hugues SIBILLE 
Vive l’entreprise ESS libérée !

 

 

 

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