Portrait

Anonymes en première ligne : le quotidien d'une livreuse face au COVID-19

© Ross Sneddon

Dans cette série de portraits, Socialter s'intéresse à ceux et celles pour qui le COVID-19 ne signifie ni confinement, ni télé-travail, ni repos. Nous vous proposons une plongée dans le vécu de personnes dont le métier, parfois invisibilisé ou déprécié, les place pourtant en première ligne de l'épidémie. Aujourd'hui, nous nous intéressons au quotidien d'Amandine, livreuse chez Deliveroo du côté d'Annecy.

La mobilisation générale pour ralentir la propagation du virus a touché tous les secteurs de l’économie plus ou moins brutalement. Les services de restauration, comme la plupart des lieux de socialisation, se sont figés depuis mi-mars, et les entreprises de livraison à domicile ont bien dû suivre. Amandine Delrue travaille comme livreuse chez Deliveroo à Annecy depuis un an avec son conjoint, avec qui elle a créé une société d’animation de séjours à vélo en France. Pour ce couple qui a choisi de diviser l’année en deux parties – la première à Annecy pour les livraisons et la seconde pour se consacrer à leurs périples à vélo – leurs affaires se compliquent. 

« Toutes les grandes chaînes de restaurants, comme KFC ou McDonald’s ont fermé. Il y a beaucoup moins de clients », fait remarquer Amandine, pour qui la chute du nombre de clients a nettement réduit ses revenus. Cette fermeture brutale a non seulement impacté le personnel des établissements mais aussi l’ensemble des livreurs, qui dépendent de ces infrastructures de moins en moins nombreuses à proposer des livraisons à domicile : « À Annecy, les créneaux pour livrer débutent à 11 h 30. En général, nous travaillons toute la journée, puis nous y retournons à partir de 18 h pour ne pas rentrer trop tard pour nos enfants. Maintenant, c’est compliqué, il ne reste que quelques kebabs et pizzerias de quartiers ouverts. On travaille plus tard le soir, parfois jusqu’à 22 h. »


Amandine. Photo personnelle

« Nous avons beaucoup moins de contacts avec les clients »

En plus des modifications de l’emploi du temps, Deliveroo rappelle régulièrement par e-mails à ses contractuels de bien respecter les mesures de sécurité, sous peine d’être « suspendu de la plateforme », comme il est mentionné sur leur site. Lorsqu’une commande est lancée, les livreurs ne rentrent plus dans le restaurant. C’est le restaurateur qui se charge de déposer les commandes dans les sacs de livraison disposés devant l’entrée. Arrivé à destination, les contacts avec la clientèle se raréfient. Pour certaines personnes en quarantaine, la distanciation sociale prime : fini les salutations et les remerciements aux coursiers : « Je pense que certains clients ont peur », glisse Amandine. « Des fois, certains refusent d’ouvrir leur porte. Dans ce cas, je dépose la commande sur le paillasson avec mes gants, et avant de redescendre, j'interpelle la personne derrière la porte pour m’assurer qu’il s’agit bien de sa course », poursuit-elle.  

Tout le monde n’est néanmoins pas en quarantaine, et Amandine remarque aussi beaucoup de générosité de la part de ses clients : « Les gens sont plus compréhensifs et généreux en ce moment. Comme je suis aussi livreuse chez Uber, j’ai parfois du mal à gérer les commandes, qui arrivent parfois en même temps avec les deux applications. Les retards sont beaucoup mieux tolérés, et je reçois des pourboires plus fréquemment. » La clientèle n’est aussi plus tout à fait  la même : Amandine note l’apparition de nouveaux profils, comme les personnes âgées, peu familières des commandes en ligne jusqu’à présent. Les plateformes de vente se sont aussi adaptées : la distance des livraisons s’est allongée, passant de 3,5 à 8 kilomètres à vol d’oiseau chez Uber Eats et de 5 à 7 kilomètres pour Deliveroo. 

Et les coursiers sont autorisés à livrer les soignants, les bénévoles de La Croix Rouge, et les médecins dans les services d’urgence. Amandine se réjouit de pouvoir alléger le quotidien éprouvant du personnel hospitalier : « Nous ne sommes certes pas les sauveurs de l’humanité, mais recevoir des remerciements du personnel hospitalier, qui n’a pas le temps de se préparer à manger, c’est très gratifiant. » 


Une situation néanmoins précaire

Mais se sentir utile en cette période ne peut protéger les livreurs de la précarité qui se profile si la crise durait trop longtemps. Amandine, élue représente des coursiers Deliveroo de la région Auvergne-Rhône-Alpes, est en contact régulier avec les travailleurs et connaît leurs inquiétudes : « On se demande si l’on va tenir. Samedi midi par exemple j’ai fait 9 euros, de 9 h 30 à 14 h. On ne sait pas comment ça va se passer car nous ne sommes pas aidés par l’État, bien que Uber et Deliveroo nous soutiennent un peu financièrement, même s’ils ne sont pas contraints juridiquement. » En cas de symptômes du COVID-19 et donc de quarantaine, les entreprises versent à chaque auto-entrepreneur seize euros par jour sous réserve de recevoir un certificat médical comme justificatif. Même si jusqu’à présent, les tests pour confirmer la contamination au virus ne sont pas réalisés sur les patients aux symptômes sans gravité. 

À ces inquiétudes s’ajoutent d’autres imprévus. Les nouvelles règles de sécurité imposent à tous les livreurs de rentrer chez eux entre chaque commande pour limiter la circulation dans les rues. Amandine déplore l’attitude de gendarmes envers deux de ses collègues, qui se sont fait verbaliser entre deux livraisons : « Les gendarmes ne veulent pas que l’on patiente dans la rue. Sauf que dans mon cas, moi qui habite à plus de huit kilomètres d’Annecy, cela me fait faire de longs aller-retours entre chaque commande. » 


Changement de politique interne chez Deliveroo 

Un autre virage pris par la plateforme préoccupe Amandine. Depuis vendredi, Deliveroo a modifié son fonctionnement interne. Si les livreurs avaient au départ une tranche horaire sur laquelle inscrire leur agenda pour les quinze jours à venir, ceci n’est désormais plus le cas : tous les livreurs peuvent travailler à n’importe quel moment. Depuis vendredi dernier, toutes les villes testent cette mesure en France. Avant ce « free shift » normalisé, Amandine réservait ses créneaux sur les périodes de fortes demandes (le vendredi, samedi et dimanche soir), et était assurée en moyenne de son chiffre d’affaires en raison du plafond de personnes sur chaque créneau. « En début de semaine, de 11 h 30 à 15 h 30, j’ai fait 8,14 euros de chiffres juste après la mise en place de la mesure. Avant cela, et malgré le confinement, je faisais en moyenne entre 25 et 30 euros. » En d’autres termes, puisque tous les livreurs peuvent travailler durant les heures de pointe, la plupart s’inscrivent à ces horaires, et cela divise leurs recettes. Sachant que presque un tiers des revenus est récupéré par l’URSSAF, Amandine s'inquiète pour les semaines à venir et espère retrouver le rythme de vie qu'elle menait avant le confinement.

Si cette nouvelle mesure donne certes plus de liberté aux livreurs, elle a aussi comme effet rebond celui de fragmenter leur chiffre d'affaires, comme dans le cas d'Amandine. Alors que la précarisation des activités de service (1) est déjà dénoncée de longue date, l’épidémie du COVID-19 pourrait donc contribuer à dégrader encore davantage la vie des travailleurs de plateformes.

(1) :  La plateforme modifie sa rémunération en septembre 2016 pour ces nouveaux arrivants, et en septembre 2017 pour l'ensemble des livreurs et passe de 7,50 euros de l’heure (+ 2 à 4 euros la course en fonction de l’ancienneté) à une rémunération à la course (5,75 euros la course à Paris, 5 euros dans les autres villes), ce qui entraîne une baisse considérable du chiffre d’affaires. En juin 2018, la rémunération passe à une rémunération au kilomètre, payée au minimum 4,80 euros à Paris (4,20 euros en province), avec les mêmes conséquences sur les recettes des coursiers. 

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