“I just want to make you sweat”. Ce soir-là, l’enceinte portative dans le sac d’un des meneurs d’allure crache le tube de Snoop Dog et semble encourager les “runners” alors qu’ils grimpent les marches de la rue de la Manutention, non loin du Palais de Tokyo. Ils sont effectivement réunis pour suer mais aussi discuter. Le départ de leur “run” se fait devant la mairie du 14e, ils slaloment entre quelques poubelles dans les rues qui les mènent vers les Invalides, pour allonger leurs foulées jusqu’aux berges de Seine tout en prenant soin de s’arrêter aux passages piétons lorsque cela est vraiment nécessaire. Au total, ils vont parcourir dix kilomètres à environ 11 km/h jusqu’à leur QG, un bar rue de Vaugirard. Ces groupes de coureurs ont sans doute déjà croisé votre route : ils arpentent depuis six ans les rues de Paris avec un maillot noir et un logo blanc, celui que la marque Adidas a conçu pour eux. Ce sont les Adidas Runners (AR).
La communauté Adidas Runners
Pour faire la promotion de sa nouvelle gamme de chaussure de running “Boost”, celle qu’on appelle “la marque aux trois bandes” a créé, en 2013, la “Boost Battle Run”. Le concept : diviser la capitale en 10 quartiers qui s’affrontent durant des “battle” – des courses urbaines – toute l’année avec, à la fin, un quartier vainqueur. Les “runners” représentent leur “team” en portant un t-shirt noir, conçu et offert par l’équipementier, avec le blason du quartier et le logo AR. Afin de préparer ces battles, chaque quartier doit s’organiser pour s'entraîner. Cette organisation est à la charge d’un “capitaine”, embauché par Adidas pour ses qualités de “community manager” (animateur de communauté). Il doit : planifier les “runs”, communiquer autour des événements auxquels ont participé les membres, assurer le relais entre l’équipementier et les “runners”. Ce capitaine est assisté par des “co-leaders” qui ont chacun une tâche spécifique, allant du renforcement musculaire à la direction artistique pour communiquer sur les performances des membres du quartier à travers les réseaux sociaux.
Nicolas Leconte vient de lâcher ses basquettes de capitaine du quartier de Bir-Hakeim, vainqueur de la compétition en 2019, pour enfiler celles de capitaine de la capitale. Selon lui, le projet d’AR séduit parce qu’il est facile de participer aux “runs”, qu’importe son niveau, mais aussi et surtout grâce à l’esprit communautaire qui y est développé. “C’est un peu l’esprit école de commerce, résume-t-il. Après les runs on se retrouve tous autour d’un verre. Tous les runs se terminent dans notre QG et parfois les gens restent pour boire et parler jusqu’à 2 heures du matin.” Et à en croire Léa, 24 ans, originaire d’Aix-en-Provence, les “runs” serviraient presque de “prétexte pour rencontrer d’autres personnes”. Même si parfois elle va courir seule, elle revient toujours aux runs du mercredi pour retrouver ses co-équipières devenues, au fil des entraînements, ses amies. Ce soir-là, c’est au tour de Frédéric, le nouveau capitaine, de lancer la séance. Il improvise alors, un peu stressé face aux 100 “runners” dans les starting-blocks, un discours d’investiture qui insiste sur “la famille de Bir-Hakeim” qui “accepte tout le monde, qu’importe le niveau des runners” au nom de “valeurs comme le respect et l’entraide.” L’ambiance est bon enfant. “Qu’il parle bien notre capitaine !”, lance une participante. Tout le monde sourit sur la traditionnelle photo qui doit être prise à chaque début de séance.
Les “runners” envahissent les rues mais évitent les clubs
Léa travaille dans le marketing, elle comprend bien que la gratuité des services proposés par Adidas pourrait masquer le réel bénéfice que l’équipementier tire de ces entraînements. Mais selon Nicolas, l’entreprise fait attention à ne pas entretenir une relation marchande avec la communauté AR : quelques “sessions testing” laissent des chaussures à disposition des runners pour qu’ils les essayent et les achètent moyennant réductions, pas plus. Pourtant, ce soir là, dans les rues du 14e, la plupart des runners portent le logo à trois bandes, s’arrêtent pour prendre une photo qu’ils publient sur Facebook où la communauté AR de Paris rassemble près de 70 000 comptes : les AR ne seraient-ils pas, tout simplement, les hommes-sandwich d’Adidas ? Quoiqu’il en soit, ces runners semblent trouver leur bonheur grâce à Adidas Runners... donnant-donnant ?
Pour Adidas, le gain est évident : AR est un concept marketing qui lui donne un tour d’avance dans la bataille que se livrent les équipementiers pour attirer les runners. Avec plus de 12 millions de coureurs réguliers en France, la course à pied est devenue la pratique sportive la plus populaire et la plus lucrative : un marché de 850 millions d’euros selon le syndicat professionnel Union Sport & Cycle qui regroupe les entreprises de la filière du sport et des loisirs. Les grandes marques (Adidas, Nike, Asics, Kalenji) proposent chaque saison des innovations techniques et esthétiques à destination des consommateurs. La stratégie d’Adidas a consisté à créer une communauté de runners pour se rapprocher de leur cible numéro 1 : les coureurs amateurs non licenciés, c’est-à-dire non-inscrits à la Fédération Française d’Athlétisme (FFA). D’autres marques telles que Nike, Garmin ou encore Bio c’bon essayent de former une communauté, mais celle d’Adidas reste pour l’instant la plus représentée à Paris. Elle réunit autour de 2.500 “runners” actifs, qui ont principalement entre 25 et 40 ans. Un chiffre détonant lorsqu’on le compare à la faible croissance des licenciés seniors (entre 23 et 39 ans) à la FFA dans toute l’Île-de-France : 7.000 en 2019 contre 6.000 en 2013. Les grandes marques ont réussi à capter la popularisation de la course aux dépens des clubs et de la Ligue d’Île-de-France d’Athlétisme (LIFA). Une relégation au second plan des associations traditionnelles encore accentuée par les grandes courses parisiennes comme le Schneider Electric Marathon de Paris, les Adidas 10k Paris. Autant de courses généralement organisées par Amaury Sport Organisation (ASO) – première entreprise d’organisation d’événement sportifs en France – qui laissent peu de visibilité pour les plus petites organisations bénévoles.
La réaction des clubs associatifs et de la fédération
Conscient de l’évolution des pratiques de la course à pied et de la concurrence de plus en plus marquée de la part du secteur privé, la FFA a tenté de réagir. En mai 2019, une publication du ministère des Sports produite par le Bureau de l’économie du sport se penchait sur la question des “courses hors-stade”, prenant acte de ce phénomène et faisait état de cette réaction : “l’évolution de la demande sportive et l’élargissement progressif des offres de courses encouragent les fédérations à mettre en place de nouvelles stratégies visant à renforcer leurs services et répondre à de nouveaux marchés. Face à l’ampleur du mouvement, l’objectif est de recruter de nouveaux licenciés tout en évitant d’être marginalisé par les organisateurs privés”(3). La FFA a lancé en 2015 le “Pass’ j’aime courir” et une application numérique qui permettent aujourd’hui de disposer de plans d'entraînement en ligne et d’une licence de 30 euros sans avoir besoin d’appartenir à un club. Cette licence permet alors d’être assuré durant les entraînements – ce qui n’est pas le cas des AR qui signent une décharge avant de commencer leurs “runs” collectifs. L’autre stratégie adoptée par la fédération a consisté à développer le sport santé incarné par l’essor de la marche nordique lancée en 2005 par la FFA ainsi que la création d’une licence “athlé-santé”. De nombreux clubs ont aussi orienté leurs entraînements vers une pratique de la course à pied axée sur le loisir, la détente et la santé. Depuis le début des années 2000, cette nouvelle politique a permi à la fédération de presque doubler le nombre de licenciés, essentiellement chez les jeunes et les vétérans.
Mais les clubs ne semblent pas pouvoir rivaliser face aux projets communautaires des grandes marques sur le terrain des “runners” entre 25 et 40 ans. Malgré tous les efforts de la fédération et des ligues, l’image des clubs n’a pas changée. Elle est toujours associée à la compétition, au haut niveau et à la rigueur. “Si tu veux réellement progresser, c’est sûr qu’il faut aller dans un club”, avoue, entre deux respirations, Julien, un runner AR qui n’a jamais pratiqué dans une association sportive. Il a refusé de s’inscrire au club labellisé FFA qu’Adidas a créé en 2017, Adidas Runners Paris (ARP). Comme beaucoup de runners d’AR, il ne voyait pas “l’intérêt de payer pour courir”. Cette innovation d’Adidas, premier équipementier à créer son propre club d’athlétisme, fut, contrairement à la révolution de 2013, un échec. Comme le confie le directeur d’Adidas France, Sylvain Bouchès, au journal l’Équipe : “le club marche moins bien. Il y a de moins en moins de licenciés mais il y a surtout un énorme désengagement pour participer aux entraînements. L'année dernière, on était à 20% de licenciés qui s'entraînaient régulièrement sur nos structures. On descend à 16 % cette année. Ce chiffre met clairement le doigt sur le fait qu'il n'y a pas besoin du club” (4).
Épiphénomène d’un phénomène plus global de privatisation du sport, le projet Adidas Runner est un exemple qui révèle la nécessité pour les clubs urbains de se réinventer pour ne pas disparaître.
Le CESE cherche un second souffle pour les clubs
Dans cette perspective, le Conseil Économique Social et Environnemental (CESE) a proposé une solution dans un avis publié le 19 juillet 2019. Le CESE prône un assouplissement structurel pour les clubs qui leur permettrait, entre autres, de s’adapter à la demande de ces communautés.
“Je milite pour une évolution statutaire de certains clubs pour les transformer en sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC) dans lesquelles la gouvernance réunira les dirigeants, les collectivités, les supporters, les sponsors privés. L’enjeu est de réunir tout le monde autour de la table”, explique Bernard Amsalem, ancien président de la FFA et rapporteur de l’avis du CESE. La SCIC est un type de société qui a pour objet la production ou la fourniture de biens ou de services d’intérêt collectif qui présentent un caractère d’utilité sociale. En proposant de réunir différents acteurs locaux du sport dans une seule coopérative, le CESE enjoint certains clubs, et notamment ceux des grandes villes, à quitter leur structure d’association loi 1901, trop rigide et trop dépendante des financements publics.
© Chariots of fire.
Bernard Amsalem, anticipant les critiques, affirme que ces coopératives n’auront pas pour but le profit mais devront néanmoins faire usage d’un “esprit entrepreneurial” pour faire la promotion de leur sport et occuper le territoire. Un exemple : le club du Mans qui, avec presque 1300 licenciés (résultat de l’association de 8 clubs de l’agglomération), compte maintenant 25 salariés dont 8 coachs “athlé-santé”. Ces coachs qui interviennent dans les EHPAD permettent à l’association d’avoir des rentrées financières qui lui permettent de financer la vie du club, et notamment le haut-niveau. “Il y a des clubs qui s’ils ne changent pas leur mentalité pour un esprit “entrepreneurial”, s’ils n’évoluent pas, risquent demain de disparaître. Les clubs doivent sortir d’une logique de clocher pour une logique de projet. Il faut qu’ils se prennent en main, se responsabilisent et le seul moyen est d’avoir une démarche entrepreneuriale qui consiste à aller au delà des financements publics pour chercher des moyens privés.” Autrement dit, les clubs doivent s’adapter au système de concurrence qu’ont installé les entreprises privées pour pouvoir petit à petit se détacher de leur dépendance aux financements publics : ils doivent “vendre des prestations dans les hôpitaux, dans les EHPAD, dans les entreprises pour le bien-être au travail, insiste Bernard Amsalem, pour répondre à la demande sociétale et personnaliser le service”.
Cet avis du CESE semble s’attirer les faveurs du Ministère des Sports qui a lancé une consultation auprès des associations. Mais “si cette idée est bonne, pragmatique, elle est cependant le signe d’un abandon progressif du sport par l’Etat qui n’assume progressivement plus la mission de service public qui lui est confiée”, nuance Pierre Rondeau, économiste du sport et consultant chez RMC sport. “C’est une solution trouvée face à un mal qui aurait pu être évité. Tous les biens communs, comme le sport, doivent être subventionnés et protégés pour faire face à toutes les défaillances produites par le marché.” L’économiste souligne que même si, dans l’économie du sport, ce sont les collectivités qui sont les premiers financeurs des clubs, l’Etat devrait assumer une part des responsabilités. Mais la coupe de 30 millions d’euros dans le budget pour le sport en 2019 semble être une raison pour laquelle le Ministère envisage la SCIC comme une piste vers de nouvelles sources de financements. Pierre Rondeau interprète cette proposition dans la refonte globale du système du sport français : “C’est un peu la même idée qui se manifeste dans la création de l’Agence Nationale du Sport : en intégrant le rôle de l’entreprise dans le financement du sport, on part du principe que le sport doit aussi répondre à l’impératif de lucrativité pour que l’État se désengage du financement du sport. Mais avec cet objectif de lucrativité on ne va pas chercher à démocratiser ou imposer l’universalisme du sport, mais avant tout chercher à signer des contrats de sponsoring, des contrats de diffusion, vendre le plus de licences possibles, et non offrir à toutes et à tous la pratique du sport. Le problème, c’est que telle ou telle entreprise va choisir de financer telle ou telle association, tel ou tel sport.”
Les clubs sportifs entreraient alors dans une nouveau monde, où la performance ne serait plus seulement sportive mais aussi économique : le monde de l’entreprise.
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