Le premier rendez-vous se déroule avec Michaël Dandrieux, Sociologue de l’imaginaire, enseignant à Sciences Po Paris et conseiller auprès de grandes entreprises et institutions publiques. Nous nous retrouvons chez Elmer, un "néo Bistro" niché au 30 rue de Nazareth à Paris, « parce qu’on y sert des vins et des plats qui ont du sens : sains, bien faits et consciencieux de l’environnement, du savoir-faire et des circuits de production », nous dit Michael.
Sociologue de l'imaginaire, dis-tu ?
La sociologie c’est un mode de la connaissance, et l’imaginaire, le champ de cette connaissance. La sociologie de l’imaginaire a été structurée en réponse à l’évidence que les moteurs de nos sociétés ne reposent pas uniquement sur des motifs rationnels. Nous pensons que les liens que nous tissons reposent sur les décisions que l’on prend dans de grands moments de conscience. Je choisis de faire tel geste parce que… En réalité, ce « parce que » est un effet de la force des choses, une manifestation de quelque chose qui nous anime « par le dessous », un imaginaire social. Dans tous les gestes de nos vies, va donc se manifester une sorte de principe de l’époque : les sociétés dont nous pensons être maîtres reposent finalement sur des structures qui nous précèdent et nous dépassent. La culture populaire en a fait des phrases clefs, que nous disons lorsque l’imaginaire “nous conduit” : “on ne se reconnait pas”, “qu’est-ce que qui m’a pris”, “on s’est laissé emporter”…
Notre imaginaire est donc par définition collectif ?
L’imaginaireest un ensemble d’images dans lesquelles on va puiser pour donner du sens au quotidien. On rêve avant de penser ! Ces images sont effectivement communes car elles ne nous appartiennent pas. Elles sont mutuelles : elles sont à tous. Tomber amoureux, acheter, adhérer, s’engager… Tous ces lots communs de la vie, nous les vivons au travers d’une collectivité de valeurs et de grandes images. Nos cultures de la raison nous font croire que c’est notre individualité qui s’exprime et que nous sommes maîtres de nous. En réalité c’est un imaginaire collectif qui vient parler.
Un univers a priori assez loin de l’entreprise. Comment as-tu été amené à explorer ce terrain ?
Initialement, les entreprises venaient nous voir pour des études. Nous avons changé notre fusil d’épaule et nous les accompagnons aujourd’hui sur des questionnements stratégiques. Nous ne sommes pas des consultants mais des gens des sciences humaines. Nous devons donc leur faire prendre conscience des enjeux profonds, humains, qui doivent conduire leur prise de décision. La première étape est de casser les évidences. Car l’évidence est un point de départ… Sauf que dans la vie quotidienne, on considère que c’est l’aboutissement. C’est un danger, parce que cela nous empêche d’accueillir les phénomènes sociaux "pour ce qu’ils sont”, avec une sorte de neutralité bienveillante. S’ils contreviennent à nos “évidences” ça devient difficile de leur faire de la place. On s’en protège, on va batailler pour qu’ils se plient à nos manipulations.
Ce que j’essaie de faire, c’est de comprendre, à quels moments les entreprises se sont identifiées à leur marché, à quel moment elles ont perdu leur souveraineté. J’imagine qu’Uber considère que le transport VTC, c’est eux. Microsoft a longtemps pensé que la microinformatique, c’était Microsoft. Puis on se rend compte que le transport VTC et la microinformatique ne sont pas des “choses”, mais des moments qui rassemblent des usages et des valeurs. Quand les usages changent, les entreprises se désynchronisent. Quand les dirigeants se rendent compte qu’ils ne sont pas leur marché, une sorte de participation se produit. On va chercher dans la rue ces pratiques réelles, et avec un peu de chance nos clients trouvent leur place dans ces attentes collectives. Cette concorde, j’aime bien penser que c’est mon métier.
On dit que l’entreprise est aujourd’hui bouleversée par de nouvelles aspirations sociétales, la quête de sens… Un phénomène générationnel, porté par nos fameux millenials ?
Non cela n’a rien de générationnel. Les Millénials, la génération alpha… C’est du marketing de l’idée. La quête de sens est une oeuvre générale, ce n’est pas un phénomène de mode. Il faut se rappeler de ce qu’est l’entreprise : c’est une collectivité qui se réunit pour faire des choses que tout seul on ne pourrait pas faire : des chasses, des récoltes, des ponts, des fusées. C’est une forme de jeu collectif. Et les gens ont envie d’y jouer tant que les règles sont acceptables. Longtemps on a pu considérer que le travail était un asservissement nécessaire. C’est une autre évidence qui est en train de se faire chahuter. Dégagez la dimension symbolique d’un job et vous avez un mal-être tel qu’il suscite des suicides.
Le changement peut donc se faire par l’entreprise ?
La chance de l’entreprise, c’est qu’elle est souvent en avance par rapport à d’autres institutions, c’est donc possiblement par elle que les changements sociétaux peuvent se concrétiser. Mais d’un autre côté, si les entreprises changent c’est parce que les postures sociales changent aussi : l’entreprise est un système de perméabilité et non un système clos. Ironiquement, le seul enjeu de l’entreprise est d’assurer sa survie, donc si cette survie passe par le fait de répondre à des problématiques sociétales alors elle y répondra. Comment, dans notre production de biens matériels, pouvons-nous rendre un peu à l’environnement qui est le nôtre ? Pour répondre à ça les entreprises ont traditionnellement créé des fondations, des politiques de RSE, de mécénat. Mais une nouvelle génération d’entreprises tente de faire coïncider point par point leur objet avec leur responsabilité sociale. C’est à dire faire que la réalisation de l’entreprise soit porteuse de profit pour l’entreprise et pour son environnement.
Alors qu’est-ce qu’il manque aujourd’hui pour que les entreprises puissent réellement #FaireMieux exercer leur pouvoir de transformation de la société ?
Je pense qu’après 150 ans d’entreprises prédatrices, qui pensaient qu’elles pouvaient s’approprier une plus grande part du marché et reporter dans la collectivité la perte générée, une certaine forme de capitalisme réaliste n’est pas interdite. Que cette adéquation entre valeurs créées pour le petit groupe (les employés, les dirigeants, les investisseurs, les actionnaires) et pour le grand groupe (la ville, le corps de métier, le pays, l’environnement) ne sont pas mutuellement exclusives. Si pour une partie de nos clients cette transition “tombe sous le sens”, il reste encore bien du chemin à parcourir car nous héritons tous d’une culture du marketing agressive. Entreprises et consommateurs tout à la fois ! Nous sommes dans une configuration relationnelle qui n’est pas facilement démêlable. Il faut aussi garder à l’esprit qu’une entreprise, c’est plein de consommateurs qui travaillent ensembles…
Si #FaireMieux était un mot d'ordre pendant 10 ans dans une entreprise, laquelle serait-elle et qu’aurait-elle réalisé ? Qu’est ce qui serait vraiment mieux ?
Tout à fait franchement je dirais Eranos [l'entreprise qu'il a co-fondée]. Je ne mesure pas ma chance d’y travailler. Depuis 2005, notre terrain c’est l’entreprise ! Nos clients nous posent les plus belles questions du monde : qu’est-ce que la confiance ? Qu’est-ce qu’un territoire ? Qu’est-ce que la convivialité ? Qu’est-ce que la confiance en soi chez les femmes ? Nous sommes entourés de gens brillants, on voyage tout le temps. Aucun de nos livrables n’est définitif. On arrive à conserver du temps pour la lecture, la recherche, l’édition, l’enseignement. La culture est au centre de notre valeur. Je crois cependant que ce "faire mieux", ça n’est pas du tout nous qui l’avons fait, enfin pas consciemment. Mais par le simple fait que cette petite boutique existe, tout un tas d’ “évidences” parfois vécues comme de tristes destins se démontent : voilà, on peut inventer son job, on peut partager des idées de philosophie ou d’anthropologie dans l’entreprise… Et surtout, le commerce des biens, des devises et des offres peut se réconcilier avec le commerce primordial dont il est issu, le commerce des affects.
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