Exercices d'autodéfense

La prise d'otage métonymique : étouffer la nuance

Langage technique ostracisant le commun des mortels, mots qui jouent contre nous, représentations biaisées qui nous paraissent naturelles, stratagèmes pour discréditer toute velléité critique… Le débat public regorge de ces figures de style et techniques rhétoriques qui paralysent. Les repérer et identifier leur objectif permet de se défendre à temps et rendre coup pour coup.

De toutes les figures de style du débat public, la métonymie est certainement l’une des plus subtiles. Métonymie : « Figure par laquelle on exprime un concept au moyen d’un terme désignant un autre concept qui lui est uni par une relation nécessaire (cause et effet, inclusion, ressemblance, etc.). » Exemple : on irait bien boire un verre ensemble (mais on préférerait tout de même boire ce qu’il y a dedans). Moins triviale, la métonymie républicaine du « casseur ». Le manifestant qui attaque un McDo casse des trucs. C’est normal qu’il casse, puisqu’il désire porter atteinte matériellement à cette autre métonymie de la domination marchande qu’est la marque aux deux arches dorées. Mais dans la bouche de l’Ordre, le voilà casseur, c’est-à-dire que le sujet est ramené à l’objet.

Au fond, ce n’est qu’un manifestant qui s’en prend matériellement à une cible, et lorsque notre vocabulaire était plus riche et précis, une paire de décennies en arrière, on aurait dit qu’il vandalisait un symbole. L’opération métonymique des dominants marche à reculons : cet individu casse, donc c’est un casseur. Si c’est un casseur, ce n’est pas un manifestant. Extrait du cercle des opposants légitimes, il ne bénéficie plus d’aucun égard et on peut le frapper, lui rouler dessus en moto, oblitérer ses droits. D’ailleurs, on emploiera généralement la métaphore de circonstance : il a « pris en otage » les manifestants, les vrais. On pourra sommer le représentant syndical en duplex de commenter ces images et prendre parti : est-ce qu’il « condamne les violences » ? S’il ne le fait pas, c’est qu’il est lui-même un casseur… du pacte républicain, de l’État de droit, de la bienséance. 

La métonymie est une figure bien pratique en ce qu’elle peut servir dans différentes circonstances, toujours avec l’ambition de réduire le spectre de l’envisageable et d’étouffer la nuance. Bref, de dépolitiser. Prenons une autre métonymie à l’essor fulgurant : le CO2. De la même manière que le casseur dépolitise, le manifestant qui casse, le CO2 dépolitise l’écologie qui pense contre le capital. Quand on pense CO2, on pense carbone et pas capital ; on pense « décarbonation », on ne pense pas « autre mode de production ». La lutte contre la hausse tendancielle du CO2 atmosphérique devient un impératif historique du même ordre que la lutte contre la baisse tendancielle du taux de profit. L’empire du consensus est rasséréné : qui serait contre la baisse du CO2 ? Personne, évidemment.

Comme d’ailleurs tout le monde est « pour le climat », et même « pro-planète ». Et puisque tout le monde est pour la lutte contre le CO2, tout est bon à prendre, y compris les moyens qui nous ont menés dans l’impasse, et ne songez pas à interroger les causes et les effets. La cause : les hydrocarbures. Les effets : un monde carboné. Pas besoin de penser plus loin. Ne surtout pas penser plus loin. Le piège est refermé. Par exemple : côté mix énergétique, vous n’êtes peut-être pas à l’aise avec l’idée d’implanter partout et n’importe comment des énergies renouvelables, contre l’avis parfois éclairé des populations autochtones, et vous êtes encore moins à l’aise avec la centralisation étatique et les risques liés aux ambitions de relance de l’infrastructure nucléaire ? C’est que vous êtes pour le charbon, pour les hydrocarbures, bref pour le CO2. Et aussi la famine globale et l’écroulement de la biosphère.

Vous avez des réserves quant aux dernières politiques publiques en matière d’électrification, ou contre le remplacement du parc automobile thermique par un parc automobile de SUV électriques ? C’est que vous êtes dans l’idéologie alors que ce qui n’attend pas, c’est bien le CO2. Cette métonymie-là l’emporte sur toutes les autres synecdoques : l’Amazonie écorchée, l’Australie incendiée, l’ours blanc affamé, l’oiseau mazouté, le poisson asphyxié, l’abeille empoisonnée. Le geste fondamental de la métonymie, c’est bien la prise d’otage : étouffer, empêcher de penser.

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