Tout au long du parcours tortueux qui serpente des montagnes de la ville de Gafsa à celle de Redeyef, jusqu'à la frontière avec l’Algérie, des monticules de terre noire bordent la route, contrastant avec le paysage jaunâtre qui occupe l’arrière-plan. Tombée des gros camions qui descendent les virages à grande vitesse pour l’amener des mines vers les raffineries, cette poudre sombre façonne l’histoire de cette vallée située à plus de 400 kilomètres au sud de Tunis. Depuis le jour, à la fin du XIXe siècle, où un géologue militaire français, en mission en Algérie et en Tunisie, a découvert son existence entre ces sommets frontaliers.
Reporatge issu de notre numéro 64 « Peut-on échapper à l'emprise numérique ? ». En kiosque, librairie et sur notre boutique.

Il s’agit des phosphates, un minerai largement méconnu mais d’importance cruciale en Europe, puisqu’il constitue la base des engrais parmi les plus utilisés en agriculture intensive. Il est exporté de la Tunisie vers la France, l’Italie, l’Espagne ou encore l’Irlande. Alors que les engrais phosphatés font verdir nos champs, de l’autre côté de la Méditerranée, les habitants du bassin minier tunisien, quatrième réserve de phosphates au monde, paient le prix d’un siècle et demi d’exploitation minière, laissant des traces dans le paysage et sur les corps de ceux qui ont grandi autour d'elle.
Chez les Ben Hmida, au cœur de la ville ouvrière de Redeyef, parler de maladie a tout l’air d’une épuisante habitude. Assis entre sa mère et son père sur un canapé recouvert de tissu fleuri, Mouaid, 14 ans, observe en silence ses parents sortir d’une pochette bleu clair les dizaines d’ordonnances médicales que les médecins lui prescrivent depuis l’âge de 2 ans. « Vous voyez, il a besoin de tous ces médicaments, énumère sa mère Souad en les parcourant un par un. Voici la facture de la clinique privée où il a été admis en raison d’une insuffisance en oxygène. »
Dans cette vallée du Sud tunisien, à l’écart des circuits touristiques habituels, échapper à cette poudre noire est presque impossible.
Mouaid a grandi entouré par les phosphates : une carrière juste en face de son ancienne chambre, un entrepôt à ciel ouvert devant la cour de son collège, des déchets miniers entassés sur le chemin de l’école à la maison. Souffrant d’une forme sévère d’asthme chronique, il ne se sépare jamais de son inhalateur et passe d’un médecin à l’autre depuis l’enfance. Tous conviennent qu’il n’y aurait qu’une solution : partir. « Pour que Mouaid aille mieux, les médecins nous conseillent de quitter le bassin minier, de nous déplacer vers la côte. Mais comment pourrions-nous survivre si j’arrête de travailler ? », se désole Abdelbaset, son père, fonctionnaire public à Redeyef.
La poussière, c’est notre destin
Parmi les habitants du bassin minier de Gafsa, un mot revient constamment : ghabra, « poussière » en arabe. Dans cette vallée du Sud tunisien, à l’écart des circuits touristiques habituels, échapper à cette poudre noire est presque impossible. Provenant des explosions dans les carrières qui déchirent les montagnes ou des dépôts à ciel ouvert, elle est omniprésente. À partir des années 1980, lorsque les mines souterraines ont commencé à être remplacées par des carrières à ciel ouvert, les résidents ont appris à coexister avec le phosphate, ressource qui a pu représenter dans le passé jusqu’à 4 % du PIB tunisien et 15 % des exportations nationales. « Maktoub. C’est notre destin », glisse, en haussant les épaules, une mère à la sortie de l’école primaire de Redeyef, située en face d’un gisement de phosphates prêts à être envoyés au raffinage.

Métlaoui, Tunisie. La mine de Kef Eddour, ouverte en 1985, est actuellement l’une des plus grandes mines de phosphate à ciel ouvert du bassin minier de Gafsa. À côté de la mine, les déchets de la laverie (l’usine où les roches phosphatées sont lavées avec des produits chimiques pour les séparer des impuretés avant d’être transportées vers les raffineries) polluent le canyon de Thelja.
« Pendant les années 1990, le prix des phosphates a augmenté, ce qui nous a incités à maximiser la production. La particularité de cette région réside dans le fait que les couches de phosphate sont peu profondes et horizontales. Nous les faisons exploser à l’aide de dynamite et nous extrayons le minerai », explique anonymement l’un des ingénieurs d'une autre entreprise présente dans le bassin minier, la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG). Géant public hérité du protectorat français, la Compagnie – comme les habitants l’appellent – représente désormais une sorte d’État dans l’État. Elle prend en charge les transports, la gestion des déchets, les services. Son symbole, un triangle bleu stylisé synthétisant les lettres CPG, est une marque dont beaucoup aimeraient se débarrasser, mais n’y parviennent pas. Dans chaque famille, un père, un frère, un fils y travaillent. Si « Compagnie » signifie dévastation, c’est aussi le seul synonyme de travail.
« Quand je bois un café en terrasse, une fine couche de poussière le recouvre toujours », confirme Taoufik Aïd, figure emblématique du militantisme dans la ville de Moularès, située à une demi-heure de route de Redeyef, elle aussi fondée au moment des premières excavations pour loger les mineurs et leurs familles. Les enfants du phosphate, Taoufik les connaît tous. Lui-même fils d’un ancien mineur arrivé dans le bassin minier de Gafsa dans les années 1950 pour percer la terre dans les tunnels souterrains, il a travaillé toute sa vie comme professeur, puis comme dirigeant, dans les écoles ouvrières de la région. Aujourd’hui à la retraite mais toujours actif au sein de la société civile, membre du Réseau pour la transparence de l’industrie de l’énergie et des mines, il a vu la communauté du bassin minier se transformer au fil des décennies : « Les villes sont désormais divisées en deux, entre ceux qui sont employés par la CPG et ceux qui étaient au chômage et ont été embauchés par la Société de l’Environnement, mais restent inactifs, tandis que les plus jeunes n’ont aucune perspective », résume-t-il. Créée par la volonté de l’ancien dictateur Zine el-Abidine Ben Ali à la suite des manifestations dans le bassin minier de 2008, qui ont anticipé la révolution de 2011, la Société de l’Environnement est une compagnie publique rattachée à la CPG, par laquelle « les autorités ont acheté la paix sociale en garantissant aux manifestants chômeurs un emploi fictif ».
« Ceci n’est pas une solution, c’est du chantage »
Au lieu de se concentrer sur la dépollution, la Société de l’Environnement se contente de garantir un revenu fixe d’environ 1 000 dinars (un peu moins de 300 euros) à la génération des anciens élèves de Taoufik, qui se retrouvent souvent à occuper leur temps et à arrondir leurs fins de mois grâce au commerce informel ou à l’agriculture. « Pourtant, l’environnement aurait besoin de l’effort de nous tous », soupire Taoufik, en plissant les yeux pour regarder à travers la lueur d’un portail verrouillé la cour de l’école du village d’El-Berka, qu’il a dirigée pendant les années des mouvements sociaux, de 2006 à 2014. Dans ce petit village où l’on cultivait autrefois des pastèques, il ne reste aujourd’hui que deux ou trois maisons habitées. Le panneau indiquant le nom du village n’est plus là. « Ceux qui en ont eu la chance ont déménagé dans la ville voisine de Moularès, car les mines sont trop proches d’ici », explique le professeur en pointant son doigt vers les montagnes voisines, où la fumée et les bras des machines indiquent la présence des carrières. « De plus, il n’y a plus d’eau et les zones rurales comme celle-ci se vident. Plus personne n’étudie à l’école d’El-Berka. »

Mohammed, un agriculteur, ouvre l’eau pour irriguer ses terres à partir de la conduite souterraine qui dessert maintenant les mines. Al-Berka, Tunisie.
À quelques mètres de l’ancien établissement scolaire, des barbelés délimitent le périmètre réservé aux travailleurs de la CPG. Mohamed, l’un des derniers habitants à se promener en motocyclette sur la seule route traversant le village, n’hésite pas à les franchir : les terres où la CPG construit aujourd’hui son dixième puits à El-Berka étaient autrefois les siennes. Il possède encore une petite parcelle à proximité, fortement endommagée par la poussière provenant des carrières. « Mon frère y travaille, au moins il me prévient quand ils font exploser de la dynamite », ironise-t-il.
Quant à Mohamed, il n’a pas obtenu de poste à la CPG. Employé de la Société de l’Environnement, il n’a en réalité aucune occupation à part revendre aux grossistes les produits maraîchers, les olives et les pistaches qu’il cultive. Tous les cinq ans, il reçoit une compensation de la CPG pour les dommages causés à son activité agricole par l’extraction des phosphates et par l’expropriation des terres. « Nous en sommes réduits à échanger de l’argent contre de la pollution : ceci n’est pas une solution, c’est du chantage », résume-t-il, en se déplaçant à grands pas dans son domaine, chaussé d’une paire de bottes noires en caoutchouc, la moto garée non loin de là. Avec les 16 000 dinars qu’il a reçus en 2020, soit environ 4 500 euros qu’il a dû partager avec son avocat, Mohamed a décidé de « récupérer son eau » et d’attacher le tuyau qu’il utilise pour irriguer son champ, de plus en plus sec, au réseau de canalisation que la CPG a bâti sous ses anciennes propriétés familiales. En ouvrant sa vanne d’irrigation artisanale, il s’indigne : « Je demande de l’eau avant même de réclamer du travail. Nous n’avons plus d’eau pour nos terres agricoles, mais nous vivons à côté de puits qui pompent jusqu’à 60 ou 70 litres par seconde. »
Coupures d’eau à côté des puits
Si la CPG pompe de l’eau de jour comme de nuit à partir d’une constellation de puits éparpillés dans le bassin minier, c’est parce que l’extraction des phosphates à l’aide d’explosifs est suivie d’une phase de lavage. Les roches phosphatées sont ainsi transportées aux laveries et séparées des impuretés, avant d’être acheminées, en train ou plus souvent en camion, vers les centres de raffinage du Groupe chimique tunisien (GCT) à Mdhilla, au pied du bassin minier, ou à Sfax et Gabès, sur la côte.

Mouaid Ben Hmida, chez lui à Redeyef.
Traitée avec des additifs chimiques très polluants tels que l’ammoniaque, ici la terre noire précédemment lavée est transformée en véritable engrais. Comme le confirme l’Observatoire tunisien de l’eau, le gouvernorat de Gafsa se situe en tête des régions les plus touchées par des manifestations liées à l’accès à l’eau, avec seize incidents pour le seul mois de mars 2024. « Le cas d’El-Berka n’est pas une exception. Malgré la proximité de ces vastes réservoirs d’eau destinés au lavage des phosphates, nous subissons des coupures d’eau presque quotidiennes dans nos foyers », poursuit Taoufik Aïd, qui essaie aujourd’hui d’emménager le plus loin possible de la laverie sans pourtant quitter Moularès.
Situées au cœur des villes minières, les laveries sont entourées d’immenses stocks de déchets en plein air, d’un côté, et de phosphates purifiés, prêts à être acheminés vers la raffinerie, de l’autre. En tant que symboles de l’exploitation minière, ces bassins d’eau sont souvent au centre des contestations. La laverie de Redeyef, par exemple, est fermée depuis 2021 en raison d’un sit-in de chômeurs, ce qui contribue paradoxalement à la pollution de l’air, car un stock de phosphates à ciel ouvert est depuis bloqué en ville. « Il existe un plan pour la délocalisation des laveries, pour les faire sortir des villes, mais rien n’a été fait. Le programme de modernisation de la CPG n’a jamais été poursuivi. La situation ne fait que se dégrader du point de vue aussi bien social qu’environnemental », s’inquiète Rabah Ben Othmane, de la section de Redeyef du Forum tunisien des droits économiques et sociaux, l’une des associations actives dans la région.
La justice comme dernier recours
Même éloigné des habitations, le processus de lavage des phosphates resterait associé à un coût environnemental extrêmement élevé. Les rivières de boue grise épaisse qui descendent des montagnes vers les oasis, écosystèmes désertiques très fragiles, le confirment. Lofti, un éleveur de chameaux dans la cinquantaine, en est conscient. L’une de ses bêtes aurait brouté non loin de l’immense étendue de boue qui s’écoule de la laverie de Métlaoui, là où l’eau d’El-Berka est collectée et utilisée pour laver les phosphates, vers une digue à boue censée contenir les eaux usées, qui finissent pourtant par déborder et se propagent librement dans la nature. « Le chameau a bu de l’eau polluée et a fini par tomber malade », explique-t-il près de l’enceinte en bambou qu’il utilise comme ferme au milieu de la plaine désertique au pied du bassin minier, proche de la ville de Mdhilla. La mort d’un chameau est une perte économique importante pour un éleveur : chaque tête de bétail vaut environ 4 000 dinars (1 200 euros). Le cas de Lofti n’est pas isolé, si bien que la mairie d’El-Hamma, à côté de laquelle coule la rivière de boue, a porté plainte contre la CPG en raison des nombreuses réclamations des éleveurs.

La rivière qui coule au fond du canyon de Thelja est complètement polluée par la boue et les eaux usées déversées par la laverie de Kef Eddour.
Alors que les communautés du bassin minier font face seules aux répercussions écologiques d’un siècle d’exploitation minière qui a radicalement changé le visage de leur territoire, les phosphates reprennent une importance cruciale sur le marché international. En raison de la guerre en Ukraine, qui a réduit les exportations russes de phosphates – la Russie étant l’un des principaux producteurs avec la Chine –, le prix de ce minerai a atteint presque 350 dollars la tonne en juillet 2023. C’est précisément en juillet de l’année dernière que le président Kaïs Saïed s’est rendu à Redeyef pour annoncer la reprise de la production à pleine capacité, ignorant les revendications d’une population déjà épuisée.
Pour autant, c’est sous les toits pointus autrefois habités par des ouvriers venus de France, d’Italie, de Libye ou encore du Maroc pour travailler dans le riche bassin minier que la révolution de 2011 a germé. En 2008, trois ans avant la révolution qui a enflammé les places du monde arabe, les habitants de la vallée de Gafsa osaient parler de justice sociale et comptaient leurs morts et prisonniers face à la répression de Ben Ali. Seize ans plus tard, les revendications de la population ont très légèrement évolué : la demande d’une redistribution des revenus du phosphate englobe désormais des revendications écologistes. Et face au désengagement politique, elle saisit également la justice.
Si les parents de Mouaid conservent précieusement les ordonnances médicales de leur fils, c’est parce que, avec le soutien du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) et Avocats sans frontières, ils ont décidé de porter plainte contre la Compagnie des phosphates de Gafsa. Dans son bureau au cœur de la ville de Gafsa – non loin des anciennes piscines romaines, aujourd’hui vides –, leur avocat Rostom Ben Jabra sait que cette affaire est très délicate, car elle pourrait « prouver pour la première fois une corrélation directe entre la pollution causée par les phosphates et les conditions sanitaires de Mouaid ». Un précédent important, que la CPG ne semble pas prête à accepter. En octobre 2023, la famille a été informée que le tribunal de première instance de Gafsa avait rejeté l’affaire et attend maintenant les raisons de la décision. L’objectif : faire appel et continuer la lutte.
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