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À Gonesse, « on veut des lapins, pas des magasins ! »

Jeudi 20 décembre, le préfet du Val d'Oise a déclaré d'utilité publique la Zone d'Aménagement Concerté (ZAC) du Triangle de Gonesse, où devrait être construit EuropaCity. Emblématique du phénomène de bétonisation des terres agricoles françaises, ce projet de méga-complexe de loisirs génère une forte opposition.

« On a pris soin d’une terre abandonnée. Si on ne le faisait pas alors qu’on avait les moyens de le faire, ça serait de la non-assistance à terre abandonnée ». Accroupi entre quelques pieds de tomates cernés par les herbes folles, Claude scrute de son regard bleu perçant les plants qui l’entourent, à la recherche de légumes ayant survécu au dernier ramassage. « On en a eu, des courges, comme ça, très belles ! », précise-t-il en écartant ses mains. Le Collectif pour le Triangle de Gonesse (CPTG), dont fait partie ce militant à la moustache argentée, cultive depuis mai 2017 cette parcelle de 1200 mètres carrés au cœur du Triangle de Gonesse, l’une des dernières zones agricoles d’Île-de-France. « Une manière symbolique de dire que ces terres-là sont fertiles ». En face de ce terrain abandonné, transformé en potager de fortune, s’étend l’objet de leur combat : une grande étendue de terres agricoles, sur lesquelles devrait se dresser d’ici 2024 EuropaCity.


En gestation depuis 2006, EuropaCity est un projet de parc d’activités à vocation touristique, culturelle et commerciale au cœur du Triangle de Gonesse. Estimé à 3,1 milliards d’euros, ce projet privé est porté par le groupe chinois Wanda, l’un des leaders mondiaux du marché du loisir et du divertissement, et Ceetrus, filiale immobilière du groupe Auchan. Se déployant sur 80 hectares, EuropaCity devrait accueillir, entre autres, une salle de concert, des restaurants, des hôtels, un hall d’expositions, un parc d’attractions, un parc aquatique et une station de ski artificielle. Les investisseurs espèrent y attirer 31 millions de visiteurs par an, soit un peu plus du double de la fréquentation de Disneyland-Paris.

EuropaCity est la partie la plus emblématique du projet de construction d’une zone d’aménagement concerté (ZAC) de 280 hectares sur le Triangle de Gonesse, comprenant la construction d’un quartier d’affaires, d’une zone commerciale et d’une gare du Grand Paris Express. Jeudi 20 décembre, ce projet d’aménagement a été déclaré d’utilité publique par le préfet du Val d’Oise. En autorisant l’acquisition des terrains nécessaires à sa construction par l'Établissement Public Foncier d'Île-de-France, y compris par voie d'expropriation, cette décision marque une étape décisive dans l’avancée du projet.


Sous le béton, l’opposition

Défendu par le maire de Gonesse Jean-Pierre Blazy (PS), le projet fait pourtant face à une forte opposition. Le CPTG, formé en mars 2011, constitue l’un de ses principaux détracteurs. En cause : l’artificialisation de 280 hectares de terres cultivables, consubstantielle à la réalisation du projet. « On bétonne de plus en plus, on amène de plus en plus d’espaces de logistique, on supprime les espaces verts, on détruit les centres-villes », s’insurge Claude. « Le cadre de vie se désagrège ». Pour cet habitant de la commune voisine de Montmorency, membre de la première heure du CPTG, la construction d’EuropaCity jalonne plusieurs décennies d’urbanisation « ratée » du territoire, durant lesquelles se sont succédés les projets immobiliers disgracieux au détriment du « plaisir de vivre » des habitants. « Aujourd’hui, quand des jeunes de cette région trouvent du travail, ils ne veulent plus habiter ici. Ils vont habiter dans les Yvelines ou dans les Hauts-de-Seine », regrette-t-il.



Encerclées par l’autoroute A1 et les aéroports de Roissy et du Bourget, les terres agricoles du Triangle détonnent en effet dans le paysage largement urbanisé des environs de Gonesse. Juste au-dessus des champs, les avions se succèdent. Leur sifflement interrompt à peine le vrombissement continu des voitures, roulant à 110 km/h à quelques mètres des premières plantations. Les tracteurs font figure d’ovnis au milieu des parcs d’activités, centres commerciaux, quartiers d’affaires et zones industrielles qui prolifèrent aux alentours du Triangle, symboles de la bétonisation rapide de la région. Ikea, McDonald’s, Castorama, Usines Center... D’immenses hangars gris aux enseignes rutilantes disputent le bord des routes à des immeubles de bureaux souvent vides, surplombés de pancartes « à louer ». « On construit, on construit, mais ça ne sert à rien ! », s’insurge Claude.

 

« Il y a des millions d’êtres vivants là-dedans »

 

Dernière poche de terres cultivables du Val d’Oise, les terres du Triangle de Gonesse, ancien grenier à blé de la capitale, sont néanmoins reconnues pour leur fertilité, confortant les membres du CPTG dans leur lutte. Craignant que la construction d’EuropaCity ne détruise de manière permanente un patrimoine naturel extrêmement riche, les opposants au projet dénoncent un scandale écologique. « On dit que ce n’est pas habité, que c’est une page blanche, mais non. Il y a des millions d’êtres vivants là-dedans. Mais quand c’est le travail de la nature depuis des millions d’années, on ne veut pas voir ça comme une richesse », s’indigne Claude.




Outre l’impact du projet sur la biodiversité locale, les membres du CPTG craignent également de voir la température locale augmenter avec la bétonisation des terres agricoles. Leur artificialisation risque également de rendre le territoire plus vulnérable aux inondations, la terre agissant comme une éponge naturelle. Pour les opposants, EuropaCity constitue donc un projet démesuré, incompatible avec les objectifs de la COP 21. « Sur 80 hectares, EuropaCity aura l’empreinte carbone de Clermont-Ferrand », avance Pierre, membre du CPTG et militant à la CGT. « J’ai 74 ans, donc je peux imaginer que dans quelques années tous ces problèmes ne me concerneront plus, mais j’ai aussi des petits-enfants, et je suis terrifié par la terre que l’on va leur laisser », conclue-t-il d’un ton grave.


De son côté, la mairie assure avoir à cœur de « concilier protection de l’environnement et progrès social ». Elle prévoit ainsi de sanctuariser pour 30 ans 400 hectares de terres agricoles au nord du Triangle, et de créer des espaces verts dans le cadre du projet d’aménagement de la ZAC, avec notamment la création d’un parc et d’une ferme urbaine à EuropaCity. « Il y aura plus de biodiversité sur ces 100 hectares de parc, champs et ferme que sur les 280 hectares actuels », garantit Romain Eskenazi, directeur de la communication de la mairie de Gonesse. « Aujourd’hui, les 700 hectares du Triangle, ce n’est pas le bocage nantais… C’est de l’agriculture intensive essentiellement céréalière avec utilisation de pesticides enclavée entre deux aéroports, deux voies rapides et des zones urbanisés parmi les plus pauvres de France », ajoute-t-il. Selon la mairie, la construction d’EuropaCity représente en effet une opportunité de redynamiser un territoire où le taux de chômage atteint 17,5% en créant, à terme, 10 000 emplois.



Les membres du CPTG se montrent dubitatifs face aux promesses de création d’emplois de la mairie. « 
C’est Pinocchio », s’agace Pierre. « Chaque fois qu’un nouveau commerce ouvrait sur Gonesse, on jurait aux Gonessiens qu’ils y trouveraient un emploi, ça n’a jamais été le cas », ajoute Julien, étudiant en sociologie à la Sorbonne et co-président de l’association « Nous Gonessiens ». Selon les membres du collectif, les emplois qualifiés créés à EuropaCity ne correspondront pas aux compétences de la main d’œuvre locale et risquent d’échouer à réduire le taux de chômage, générant au contraire de nouvelles inégalités : « Il y aura deux Gonesse : on va se retrouver avec les Gonessiens qui auront les moyens de profiter d’EuropaCity, et les autres qui en auront tous les aspects négatifs », regrette Julien.  

 

Centre-ville en péril cherche activité désespérément

 

Si la mairie assure avoir obtenu des promoteurs le financement de la formation de 3500 habitants du Val d’Oise et de Seine-Saint-Denis aux futurs emplois d’EuropaCity, ces engagements ne parviennent pas à rassurer les militants du CPTG, craignant que la création d’EuropaCity ne détruise des emplois périphériques. « J’ai vu comme le centre-ville s’est sinistré depuis quelques années », déplore Irène en désignant du menton un commerce du centre historique barré d’un grand rideau de fer. Avec ses Pin’s « le végétarisme, c’est bon pour la santé » et « la viande m’a tuer » fièrement accrochés à sa veste en jean, cette habitante du centre-ville de Gonesse fait partie des plus fervents opposants au projet EuropaCity. Gonessienne depuis 25 ans, elle redoute que l’ouverture d’EuropaCity n’accélère encore un peu plus la désertification des commerces du centre-ville, provoquée selon elle par l’ouverture de grandes zones commerciales en périphérie. « Dans ma rue, il y avait un traiteur, une coiffeuse, une pizzeria, même une boucherie à un moment donné et un restaurant chinois. Depuis, il reste un marchand de fenêtres et un café. C’est mort », ajoute-t-elle, désabusée.




Dans le centre-ville, la construction d’EuropaCity interroge également. De nombreux Gonessiens se réjouissent de la création d’espaces culturels dans la région, tout en redoutant les conséquences du projet sur la biodiversité et les commerces de proximité. Entre les promesses de la mairie et les mises en garde des opposants, beaucoup ne savent plus que penser du projet, comme Peter, gérant d’un café-bar de Gonesse. Entre deux petits noirs servis aux habitués, ce trentenaire explique avoir du mal à émettre un jugement sur EuropaCity : « Je pense que ça peut nous amener du monde. Plus on est, plus il y a de commerces, plus ça marche. Après, c’est vrai que c’est encore un centre commercial, qui n’est pas loin d’un autre centre commercial... ça fait beaucoup de choses dans un petit endroit », tergiverse-t-il, perplexe.

Un peu plus loin, un autre commerçant se montre quant à lui plus pessimiste. Redoutant les conséquences de la construction d’EuropaCity sur son commerce mais conscient du caractère « très politique » du projet, il insiste pour rester anonyme. « Tout ce qui est divertissement, je suis ok ; pour les ajouts de commerces, c’est très, très moyen », confie-t-il d’une voix feutrée. « Des grands centres commerciaux, il y en a déjà trop dans le coin. Je ne vois pas pourquoi reconstruire un truc alors qu’il y a déjà des espaces qui sont inoccupés ».  




Réconcilier l’écologie et la banlieue


Malgré les avancées du projet, sur la parcelle, les opposants restent optimistes. Ils placent tous leurs espoirs dans le projet alternatif Carma, consacré à l’agriculture urbaine et périurbaine sur le Triangle de Gonesse et porté, entre autres, par Terre de liens, France Nature Environnement et Biocoop. L’idée : implanter sur les 700 hectares de terres cultivables du Triangle une ferme maraîchère biologique alimentant les cantines scolaires d’Île-de-France, ainsi qu’un espace de formation aux métiers agricoles. « Au lieu de devenir un énième parc à touristes, pourquoi est-ce qu’on ne pourrait pas faire de Gonesse une ville leader en agriculture urbaine ? En terme d’image, on gagnerait autant, si ce n’est plus », espère Julien.

« 
Il y avait une barrière qui s’était malheureusement construite entre l’écologie et la banlieue. Je pense qu’elle est en train de s’effriter à grande vitesse. On se rend compte que c’est aux portes des grandes villes que se trouvent les derniers terrains agricoles, et que c’est à nous de nous mobiliser pour les préserver », ajoute-t-il avec ferveur. En attendant le dénouement des procédures judiciaires actuellement en cours contre EuropaCity, le CPTG continue d’organiser des visites, des manifestations et des ateliers de jardinage sur la parcelle, espérant ainsi sensibiliser la population à leur combat. Soucieux mais déterminé, Claude en est sûr : « Il n’y a rien de mieux que d’avoir touché quelque chose pour avoir ensuite envie de le défendre. »

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