Elle est tellement mignonne, on a envie de lui caresser le cou. Nous sommes au début des années 1990, dans une foire ou une kermesse d’école. L’animal est à peine plus grand qu’une pièce de 10 francs, on vous le présente – à tort – comme un « bébé tortue » voire une « tortue naine » qui pourrait vivre même dans un petit aquarium. Vous rêvez d’en remporter une à la tombola, lot presque autant convoité que la radiocassette portable ou la Super Nintendo. Encore un peu de patience.
Probablement popularisées par un certain Leonardo, le leader masqué de bleu du célèbre dessin animé « Tortues Ninja », ces petites créatures vont bientôt envahir les animaleries : plus de quatre millions de tortues de Floride débarquent en France entre 1989 et 1997.
Trente ans plus tard, la musique ne s’écoute plus en CD, les Tortues Ninja sont un peu passées de mode, mais certains de ces animaux sont toujours bien vivants. L’espérance de vie de la tortue de Floride, surtout en captivité, se chiffre en dizaines d’années et peut concurrencer celle de certains humains.
Article de notre n°72 « L'industrie de la destruction » disponible en kiosque, librairie, à la commande et sur abonnement.

À mesure qu’elles ont grandi, ces tortues qui n’avaient rien de naines – les adultes Trachemys scripta elegans pèsent en moyenne deux kilos et peuvent dépasser les 30 centimètres – sont parfois parvenues à s’échapper de leur lieu d’accueil. Beaucoup ont aussi été abandonnées dans la nature. Si bien que, depuis 1997, leur vente est interdite aux particuliers sans autorisation.
Relâcher une tortue dans le milieu naturel constitue un abandon et peut, en France, être sanctionné d’amendes de plusieurs dizaines de milliers d’euros voire de peines de prison. Cela n’a pas empêché de nombreux propriétaires d’y recourir. L’image des tortues de Floride a alors basculé : dans les années 2000, des reportages les décrivent comme agressives, car elles mordent pour se défendre.
Quand l’animal de compagnie devient un fardeau
Deux reproches leur sont faits : d’abord, d’avoir survécu et formé des populations. Ensuite, de menacer la cistude d’Europe, seule tortue sauvage d’eau douce métropolitaine que décrit Marc Girondot, professeur d’écologie à l’université Paris-Saclay et spécialiste des tortues : « Elle mesure environ 20 centimètres. Très discrète, on peut l’apercevoir quand elle prend des bains de soleil mais, même là, elle choisit des milieux de la même couleur qu’elle et elle reste peu visible. Aussi le grand public la connaît peu. Quand on fait des observations de terrain, les gens sont très étonnés d’apprendre qu’on vient voir des tortues. »
L’auteur de cet article, pourtant féru de biodiversité, n’a ainsi découvert la cistude d’Europe qu’à la faveur d’une partie de l’excellent jeu de société Forêt mixte (Lookout Games), conçu pour sensibiliser à la protection des écosystèmes et favoriser leur connaissance. Complétons donc un peu son portrait. Les populations de cistudes se concentrent principalement dans la région Centre, sur le pourtour méditerranéen, ainsi que dans le Sud-Ouest et en Corse. Cette espèce, qui apprécie les milieux humides, a besoin de se thermoréguler en s’exposant au soleil sur des branches mortes, rochers et particulièrement dans des roselières.
Or, la menace qui pèse sur la cistude n’est pas vraiment du fait de sa comparse « américaine » qui viendrait « envahir » nos cours d’eau, comme le répètent à l’envi certains récits. « Les études menées jusqu’ici sur les interactions entre ces espèces n’ont pas montré d’éléments avérés. Il existe des risques potentiels de compétition pour les postes d’insolation et pour la ressource alimentaire, ainsi qu’un risque de transmission de pathogènes, mais ces éléments restent à confirmer scientifiquement », explique Laure Bourgault, responsable du Plan national d’actions pour la cistude d’Europe à la Société herpétologique de France.
Le vrai coupable est-il celui qu’on croit ?
Marc Girondot abonde : « Beaucoup de travaux ont été menés sur la tortue de Floride dans les années 2010, une époque où on se posait beaucoup de questions sur leur impact. Cet impact s’est avéré faible ou nul, c’est un sujet que la recherche a désormais laissé de côté au profit d’autres questions sur la biologie ou l’écologie de la cistude d’Europe. »
Tous deux décrivent le danger réel qui pèse sur la cistude d’Europe : l’artificialisation des écosystèmes, la destruction des mares, l’eutrophisation des cours d’eau ou l’introduction de poissons carnassiers destinés à la pêche. Bref, s’il existe une espèce invasive nuisible, elle est plus probablement du genre Homo que Trachemys.
La menace qui pèse sur la cistude n’est pas vraiment du fait de sa comparse « américaine » qui viendrait « envahir » nos cours d’eau.
Continuer à diaboliser la tortue de Floride est non seulement injustifié, mais contre-productif. « Les campagnes de capture et d’euthanasie coûtent cher et ne sont pas toujours efficaces, ni forcément prioritaires pour la conservation de la cistude d’Europe. C’est un sujet majeur. Il faut accumuler des connaissances sur ces tortues en milieu naturel pour orienter les investissements vers des mesures ayant réellement un impact positif », souligne Laure Bourgault. Des mesures simples – campagnes d’information, installation de plateformes d’insolation ou d’îlots-refuges, aménagement de berges en pente douce – seraient bien plus efficaces.
Déjà, précise la spécialiste des cistudes d’Europe, les sites occupés par de grandes populations de tortues de Floride ne sont plus ciblés par des campagnes de capture. Les prises éventuelles concernent les individus isolés, susceptibles de coloniser de nouveaux territoires.
Le second problème est éthique : faut-il vraiment tuer des individus au motif qu’ils appartiennent à une espèce qu’on s’est acharné à importer en masse ? D’autant plus qu’il n’existe pas encore de protocole d’euthanasie garantissant l’absence de souffrance, explique Laure Bourgault : jusqu’il y a peu, ces individus étaient congelés vivants.
Reste une alternative : le refuge. Sur le territoire français, on compte plusieurs refuges de tortues, regroupant à la fois des individus exotiques et autochtones. Dans le Finistère, David Manceau a cofondé le centre SOS tortue Bretagne. Infirmier libéral, il consacre une partie de son temps libre à la gestion bénévole de ce centre qui accueille quatre cents individus, dont deux tiers d’aquatiques en majorité exotiques : « Nous les accueillons jusqu’à ce qu’elles soient adoptées par des familles disposant d’autorisations et ayant chez elles des conditions d’accueil adaptées. Sauf les espèces exotiques, comme la Floride, qui ne peuvent pas être adoptées et doivent rester définitivement au centre. »
Compte tenu de la longévité de ces animaux, les rares sites d’accueil sur le territoire français sont destinés à être saturés au vu de leur capacité d’accueil et des ressources – bénévoles – limitées.
Alors, que faire ? « Si vous trouvez une tortue de Floride dans la nature, il est préférable de ne pas intervenir soi-même et de signaler sa présence », tranche Laure Bourgault. Et si vous en croisez une en animalerie, posez-vous la vraie question : avez-vous de la place, un bassin, et surtout la volonté de vous engager pour plusieurs décennies ?
Animal de compagnie jetable hier, « invasive » honnie aujourd’hui, le sort de la tortue de Floride illustre le rapport de domination qu’exercent les êtres humains sur bien des espèces et qui peut vite se muter en détestation. Inutile pourtant de créer de nouveaux boucs émissaires. Redonner de l’espace et de la qualité aux zones humides suffit à offrir une chance à la cistude d’Europe.
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