En mai 2021, l’ancien premier ministre Édouard Philippe s’adressait à un parterre d’étudiants d’une prestigieuse école de commerce. « Il y a une colère rentrée dans la population française, qui va exploser. (...) Face à cette colère potentielle qui va se déclencher, il faut être rusés1 ». La séquence, filmée, peu connue, laisse penser que les dirigeants ont pleinement conscience de la violence sociale que leurs politiques produisent.
Et l’ex-premier ministre d’énumérer toutes les mesures antisociales qu’il a soutenues durant son mandat, de la réforme de la SNCF à celle de l’université en passant par les affaiblissements du Code du travail, ponctuées sur le ton presque surpris d’un « et ça passe ! ». « Quand on fait les ordonnances Travail en 2017, je pense que ça va être terrible ! (...) Mais ça passe ! (...) Il y a des universités qui sont occupées, on les désoccupe et ça passe (...), au fond même quand ça crispe, si on a le programme qu’il faut et si on considère que c’est bon pour le pays, il faut y aller et donc on y va. »
Cette séquence pourrait résumer la politique macroniste de ces huit dernières années. Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, 1,2 million de personnes supplémentaires2 sont tombées dans la pauvreté et le nombre de celles accompagnées par les banques alimentaires a quasiment triplé en une dizaine d’années pour atteindre les 2,4 millions3. Parallèlement, la fortune des 500 personnes les plus riches en France a doublé, passant de 500 milliards d’euros à 1 170 milliards d’euros4.
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Les gouvernements successifs ont globalement produit des réformes allant à l’encontre du bien commun de l’immense majorité des Français, en ayant conscience de la souffrance et donc de l’immense ressentiment qu’elles provoqueraient. Néanmoins la seule préoccupation des responsables semble de pouvoir contenir cette colère et qu’elle continue de servir leurs intérêts politiques.
Quand le pouvoir investit dans sa protection
La « goutte d’eau » de trop est pourtant versée avec la taxe carbone et « fait déborder » le vase, pour reprendre les termes d’Édouard Philippe. En 2018, le mouvement des Gilets jaunes prend de court l’Élysée par sa spontanéité et son caractère iconoclaste dans un pays où les rassemblements et les manifestations sont particulièrement encadrées, voire corsetées au regard du droit international.
Ce 8 décembre 2018, paniqué, le couple présidentiel prépare son hélicoptère pour être évacué. Une fois le calme revenu, les premières mesures d’apaisement sont surtout sécuritaires. Le gouvernement commande plus de 1 700 nouveaux lanceurs de balles de défense pour la police et la gendarmerie, dont certains modèles capables de tirer plusieurs coups d’affilée. Ces dépenses s’inscrivent dans une tendance haussière plus large : en 2021, le gouvernement promulgue la loi Sécurité globale, qui élargit les moyens de surveillance, notamment par drones et caméras--piétons, et accroît la capacité de collecte et de traitement des images.
Les gouvernements successifs ont globalement produit des réformes en ayant conscience de l’immense ressentiment qu’elles provoqueraient.
En 2023, un décret élargit l’emploi des drones aux rassemblements publics. La même année, le ministère de l’intérieur valide un appel d’offres de plus de 78 millions d’euros5 pour fournir des grenades lacrymogènes, explosives et assourdissantes sur quatre années (c’est la plus grosse commande de grenades de maintien de l’ordre depuis plus de dix ans). En 2024, les préfectures autorisent plus de 1 800 vols de drone – dont la flotte destinée à la sécurité intérieure a triplé en cinq ans6.
Une évolution documentée avec précision par Félix Tréguer dans son livre Technopolice (Divergences, 2024). Le chercheur alerte : entre les drones, les logiciels prédictifs, la vidéosurveillance algorithmique ou encore la reconnaissance faciale, les investissements sont de plus en plus importants pour banaliser le recours aux dernières technologies de contrôle au sein de la police française.
Ce n’est pas tout. Depuis la crise des Gilets jaunes, la sécurisation de l’Élysée et des sites stratégiques s’est renforcée au point de transformer durablement l’espace public parisien : déploiement régulier de blindés de la gendarmerie dans la capitale, installation de grilles antiémeute pour bloquer l’accès aux artères menant au palais présidentiel et multiplication des arrêtés préfectoraux interdisant toute manifestation à proximité7. Il faut dire qu’il y a des raisons de supposer qu’une contestation pourrait éclater un jour.
La crainte omniprésente d’un soulèvement
Réforme de l’assurance chômage et des retraites, loi Duplomb, dissolution injustifiée d’associations, durcissement de la répression policière, innombrables affaires judiciaires au sommet de l’État, mensonges répétés de hauts responsables politiques… Y a-t-il un moment où ça ne passera plus ? Quelle sera la « goutte » de trop ? Beaucoup ont cru que cela pourrait s’incarner dans le mouvement « Bloquons tout ».
Les politiques ont abondamment commenté la rage qui prenait sur les réseaux sociaux, et le gouvernement n’a pas tardé à réagir. Plus la mobilisation se structurait autour de revendications claires, tandis que les syndicats et certains partis d’opposition affichaient leur soutien, plus le gouvernement montrait des signes d’inquiétude. À commencer par le départ de François Bayrou ! Le premier ministre a quitté ses fonctions… en grande partie à cause d’un mouvement social qui n’avait même pas encore eu lieu, comme il l’a expliqué lui-même sur le plateau de « C à vous »8. « Je vais vous dire pourquoi j’ai fait ça, parce qu’il se passait quelque chose dans le pays, j’ai compris que ce mouvement m’empêcherait de conduire la politique nécessaire. »
Une mobilisation ultra-encadrée
Le 10 septembre, 80 000 policiers étaient dépêchés dans tout le pays pour contenir la colère, accompagnés de 1 615 drones… pour 100 000 manifestants prévus par le ministère de l’intérieur, soit quasiment un gendarme ou policier par manifestant ! Les blocages ont été interrompus, parfois violemment, par les forces de l’ordre, très tôt le matin. La volonté politique était claire : tuer le mouvement dans l’œuf. Ne surtout pas donner l’impression aux citoyens qu’il existerait une brèche dans laquelle s’engouffrer.
Résultat, tout de même 175 000 personnes dans les rues selon ce même ministère de l’intérieur à la fin de la journée. Puis la traditionnelle litanie de Bruno Retailleau qui félicite les forces de l’ordre et déplore l’action des « casseurs », sans un mot pour les nombreuses violences policières rapportées, dont plusieurs exercées sur des journalistes9.
Le 18 septembre, rebelote : selon les chiffres du ministère de l’intérieur toujours, le nombre de manifestants a quasiment triplé. Les images de violences policières ont encore inondé les réseaux sociaux, et le discours pro-gouvernemental s’est durci. On parle désormais d’« ultragauche », d’« ultraviolence », tandis que certaines chaînes d’information en continu tentent sans relâche de criminaliser un mouvement pourtant très majoritairement pacifiste. Pendant ces deux journées, les responsables politiques de droite et d’extrême droite, tout comme une grande partie des médias, auront su éclipser l’essentiel : les raisons de la colère.
Peut-être qu’elle n’a pas trop débordé cette fois-ci, mais les personnes qui s’accrochent au pouvoir en ont bien conscience, et il se pourrait qu’un jour leurs dispositifs ne passent plus.
1. « Édouard Philippe aux mardis de l’Essec » (41e minute), YouTube, 2021.
2. Paul Crauchet, « La face cachée du modèle Macron révélée par l’Insee », L’Essentiel de l’éco, 8 juillet 2025.
3. « La collecte nationale 2025 », site des banques alimentaires.
4. Damien Pelé, « Les 500 plus grandes fortunes de France cumulent 1 170 milliards d’euros en 2023, du jamais-vu », Challenges, 5 juillet 2023.
5. Maxime Sirvins, « Maintien de l’ordre : la France s’offre plus de 78 millions d’euros de grenades », Politis, 10 novembre 2023.
6. « En France, un déploiement “sans précédent” de drones pour surveiller les manifestations », France 24, 18 septembre 2025.
7. Romain Geoffroy, « La très grande discrétion des arrêtés interdisant les rassemblements spontanés contre la réforme des retraites », Le Monde, 29 mars 2023.
8. France 5, 6 septembre 2025.
9. « France : la liberté de la presse entravée par des violences policières au cours des manifestations “Bloquons tout” », Reporters sans frontières, 11 septembre 2025.
Article rédigé juste avant la mobilisation du 2 octobre 2025.
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