Chronique

Salomé Saqué : Faut-il abolir l'héritage ?

Dans sa nouvelle chronique pour Socialter, la journaliste Salomé Saqué (Blast) revient sur les inégalités liées à l'héritage et décrypte les discours populistes qui bloquent les avancées sur le sujet.

Les Français détestent l’impôt sur les successions. Dans un sondage réalisé en avril 2024, 77 % d’entre eux considèrent que les droits de succession sont « injustifiés ».

Un autre sondage publié à la même période révèle que 74 % des citoyens estiment que les droits de succession sont trop élevés. L’impôt le plus honni donc, mais aussi l’impôt le plus méconnu : les trois quarts des Français surestiment le montant des droits de succession, selon France Stratégie.

Pourtant, la France n’est pas un pays qui taxe lourdement les héritiers, c’est même tout le contraire ! Selon le ministère de l’économie, 85 % des successions directes en France ne sont pas soumises aux droits de succession, notamment grâce à des abattements et exonérations qui se sont multipliés au fil des années.

Le taux effectif moyen d’imposition successorale est de moins de 5 %, et lorsqu’on ne prend en compte que les successions en ligne directe (de parents à enfants par exemple), il est encore plus faible : moins de 2 % ! L’immense majorité des gens, donc, ne paieront pas au cours de leur vie d’impôt lorsqu’ils toucheront leur héritage. Ceci étant dit, l’idée d’une « taxe sur la mort » reste malgré tout extraordinairement impopulaire.

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Une propagande efficace

Et pour cause, depuis des décennies, les responsables politiques et « experts » ou éditorialistes libéraux ont abondamment instrumentalisé cette question pour justifier la plus violente reproduction des inégalités. La mécanique est huilée : planter dans l’imaginaire collectif l’idée qu’en plus de subir l’immense souffrance que procure la perte d’un être cher, on pourrait vous arracher les biens ayant appartenu à cette personne. On pense à une petite maison ou à des objets chargés émotionnellement.

Nicolas Sarkozy, par exemple, en 2012, s’indignait la voix tremblante : « Quand on a travaillé dur (...), au nom de quoi devrait-on interdire à ces familles de transmettre à leurs enfants le fruit du travail de toute une génération ? Qu’est-ce qu’il y a de plus beau dans la vie que de vouloir que ses enfants commencent un peu plus haut ? »1. Un thème repris à l’envi par un nombre incalculable de responsables politiques de droite, d’extrême droite, et parfois de gauche, en passant par le président Macron, qui se livrait à un discours presque caricatural en mai 2025 sur le plateau de TF1 à propos du « fruit d’une vie de travail » : « Vous avez un pavillon, vous voulez le céder à vos enfants et il y a trop de taxes ! »

L’idée a fini par infuser. Et ce en dépit des alertes des économistes, qui, pour la majorité, décrivent cette concentration de l’héritage comme un problème de société majeur.

Comment la France est redevenue une société d’héritiers

Il faut dire que les chiffres sont accablants. Aujourd’hui, 60 % du patrimoine détenu par les particuliers est issu de l’héritage, contre 35 % dans les années 1970. Hériter devient, avec les années, plus rentable que mériter. D’ici à 2040, nous allons assister à la « grande transmission » : 9 000 milliards d’euros de patrimoine détenus par les Français les plus âgés seront transmis à leurs enfants, soit 677 milliards d’euros par an.

Et ce capital, loin d’être réparti équitablement, est plus concentré que jamais : les 10 % les plus riches détiennent 54 % de la richesse nationale, quand la moitié la plus pauvre de la population en possède moins de 5 %. Ce basculement est structurel. Il signifie qu’aujourd’hui, ce n’est plus tant ce que vous faites qui compte, mais d’où vous venez. Le travail ou le diplôme, glorifiés dans le discours méritocratique, pèsent désormais bien moins dans la balance que le capital transmis par la famille.

Et l’État redistribue bien peu. L’impôt sur l’héritage, qui devait jouer un rôle de régulateur, ne rapporte que 20 milliards d’euros à l’État, sur plus de 350 milliards transmis chaque année. Moins de 6 %. Les 0,1 % les plus riches, eux, ne paient en moyenne que 10 % sur ce qu’ils transmettent. L’ONG Oxfam estime que, dans les trente prochaines années, les 25 milliardaires français de plus de 70 ans transmettront plus de 460 milliards d’euros, sur lesquels l’État risque de perdre 160 milliards d’euros en raison d’un ensemble de niches fiscales (qui ont permis en premier lieu que nous en arrivions là). Plus le temps passe, plus les héritiers sont riches, et plus leur nombre se réduit. Pour le reste, la majorité qui n’hérite de presque rien s’agrandit.

Le mythe de l’égalité des chances résiste dans les discours, mais il ne tient plus face aux chiffres. L’ascenseur social est hors service.

Dans le même temps, l’âge moyen auquel on hérite ne cesse de reculer. Six héritiers sur dix ont aujourd’hui plus de 60 ans. L’héritage ne sert donc pas à se lancer dans la vie, à créer une entreprise ou à devenir propriétaire jeune. Il sert à renforcer un patrimoine déjà existant, à conforter une rente. Et pour les autres, l’accès à la propriété devient de plus en plus difficile. Quatre jeunes primo-accédants sur dix déclarent avoir été aidés par leur famille. Ceux qui n’ont pas cet appui doivent s’endetter, ou renoncer. Cette dynamique, qui favorise massivement ceux qui ont déjà, étrangle les autres.

Les effets sur la mobilité sociale sont patents. L’OCDE estime qu’il faut plus de six générations en France pour qu’un enfant né dans les 10 % les plus pauvres atteigne le revenu médian. C’est plus qu’aux États-Unis, souvent présentés comme l’archétype de l’inégalité, et bien plus que la moyenne européenne ! Le mythe de l’égalité des chances résiste dans les discours, mais il ne tient plus face aux chiffres. L’ascenseur social est hors service.

En finir avec l’héritage ?

Pourtant, comme le rappelle la chercheuse spécialiste de cette question, Mélanie Plouviez, dans son livre L’Injustice en héritage (La Découverte, 2025) : transmettre massivement du patrimoine n’a pas toujours été une évidence. Aux XVIIIe et XIXe siècles par exemple, l’héritage était un sujet de débat central.

Des figures telles que Mirabeau, Robespierre, Fichte, les saint-simoniens ou encore Durkheim ont profondément remis en question la transmission automatique du patrimoine familial. Certains proposaient même des solutions radicales, comme l’abolition quasi totale de l’héritage ! La philosophe montre comment, au XXe siècle, les inégalités avaient reculé, notamment grâce… à la taxation de l’héritage, avant qu’elle ne soit grevée par un ensemble de dispositifs fiscaux permettant de contourner cet impôt.

Des propositions existent cependant. La Fondation Jean-Jaurès, par exemple, veut reconstruire l’assiette de l’impôt en incluant toutes les formes de transmission, et en supprimant des régimes dérogatoires. Oxfam s’est récemment lancé dans une campagne défendant un barème plus progressif qui cible les « super-héritages » avec un abattement unique et la suppression du cumul des abattements.

Une autre idée, théorisée entres autres, par l’économiste Thomas Piketty, est celle de l’héritage universel : verser à chaque citoyen une dotation de 120 000 euros à ses 25 ans, soit l’équivalent de 60 % du patrimoine moyen par adulte, financée par un impôt progressif sur la fortune et les successions. Cette dotation donnerait à tous un véritable capital de départ pour étudier, se loger ou entreprendre. D’autres propositions visent à supprimer les principales niches fiscales, comme le pacte Dutreil, qui permet de transmettre des entreprises presque sans impôt, ou à intégrer les sommes héritées dans l’impôt sur le revenu du bénéficiaire, comme le recommande l’OCDE.

Les économistes qui proposent des solutions sont nombreux, mais encore faudrait-il pouvoir organiser un débat public digne de ce nom sur la question, et dépasser la petite ritournelle du « pavillon fruit du travail d’une vie » pour se pencher sur ce que nous disent les véritables données, loin des discours de communication politique.  


1. Discours prononcé à Lavaur (Tarn), le 7 février 2012.

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