Reportage

À Rennes, le pari de la Ferme du Turfu, autogérée et solidaire

Photos : Léa Dang

Depuis 2023, la ferme du Turfu défend un modèle d’agriculture qui ambitionne de concilier bien-être paysan et production locale pour l’aide alimentaire. En misant sur un modèle coopératif, les membres entendent gagner en autonomie et assurer des revenus justes aux maraîchers.

Alors que le soleil est levé depuis à peine une heure, Lucien, Sonia, Carmen, Nicolas, Martin, Isabelle et Victor se croisent entre les cultures de la serre et des parcelles en plein air. Dans une ambiance joviale, ils ramassent et trient haricots verts, poivrons, melons Ogen, pastèques et herbes fraîches avant de les rassembler dans des caisses en préparation des paniers qui seront livrés le jour même dans les locaux de Cœurs Résistants, une association d’aide alimentaire partie prenante du projet.

Reportage issu de notre n°72 « L'industrie de la destruction » disponible en kiosque, librairie, à la commande et sur abonnement.

À la différence d’une exploitation classique, « ici, tout le monde possède l’exploitation », souligne Victor, avec qui nous nous asseyons à l’ombre d’arbres situés à quelques mètres des cultures. Maraîcher de formation et ancien militant au Réseau de ravitaillement de Rennes (R2R)1 aujourd’hui âgé de 32 ans, il remporte en 2023 un appel à projets de la ville de Rennes pour la mise à disposition, via une location à prix symbolique, de sept hectares de terres municipales, dont 2,5 hectares cultivables, afin d’y faire pousser des légumes et des fruits. Il s’ensuit un an de travail collectif pour créer la ferme du Turfu, à la Prévalaye, au sud-ouest de Rennes.

Son but : se réapproprier collectivement les moyens de production au sein d’une coopérative où chaque membre est invité à s’impliquer dans les tâches administratives et le travail à la ferme. Un modèle directement inspiré de la ferme coopérative GartenCoop, qui regroupe près de 300 familles dans un projet d’agriculture solidaire et autogéré depuis 2009 près de Fribourg, en Allemagne.

Sortir le légume du marché

« La promesse de la ferme, c’est de fonctionner en circuit fermé, précise Victor. Les légumes sont réservés uniquement aux personnes qui participent à la vie du projet. » Avant d’arriver à cet idéal, les membres de la coopérative ont dû faire quelques exceptions cette année, en vendant des légumes à des structures sociales voisines, comme le restaurant d’insertion Pépites, dans le quartier Maurepas, au nord de Rennes, ou encore à La Basse Cour, un tiers-lieu voisin.

« Ce n’était pas évident de convaincre la chambre d’agriculture, pour qui une exploitation doit absolument multiplier les circuits de vente pour être rentable. »

Mais pas de quoi dévier le cap de cette toute jeune ferme, dont le modèle est encore singulier dans le milieu agricole : « Ce n’était pas évident de convaincre la chambre d’agriculture, pour qui une exploitation doit absolument multiplier les circuits de vente pour être rentable, confie, un peu excédé, Victor. Pourtant, en limitant les points de vente, nous réduisons aussi le temps de travail. Aujourd’hui, nous passons seulement deux heures par semaine à nous occuper de la distribution. » C’est bien tout l’avantage du modèle coopératif, qui demande toutefois une certaine implication de ses membres pour fonctionner. Pour le moment, la coopérative compte deux maraîchers salariés et une cinquantaine de coopérateurs vivant à proximité, plus ou moins impliqués dans le fonctionnement de la ferme. Lucien, ancien éleveur dans le Gers aujourd’hui retraité, vient par exemple tous les jours. « Je fais du jardinage depuis une dizaine d’années, j’adore venir ici, je me sens à ma place », partage-t-il, la peau légèrement brunie par les heures passées dehors.

D’autres viennent plus ponctuellement, lors des périodes de récoltes, comme aujourd’hui, ou bien lors des distributions qui ont lieu chaque mardi. Colin, 35 ans, qui travaille dans la transparence des marchés publics, consacre quant à lui une demi-journée par semaine et a récemment mis en place un forum en ligne destiné à faciliter la communication entre les membres de la coopérative.

En finir avec l’exploitation des paysans

« Mine de rien, être plusieurs lors des récoltes, cela fait gagner du temps. Et puis, les tâches sont réalisées de façon plus collective et joyeuse ; cela marque un peu moins les corps, même si cela n’empêche pas d’avoir mal au dos en fin de journée », résume Martin, maraîcher de la ferme. Si dès le départ une attention particulière est portée aux conditions de travail des deux salariés, c’est qu’elles sont aujourd’hui très préoccupantes en France. Selon la Fédération régionale d’agriculture biologique, les maraîchers travaillent entre trente et soixante-dix heures hebdomadaires, soit en moyenne cinquante heures.


D’après les chiffres 2025 de l’Insee, 18 % des agriculteurs vivent encore sous le seuil de pauvreté, avec des revenus mensuels inférieurs à 859 euros et un taux d’endettement moyen de 204 330 euros en 2024, selon l’Agreste, le service de la statistique et de la prospective du ministère de l’agriculture. « Travailler pour moins du smic horaire, devoir emprunter pour faire son travail… c’est très précarisant », pointe Martin, chapeau de paille et lunettes de soleil noires sur les yeux. C’est en 2020, après une longue expérience dans la restauration, qu’il décide de se reconvertir dans le maraîchage. « Lorsque je tenais mon restaurant, je travaillais beaucoup. C’était physique et cela générait une charge mentale immense. Je n’avais pas envie que ça recommence avec le maraîchage », partage-t-il.

Si la première année fut tout de même intense, les deux maraîchers ont pris deux semaines de vacances et se dégagent chacun un revenu de 1 500 euros par mois. « Prendre des congés la première année, c’était vraiment une dinguerie ! Et cela est uniquement possible grâce au modèle », affirme Victor, qui souhaite maintenir cette lancée en visant un temps de travail proche des trente-cinq heures par semaine et huit semaines de congé par an.

Mettre tout le monde au même niveau

Dans le paysage des projets coopératifs, la ferme du Turfu fait figure d’exception. « Les projets collaboratifs et écolos tombent rapidement dans l’entre-soi », remarque Isabelle, retraitée du secteur du tourisme et membre enthousiaste de la coopérative. « Aujourd’hui, la société est très fragmentée, les différentes classes sociales ne se croisent plus, abonde Victor. Ce projet est aussi l’opportunité de créer un espace transclasse et de rassembler autour du besoin commun qu’est l’alimentation. » Pour permettre cette inclusion, aucun niveau requis pour rejoindre la ferme, à part mettre les mains dans la terre : « Le travail de maraîchage casse les codes : on vient habillé simplement, on galère, on sue… On revient à l’essentiel. »

En créant la coopérative avec Cœurs Résistants, une association qui cherche depuis plusieurs années le moyen de lier production alimentaire et aide alimentaire digne, la ferme porte dès ses débuts un projet politique. La ferme rennaise redirige ses surplus à l’association Cœurs Résistants, dont le local sert de lieu de distribution des paniers de légumes, et tous les membres sont invités à participer au projet de la ferme. « Si les coopérateurs n’ont pas la possibilité de récupérer leur panier, nous le laissons dans les frigos des locaux de Cœurs Résistants, et les légumes pourront être cuisinés et distribués lors des prochaines maraudes », ajoute Victor.

Cette alliance inédite vient aussi répondre à un système mal en point, où l’aide alimentaire est devenue un moyen pour la grande distribution de se débarrasser de ses surplus à moindre coût. Depuis les lois Garrot (2016) et Egalim (2018), les invendus sont défiscalisés : les grandes et moyennes surfaces ne paient pas pour leur destruction. Ce sont les associations caritatives qui les récupèrent et s’occupent de faire le tri entre les denrées encore consommables et les déchets.

Et dans les rebus des supermarchés redirigés aux structures associatives d’aide alimentaire, on trouve souvent des conserves et rarement des produits bio. Si l’État prévoit depuis 2023 de débloquer entre 60 et 100 millions d’euros par an jusqu’en 2027 dans le programme Mieux manger pour tous (MMPT), afin de développer des approvisionnements locaux via l’achat direct auprès de producteurs, les initiatives sont encore rares. Un exemple existe pour l’instant à Bègles (Gironde), où la municipalité s’engage depuis 2023 à offrir des produits frais, bio, locaux et de saison au Secours populaire, aux Restos du Cœur et à l’épicerie sociale Cabas’Sol.

À Rennes, si Cœurs Résistants fait partie intégrante de la coopérative, les maraîchers rappellent toutefois qu’ils n’ont pas à colmater les brèches à leur frais : « Si l’on essaie d’être solidaires avec les personnes qui souhaitent s’impliquer dans la coopérative sans avoir les moyens de s’engager à l’achat de paniers, ce n’est pas à nous, maraîchers, d’assumer le coût financier de la relocalisation de la production d’aide alimentaire », conclut Victor. Aux collectivités de prendre le pas de la solidarité. 

1. Le Réseau de ravitaillement de Rennes (R2R) est une organisation collective autogérée qui soutient les luttes écolos et sociales via l’organisation de cantines militantes ou de distributions alimentaires en produisant une partie de sa nourriture.

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NUMÉRO 72 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2025:
L'industrie de la destruction : comment les guerres accélèrent la catastrophe écologique
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