1er juin 2025, port de Catane, dans l’est de la Sicile. Le Madleen, voilier modeste chargé de vivres par quelques habitants, met le cap vers « une destination impossible »1 : Gaza, l’enclave palestinienne sous blocus israélien depuis le 9 octobre 2023, où il est question d’acheminer de l’aide humanitaire à la population, alors qu’une personne sur cinq est menacée de famine selon les Nations unies2.
À son bord, douze passagers, dont deux figures très médiatisées, la militante écologiste Greta Thunberg et l’eurodéputée La France insoumise Rima Hassan, qui, à elles seules, affolent autant leurs détracteurs qu’elles suscitent une importante vague de soutien sur les réseaux sociaux. Vincent Viollet, musicien de 34 ans, « street medic en manif menant une vie paisible à la campagne », est l’un de ces internautes qui a suivi, quasiment heure par heure, la trace GPS du navire.
Article issu de notre n°71, à retrouver en librairie, et à la commande.

Cette action au large a touché quelque chose de plus profond en lui, qui est sensibilisé à la question palestinienne depuis quelques années déjà, sans qu’il sache s’expliquer pourquoi. Alors qu’il scrute quotidiennement les vidéos postées par l’équipage, le trentenaire ne cesse de penser « à la cinquantaine de bateaux autour du Madleen qui pourraient le soutenir dans sa trajectoire ».
Trois jours plus tard, l’équipage du navire est arrêté par l’armée israélienne. D’abord abattu, Vincent Viollet trouve sur les réseaux sociaux une idée pour surmonter son sentiment d’impuissance : « J’ai vu des comptes Instagram, majoritairement issus du Moyen-Orient, créer des illustrations qui imaginent des dizaines de bateaux humanitaires en direction de Gaza. Les commentaires allaient tous dans le même sens : une volonté citoyenne d’en faire partie. » Une effervescence qui l’a poussé, le lundi 9 juin au matin, à créer le compte Instagram @thousandmadleenstogaza, pour un projet inespéré : créer une flottille civile mondiale pour la paix et l’humanité et acheminer des milliers de Madleen vers Gaza. « C’est né d’une émotion assez brute, celle de l’envie d’agir », explique-t-il.

@thousandmadleenstogaza
Quelques semaines plus tard, l’initiative compte plus de 2 600 membres sur la messagerie Telegram, et plus de 25 000 followers sur Instagram. L’idée : réunir navigateurs, propriétaires d’un bateau mais aussi simples volontaires qui ont des compétences organisationnelles, en communication ou en graphisme. L’équipe compte plus de 20 membres permanents spécialisés dans les domaines juridique, maritime et de la communication, des délégations nationales se forment. Le 13 juillet, le Handala, navire humanitaire et son équipage de 19 militants de nationalités diverses à bord quittaient la Sicile pour Gaza. Le bâteau a été intercepté le 27 juillet par l’armée israélienne.
Figure du pirate
La mobilisation citoyenne à l’échelle française et européenne3 qu’a provoquée l’action du Madleen n’est pas si étonnante. Prendre le large, au péril de sa vie, dans un but militant, est marqué d’une dimension héroïque profondément valorisée dans l’imaginaire collectif. Théâtre d’épopées et de révoltes, la mer symbolise la liberté mais aussi les fugitifs, les pirates, les résistants.
On pense notamment à l’utopie politique de Libertalia, république pirate démocratique et égalitaire qui aurait existé au large de Madagascar, où l’esclavage et la propriété privée auraient été abolis par le capitaine français Olivier Misson et le prêtre italien défroqué Caraccioli. C’est en tout cas ce que raconte le capitaine Charles Johnson dans son Histoire générale des plus fameux pirates (1728)4.
Le 10 juillet 1985, les services secrets français sabordent le Rainbow Warrior, navire de Greenpeace, dans le port d’Auckland, en Nouvelle-Zélande.
L’activisme marin cultive cette légende d’un ailleurs possible : un front où l’on défie l’État, les armées, les multinationales. Sea Shepherd, ONG de défense des océans, en a fait sa stratégie marketing. Depuis 1977, ses membres agissent directement en mer, empêchant les braconniers de capturer des tortues marines à Mayotte ou surveillant les pêcheurs qui ne déclarent pas les captures de dauphins, de la Bretagne au golfe de Gascogne.
Son fondateur, l’autoproclamé et controversé5 « pirate » Paul Watson, arborant souvent le drapeau « Jolly Roger », a fait couler huit navires baleiniers, lacéré des milliers de kilomètres de filets dérivants et détruit à l’explosif une raffinerie d’huile de baleine. « L’identification de Paul Watson à la figure du pirate s’affiche par un certain nombre de signes symboliques. Du pirate, il a la tenue noire, rehaussée par sa chevelure blanche. Outre l’efficacité tactique des méthodes qui lui sont rattachées, l’appel à l’imaginaire pirate correspond indiscutablement à un positionnement stratégique vis-à-vis des donateurs, et notamment des plus jeunes d’entre eux », écrit le professeur d’histoire Pierre-Marie Terral, dans un article critique intitulé « “Éco-pirates” : Paul Watson et l’organisation Sea Shepherd, trois décennies d’activisme en haute mer »6.

Gilbert Nicolas voulait être de ces éco-pirates-là. Pasteur quimpérois, il a navigué à bord du FRI, un voilier danois ayant levé les voiles vers l’atoll de Mururoa, en Polynésie française, pour s’opposer aux premiers essais atomiques français en 1973. « Nous pensions que le moyen de nous opposer aux essais était de nous mettre délibérément sous les retombées radioactives », explique-t-il plus de trente ans plus tard dans le journal Ouest-France7.
Pendant toute la période du programme d’essais nucléaires français de Mururoa (1960-1995), des marins du monde entier ont risqué leurs vies, en embarquant, parfois même seuls, pour naviguer au cœur des zones d’essais et alerter les citoyens du danger de la bombe atomique. « Onze voiliers, dont sept néo-zélandais, se trouvent déjà autour de l’atoll de Mururoa, ce qui porte à une bonne trentaine les diverses embarcations présentes dans la zone », écrit Roger Cans, reporter au journal Le Monde, dans un reportage publié le 6 septembre 19958.
Les actions militantes au large sont parfois si puissantes symboliquement qu’elles dérangent jusqu’au plus haut sommet de l’État. Le 10 juillet 1985, les services secrets français sabordent le Rainbow Warrior, navire de Greenpeace, dans le port d’Auckland, en Nouvelle-Zélande. L’opération visait à empêcher la protestation contre les essais nucléaires français en Polynésie.
Rapidement, l’implication de la DGSE est révélée, notamment par le journaliste Edwy Plenel, provoquant un scandale diplomatique et politique majeur. Car l’attentat tue le photographe néérlandais Fernando Pereira et met au jour le sabotage d’État pour faire taire la contestation écologique grandissante.
Devoir de secourir
Les actions militantes en mer bénéficient d’un autre atout majeur : jouer avec la législation. Face aux restrictions croissantes sur l’IVG – 22 États américains ont limité ou interdit l’avortement depuis l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade par la Cour suprême, empêchant près d’une États-unienne sur trois d’avorter dans l’État dans lequel elle vit –, la gynécologue Meg Autry prévoyait, en 2022, d’installer une clinique flottante dans le golfe du Mexique, hors juridiction des États côtiers conservateurs. Une idée inspirée de l’ONG Women on Waves, fondée par la médecin néerlandaise Rebecca Gomperts, qui pratique depuis 2001 des avortements sûrs et légaux sur un bateau dans les eaux internationales au large des pays où l’IVG est illégale ou restreinte.
C’est aussi le cas des radios pirates britanniques des années 1960 (lire Socialter n°70), parmi lesquelles Radio Caroline9 et Radio North Sea International, qui émettent illégalement depuis des cargos au beau milieu des eaux internationales, où la juridiction est suffisamment floue pour ne pas être inquiété par la répression. Parfois même, la désobéissance des capitaines de navire relève du devoir, comme l’a montré la militante allemande – et désormais eurodéputée – Carola Rackete en juin 2019. Après avoir forcé le blocus italien aux commandes du navire humanitaire Sea-Watch, qui participe au sauvetage de migrants en détresse en Méditerranée, elle est arrêtée et poursuivie par la justice italienne, avant que celle-ci n’invalide son arrestation et n’abandonne les poursuites.
Selon les dispositions du droit maritime international, tout capitaine a obligation, autant qu’il peut le faire sans danger sérieux pour son navire, son équipage et ses passagers, de porter secours à toute personne en danger de se perdre en mer10. Cette législation a permis de voir apparaître des bateaux humanitaires tels que l’Ocean Viking, l’Aquarius, l’Alan Kurdi, le Sea-Watch… Sur la seule année 2024, 6 310 personnes ont été sauvées de la noyade alors qu’elles tentaient de rejoindre l’Angleterre, d’après le bilan publié par la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord11.
La mer, un espace populaire et vivrier
C’est d’ailleurs parce que la mer symbolise l’ouverture, interroge les frontières et éveille un grand sentiment de liberté et de résistance que les collectifs Lever les voiles et Les Soulèvements de la Terre ont coordonné l’action de la régate anti-Bolloré dans l’archipel des Glénan, une des nombreuses actions de la campagne Désarmer Bolloré12, visant à atteindre Vincent Bolloré, devenu en quelques années un levier majeur de la conquête du pouvoir par l’extrême droite, notamment par sa mainmise sur le paysage médiatique français.

© Les Soulèvements de la Terre
Le 24 mai dernier, environ 50 bateaux se sont réunis dans la baie de La Forêt, au Cap-Coz, où le milliardaire a acheté une île. « Il y a d’abord eu la dissolution de l’Assemblée nationale, puis la perspective de voir arriver l’extrême droite au pouvoir, et enfin, la révélation par le média La Lettre que l’île du Loc’h, historiquement utilisée par des résistants, était protégée par le militant néo-nazi Marc de Caqueray-Valménier. Tout ça nous a poussé à imaginer une action forte en mer », retrace Juliette*, porte-parole des Soulèvements de la Terre résidant dans le Finistère sud.
Après un appel passé fin août par un ensemble de collectifs locaux, plus d’une centaine de bateaux étaient inscrits à l’action en seulement trois semaines : ceux de particuliers bretons, de pêcheurs mais aussi des bateaux de tourisme. L’armada a vogué vers l’île du Loc’h, bannières et banderoles anti-Bolloré déployées sur les bateaux, tandis qu’à terre d’autres militants organisaient des conférences ou événements festifs.
L’occasion de s’interroger ensemble : comment peut-on amener beaucoup de gens en mer pour reproduire l’effet d’une manifestation de masse ? Comment rendre accessible ce milieu plutôt élitiste ? « La mer, à l’origine, est un espace populaire et vivrier. C’est peut-être le dernier espace internationaliste qu’il nous reste », défend Juliette.
1. « Gaza, destination impossible : la flottillew humanitaire Madleen a été arrêtée par l’armée israélienne », France Culture, 9 juin 2025.
2. « Gaza : une personne sur cinq menacée de famine, selon un nouveau rapport », ONU Info, 12 mai 2025.
3. « Rassemblement pour Gaza : après l’affaire du Madleen, “je ne pouvais plus rester sans agir” », France 24, 9 juin 2025.
4. Daniel Defoe, Libertalia, une utopie pirate, Libertalia, 2012.
5. « Présenté comme un “héros”, le défenseur des baleines Paul Watson serait-il en réalité raciste et classiste ? », 20minutes.fr, 23 octobre 2024.
10. Cf. article L5262-2 du Code des transports français.
11. Bilan 2024 des opérationnels de la préfecture maritime Manche et mer du Nord, 12 février 2025.
12. desarmer bollore.net.
Soutenez Socialter
Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !
S'abonnerFaire un don