L'entretien des luttes

Nicolas Framont : « Parler de violence pour parler de désobéissance civile, c’est une relecture du point de vue de la classe dominante »

Photo : Léa Hamadi

Le 4 décembre 2024, Brian Thompson, PDG d’UnitedHealthcare, était abattu à Manhattan. L’acte aurait été commis en représailles à la violence du système inique des assurances de santé aux États-Unis1. Le suspect, Luigi Mangione, est rapidement devenu une icône pour des milliers d’États-Uniens ayant fait face à un refus de soins. En prenant ce fait divers comme point de départ dans son essai Saint Luigi. Comment répondre à la violence du capitalisme ? (Les Liens qui Libèrent, 2025), Nicolas Framont, sociologue et rédacteur en chef de Frustration Magazine, interroge plus largement le recours à la violence physique et politique dans les mobilisations sociales. Entretien.

Vous montrez que l’acte de Luigi Mangione a visibilisé la responsabilité personnelle de dirigeants qui, comme ceux des assurances de santé, « donnent la mort par PowerPoint », au sein d’un système capitaliste violent, tout en n’étant jamais tenus responsables de leurs actes. Dans le livre, vous semblez juger que cet acte a des effets positifs, tout en le condamnant. Peut-on dire qu’il est efficace politiquement ?

Non, car on ne peut pas séparer la question de l’efficacité de la question morale et philosophique. Donner la mort, c’est un acte de prise de pouvoir incroyable. Et par ailleurs, je ne pense pas que ce soit efficace. Le système capitaliste ne repose pas sur une seule personne ! Et la multiplication d’assassinats est impuissante à renverser un système.

Plus largement, dans le livre, vous faites le constat de la nécessité d’instaurer un rapport de force pour gagner les luttes sociales. Est-ce qu’entrer dans un tel rapport de force avec les pouvoirs, c’est nécessairement recourir à la violence ?

Je me méfie du terme « violence », car il sert souvent à désigner des choses qui n’ont rien à voir entre elles : l’assassinat, le bris d’une vitrine, interpeller un député dans la rue et même dénoncer le génocide en Palestine est aujourd’hui considéré comme un acte violent. Ce terme est vraiment piégeux. En revanche, le terme de rapport de force me semble plus clair. Il n’implique pas nécessairement la violence. Le rapport de force, c’est faire en sorte que mon interlocuteur ait plus à perdre s’il ne m’écoute pas que s’il m’écoute.

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Historiquement, des recours ont fonctionné, notamment le syndicalisme de masse, la grève, la manifestation, mais certains moyens sont passés du rapport de force à la démonstration de force. Par exemple, une manifestation dont le parcours est déclaré à l’avance – et dont la tenue ne débordera pas – ne fera pas peur. Les pouvoirs en place savent très bien que leurs décisions sont impopulaires, les sondages le montrent, et pour autant ils poursuivent leurs politiques. Il existe énormément de recours légaux, encouragés par les institutions, qui ne produisent pas de rapport de force. Le dernier exemple en date, ce sont les pétitions.

« Les mouvements féministes nous ont rendus plus attentifs à toutes les formes de violence et de domination. Cette éthique-là, on doit la conserver dans les mouvements sociaux. »

Quand bien même maintenant il y a une disposition qui oblige l’Assemblée nationale à s’emparer d’un sujet quand une pétition rassemble 500 000 personnes – ce qui a été amplement dépassé pour la pétition contre la loi Duplomb2 –, elle n’a aucune valeur contraignante.

Ce sont des preuves que les recours légaux ne suffisent pas et qu’il faut renouer avec le rapport de force. Par la grève par exemple. En arrêtant de travailler, vous produisez une interruption de la production qui va faire perdre de l’argent à la classe capitaliste qui, en retour, va demander au gouvernement de lâcher du lest.

Vous critiquez le récit sur l’efficacité des luttes non violentes, en reprenant les exemples de Martin Luther King et de Gandhi, et en disant qu’ils ont fait partie de mouvements sociaux plus larges qui utilisent aussi la violence. Qu’est-ce qui permet de dire que ce sont les formes d’action violentes qui ont été victorieuses ?

Je m’appuie sur Peter Gelderloos et son livre Comment la non-violence protège l’État(Éditions Libre, 2023 [2005]). Il montre qu’il y a une sorte d’histoire officielle des mouvements sociaux qui invisibilise systématiquement les actions de désobéissance civile au profit d’actions symboliques et légales. Il traite effectivement des cas de l’Inde et du mouvement des droits civiques aux États-Unis. Son principal argument est de dire que la peur a surtout été instillée par des actions de désobéissance civile. Bien sûr qu’à la fin, il y a une coexistence de ces deux éléments qui aboutissent à des victoires et il est difficile de dénouer exactement ce qui a été déterminant dans la manœuvre.

Est-ce qu’il ne faut pas distinguer rapport de force, violence et légalité ? Parfois il faut utiliser des moyens illégaux pour gagner des luttes, mais ce n’est pas forcément de la violence.

Exactement. La violence qui pose problème est celle qui se déploie contre les personnes. Le sabotage des méga-bassines, c’est de la désobéissance civile, mais pas de la violence. On peut dire que c’est une action pacifiste visant à mettre hors d’usage des installations qui allaient amplifier la monopolisation de l’eau dans un département très touché par la sécheresse. Parler de violence pour parler de désobéissance civile, c’est une relecture du point de vue de la classe dominante. Pour elle, tout ce qui est illégal est violent.

La violence physique envers des personnes n’est-elle pas toujours au service de formes d’organisations sociales oppressives ? Peut-on tirer des leçons des mouvements révolutionnaires qui sont devenus dictatoriaux ou oppressifs ?

Beaucoup de révolutions ont abouti à des régimes autoritaires. Cette donnée-là est trop souvent mise de côté par les mouvements de gauche qui disent que les révolutions ont été dévoyées. Je pense qu’il y a un mécanisme intrinsèque aux révolutions qui produit des régimes autoritaires, quand elles ont un rapport décomplexé à la violence envers les personnes, à la peine de mort. Comme si la cause et la disparition d’un ordre ancien justifiaient l’assassinat. Souvent la justification de l’assassinat est devenue un mode de gouvernement en soi, qui s’est d’ailleurs le plus souvent retourné contre les révolutionnaires eux-mêmes.

Si la violence est utilisée, on doit l’utiliser avec énormément de vigilance, parce que la violence envers les personnes transforme ceux qui l’exercent. Dans les mouvements sociaux, on doit au maximum éviter de déshumaniser l’adversaire. Par exemple, pendant les blocages de routes du 10 septembre, on s’est demandés avec les camarades de ma ville comment être respectueux de tous les automobilistes, y compris ceux qui n’étaient pas de notre camp. Ça nous semblait important d’arriver à maintenir un rapport humain et de ne pas se transformer en flic.

Manifestation du mouvement « Bloquons tout », à Belfort, le 10 septembre 2025.

Les mouvements féministes nous ont rendus plus attentifs à toutes les formes de violence et de domination. Cette éthique-là, on doit la conserver dans les mouvements sociaux. On doit développer une éthique du rapport de force détaché de la violence. Si on arrive à dénouer ça, on pourra rendre les révolutions désirables.

Le mouvement social « Bloquons tout », le 10 septembre, né d’abord sur les réseaux sociaux, laisse-t-il entrevoir un espoir de lutte victorieuse, de reprise en main de moyens d’action qui ne soient pas purement symboliques ?

Il y a eu deux victoires le 10 septembre. La première, c’est le retour de l’action directe. Le fait de se passer d’intermédiaires et de mener des actions sans l’aide d’organisations constituées. Et c’est une réussite parce que le mouvement ne s’est pas concentré à Paris. 300 000 personnes réparties sur tout le territoire, ça dit quelque chose de l’enracinement de ce mouvement. La deuxième, c’est la montée en rapport de force. Le blocage, contrairement à la manifestation, permet le rapport de force. La question est de perturber l’économie pour faire pression sur le gouvernement.

Pour moi, la journée est très réussie. Pas tant parce qu’elle a produit des effets directs – une journée, ça ne suffit pas – mais parce qu’elle a produit une sorte d’apprentissage d’une nouvelle forme de mouvement social. Maintenant, l’enjeu est de prolonger l’essai, créer une nouvelle culture de la contestation sociale et peaufiner les actions de blocage.

Vous dressez un constat d’échec sévère des partis et syndicats qui tendent, selon vous, à former une classe dirigeante, des « professionnels de l’action revendicative » qui n’ont plus intérêt au rapport de force avec les pouvoirs institués. N’y a-t-il pas une nécessité de l’organisation et de la massification pour gagner des luttes ?

Il faut distinguer organisation et institution. Les organisations existent à partir du moment où tu te réunis à cinq pour dire « qu’est-ce qu’on fait, qui on peut contacter, qui s’occupe d’imprimer des tracts, qui s’occupe de coller des affiches ou d’aller déposer des palettes sur le blocage ? ». Les Gilets jaunes étaient un mouvement très organisé.

Mais l’institutionnalisation de tout mouvement avec un budget, des représentants, des professionnels, comme les syndicats et les partis, peut produire beaucoup de découragement quand elle s’obstine à produire des actions qui ne fonctionnent pas. C’était le cas en 2023 lors du mouvement contre la réforme des retraites.

La question de la massification n’est pas tant une question d’organisation que de médiatisation, de façon d’être. Comment fait-on pour que ce mouvement « Bloquons tout » ne soit pas un mouvement d’initiés ? Comment lier massification et radicalité ?  


À lire : Saint Luigi. Comment répondre à la violence du capitalisme ? Nicolas Framont - Les Liens qui Libèrent et Frustration → 2025 – 144 pages – 12,90 €


1. 10 % de la population âgée de moins de 65 ans, y compris les enfants, n’est toujours pas assurée et des millions de personnes voient leurs vies abrégées faute d’un système de soins égalitaire, selon Mediapart (« Les États-Unis face à leur système de santé : la mort d’un assureur et celles prématurées de millions d’Américains », 30 décembre 2024). UnitedHealthcare est la première assurance de santé privée du pays.

2. La pétition contre la loi Duplomb a été signée par 2 130 527 personnes et a ouvert un front de mobilisation contre le gouvernement. Le sujet devrait être de nouveau examiné en séance à l’Assemblée nationale alors même que le gouvernement a déjà promulgué la loi le 11 août dernier.

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NUMÉRO 72 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2025:
L'industrie de la destruction : comment les guerres accélèrent la catastrophe écologique
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