Nous sommes le 28 janvier 2022, il est 19 heures : une trentaine de personnes se retrouvent en visio pour une première réunion entre vingt-et-un collectifs d’habitantes et habitants de toute la France qui se battent contre des projets routiers, de Strasbourg à Avignon, des plaines de la Beauce à celles du Tarn. La rencontre commence par un long tour de table où chacun est invité à raconter en quelques phrases sa lutte.
Vingt-et-une présentations plus tard, le constat est flagrant : l’histoire est à chaque fois presque la même. Enora Chopard, du collectif contre l’A133-134 près de Rouen et co-initiatrice de la démarche, témoigne : « C’était fou de voir qu’on avait partout les mêmes promoteurs véreux, les mêmes faux arguments en face de fluidification du trafic alors que chaque nouvelle route induit une augmentation du trafic, les mêmes montages financiers, la même mythologie autour des gains de temps et du développement économique... L’A69 aujourd’hui, c’est la même tentative de passage en force illégal qu’avec le Grand contournement de Strasbourg hier, qui n’a malheureusement pas pu être empêché. On s’est dit qu’on pouvait apprendre de nos luttes respectives pour construire du commun et un discours offensif face à l’idéologie du tout routier ! »
Reportage issu de notre hors-série « De la lutte à la victoire », en kiosque, librairie et sur notre boutique.

Rapidement, la discussion s’anime : si nos luttes sont semblables, peut-être qu’on peut se partager nos dossiers juridiques pour gagner du temps ? Lister tous les projets routiers, enquêter pour montrer l’ampleur du problème ? Organiser des actions conjointes ? Et aller tous ensemble à l’Assemblée nationale pour convaincre les députés de s’emparer de la question ?
Rendez-vous est pris deux mois plus tard pour en parler de visu. De ce week-end naîtra un collectif, la Déroute des routes, pensé pour organiser une riposte globale contre les projets routiers. Trois ans plus tard, la Déroute des routes est désormais bien implantée dans le paysage : elle porte la demande d’un moratoire sur les projets routiers auprès des institutions, organise le festival des Déroutantes sur le tracé de l’A69 en avril 2025, et des saisons d’actions collectives nationales.
Le développement des réseaux inter-luttes
La démarche collective de la Déroute des routes n’est pas un cas isolé, et a été suivie ces dernières années par de plus en plus de groupes en lutte contre d’autres types de projets. L’objectif est de mutualiser connaissances et compétences pour gagner un temps précieux, tout en développant un discours commun et cohérent sur les dégâts du secteur concerné, afin d’organiser des mobilisations d’envergure nationale qui attireront davantage l’attention médiatique.
Le collectif Bassines Non Merci, par exemple, vise à regrouper les luttes dans tous les départements concernés par les projets de bassines au-delà du Marais poitevin et des Deux-Sèvres. Ce réseau permet ainsi de mettre la lumière sur des cas moins visibles comme dans le Berry ou le Puy-de-Dôme, et de se partager les argumentaires et dates d’actions collectives.
Le réseau Rester sur Terre, qui a pris une dimension nationale en 2020, organise lui tous les mois des formations à destination des militants et du grand public sur les impacts du trafic aérien, coordonne des campagnes pour des mesures de réduction du trafic aérien à l’échelle nationale (plafonnement du trafic, fiscalité de l’aérien...) et accompagne les luttes locales dans leurs actions. Il mettra ainsi une énergie particulière ces prochains mois dans la lutte contre l’extension de l’aéroport de Roissy CDG.
Des organisations écologistes historiques, comme France Nature Environnement et son réseau juridique, mettent également des moyens pour appuyer ces dynamiques inter-luttes locales. Tandis que d’autres lancent des campagnes ciblées sur un secteur, à l’image de Zero Waste France, mobilisée contre le déploiement de nouveaux incinérateurs, des Amis de la Terre qui ont animé pendant des années une coalition contre les entrepôts Amazon, ou encore de Mountain Wilderness qui appuie les collectifs de défense des espaces naturels montagnards. L’association Terres de luttes enfin cherche à créer du commun – de l’échange, des temps d’organisation et du partage de ressources entre ces différentes coalitions.
Bien que ces initiatives se développent considérablement ces dernières années, elles ne constituent pas une nouveauté complète, car certains secteurs sont structurés depuis bien plus longtemps. L’histoire de la lutte antinucléaire en est un des exemples les plus criants. Le réseau Sortir du nucléaire créé en 1997, juste après la victoire contre le projet de générateur Superphénix, fédère des groupes locaux pour s’opposer aux projets de centrales et de centres de déchets sur tout le territoire. Au fil des années, le réseau est devenu un centre majeur de débats, de réflexion, d’action et de porte-parolat de la cause antinucléaire en France.
Coups de pouce entre luttes voisines
Les mécanismes de coopération ne s’arrêtent pas aux réseaux thématiques ! Car nombre de collectifs en lutte cherchent d’abord des alliés à proximité avec lesquels il sera plus facile de s’organiser de visu.
Une des initiatives les plus structurées est celle de la coopération des luttes de la région Centre-Val de Loire, qui ont décidé dès 2021 de se regrouper pour faire face aux projets « d’artificialisation écologiquement néfastes ». Katherine, qui l’a co-organisée, témoigne : « On s’est vite aperçus qu’à Mer, Beaugency, Vierzon, le même phénomène était à l’œuvre : les mêmes promoteurs veulent bétonner des périphéries de villes moyennes dans toute la région, avec des projets d’entrepôts logistiques assez fragiles, rentables à très long terme pour eux, sans que cela ne réponde à aucun besoin des habitants. Du coup, ils sautent de ville en ville pour voir où ce sera le plus facile de les construire ! Pour contrer ça, on s’est mobilisés depuis toute la région, à Lamotte-Beuvron par exemple où, quelques mois après notre action, le projet d’entrepôt a été abandonné. Maintenant, nous sommes vigilants et on se soutient les uns les autres pour empêcher d’autres projets de renaître ailleurs. En plus des entrepôts, on se retrouve aussi contre plusieurs grands projets emblématiques d’artificialisation absurdes dans la région comme le golf des Bordes, ou encore l’A154-A120. »
D’autres coalitions du même type ont été créées en Île-de-France ou dans les Pyrénées-Orientales pour rassembler les luttes contre la bétonisation, ou encore dans les Alpes, où la coalition No JO regroupe des collectifs mobilisés dans tous les départements alpins contre les multiples aménagements prévus pour accueillir les Jeux olympiques d’hiver 2030.
Sans forcément entrer dans des coopérations formalisées, les coups de main et entraides entre luttes voisines sont heureusement monnaie courante, et depuis longtemps. Par exemple, les luttes à Bure contre le centre d’enfouissement de déchets nucléaires et en Alsace contre le projet d’enfouissement de déchets Stocamine se sont régulièrement entraidées. Joël, de la Coordination Stop Cigéo, se souvient : « La proximité géographique aidait à faire naturellement des choses ensemble : nous avons signé un appel commun “Stocamine et Bure, mêmes combats” contre l’enfouissement de déchets en profondeur et ses dangers, et nous sommes allés manifester avec eux et réciproquement à plusieurs reprises. »
Collectiviser les outils
Enfin, un autre type d’alliances prend de l’ampleur depuis quelques années : celui de groupes de spécialistes désireux de mettre leurs compétences au service des luttes locales. Apparus en février 2023, les Naturalistes des terres incarnent bien cette philosophie. Un petit noyau de naturalistes, révoltés de voir leurs alertes ignorées et leur travail cautionner des projets destructeurs du vivant, lancent alors un appel et un annuaire où les naturalistes disponibles pour aider les luttes peuvent s’inscrire.
En quelques mois, ils sont plusieurs centaines à le faire dans toutes les régions, répondant ainsi à un besoin commun à quasiment toutes les luttes : mieux comprendre le vivant touché par les projets d’aménagement, pour mieux le défendre, en justice notamment. De la même manière, les luttes sont la cible de la répression, et le réseau toujours plus dense des legal teams (équipes juridiques anti-répression) se développe pour anticiper et atténuer au mieux les effets sur les militants lire p.94.
Pour les mobilisations d’ampleur des luttes, d’autres besoins très concrets se développent : avoir des cantines qui puissent nourrir 6 000 personnes, des légumes en grande quantité, ou disposer de barnums et chapiteaux. Ainsi, dans les trois dernières années, de nombreux collectifs inter-cantines ont vu le jour comme en Loire-Atlantique, en Bretagne ou en Occitanie.
Dans la même perspective, la dynamique des greniers des Soulèvements de la Terre plaide pour des « subsistances subversives », c’est-à-dire la mise en place de cultures directement destinées aux luttes. Enfin, d’autres collectifs, comme les mutuelles de matériel, se spécialisent pour mettre au service d’un maximum de luttes, outils, barnums et chapiteaux.
Là où chaque lutte serait incapable en elle-même de disposer d’autant de capacités logistiques, regrouper les forces permet ainsi d’organiser des événements massifs, comme le Village de l’eau contre les bassines, en 2024 ou les Résistantes, organisé sur le plateau du Larzac en 2023. Enfin, ces collectifs spécialisés permettent aussi à chacun et chacune de s’impliquer de la manière qui lui correspond le mieux : que vous préfériez faire des inventaires naturalistes, cuire du pain, gérer des chapiteaux ou rédiger un recours juridique, vous trouverez le moyen de vous impliquer dans les luttes !

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