Rencontre

En Touraine, Juliette Krier, cueilleuse d’arômes experte en paysage olfactif

Photos : Matthieu Le Goff

Depuis sa parcelle de plantes aromatiques et médicinales, l’agricultrice Juliette Krier scrute au fil des saisons les subtiles évolutions du paysage olfactif de son petit coin de Touraine. La rose pâlit sous la grêle, le colza embaume la campagne et le thym se porte bien. Mais que cache l’entêtant parfum des fleurs ? Balade dans le jardin de la France, le nez au vent.

Aller voir Juliette Krier, c’est déjà mettre son nez dans de bonnes dispositions. Il faut quitter la grande ville, s’extraire du smog et des grands boulevards et prendre la direction des bords de Loire. Une fois arrivé à Tours, piquer vers le sud du département, puis traverser la vaste forêt domaniale de Loches et, après Sennevières, petite bourgade de Gâtine tourangelle, trouver le lieu-dit des Nouers.

C’est ici, à proximité de la ferme familiale où elle a grandi, que Juliette Krier a installé sa parcelle de plantes aromatiques et médicinales. Et voilà, le citadin qui déjà se redresse, ferme les yeux et tend le nez. Quand on retrouve Juliette, elle est accroupie dans son jardin, humant consciencieusement un bosquet d’hélichryse italienne, l’autre nom de l’immortelle.

Sauf qu’elle ne ferme pas les yeux, elle fronce les sourcils, la fleur collée aux narines et le regard dans le vague, fourrageant intérieurement dans les méandres de sa mémoire olfactive, guettant l’éclosion des meilleurs arômes, le moment opportun de la cueillette. «Ça sent bien le curry !» lance-t-elle d’un air satisfait.

À fond sur l’olfaction

C’est que Juliette travaille, elle qui a fait de son nez son outil, de son goût pour les arômes son métier. « Je suis à fond sur l’olfaction», a-t-elle annoncé tout de go au téléphone, en amont de notre visite. Juliette fait partie de ces personnes qui ont un « nez ». Ces personnes pour qui connaître, c’est sentir. Avec souvent, à la clé, un goût prononcé pour la cuisine, et un certain talent pour l’assemblage des saveurs. C’est d’ailleurs comme ça qu’elle en est arrivée à ce métier : en laissant parler son nez.

Cet article vous plaît ? Il est issu de notre n°70 « Qui veut la peau de l'écologie ? »,  à la commande.

Dans sa famille, on a une devise : « Choisis comment tu veux vivre, et après, choisis ce que tu veux faire. » Juliette, elle, veut sentir. Humer au quotidien le subtil parfum des roses de sa Touraine natale, elle qui a été trimballée toute son enfance d’un château à l’autre, par des parents organisateurs de spectacles historiques dans les jardins des demeures royales de la région. Alors elle commence par construire une cabane, dans lequel elle élit domicile, au beau milieu du jardin de la ferme familiale. De là, le métier s’impose à elle par les odeurs. Elle sera créatrice d’épices et de tisanes, à partir de plantes qu’elle cultivera ou cueillera dans la nature environnante.

Elle se lance, un peu naïvement, reconnaît-elle aujourd’hui. Sous le regard dubitatif des anciens, la voilà qui plante des rangs d’herbes aromatiques, de vivaces méditerranéennes à côté des fleurs de Touraine. « Il y a dix ans, quand je me suis installée, il n’y avait pas de case pour mon métier. Personne ne faisait ça. », se souvient-elle.

Allons voir si la rose

Pourtant, l’intuition de Juliette a payé : le résultat est là, florissant, même si teinté, pour la cueilleuse, d’une joie un brin paradoxale. « Mes plantes ont des arômes incroyables », se réjouit-elle, avant d’ajouter, « à cause du stress hydrique ».Dans la petite cabane de jardin (qui ne sert plus d’habitation, la préfecture étant passée par là pour rappeler les doux rêveurs à l’impératif d’un habitat en dur), Juliette nous met sous le nez un petit bocal de son « mélange barbecue » aux senteurs, il est vrai, étourdissantes et furieusement provençales.


Même chose pour ses « herbes de Provence » maison. Mais alors, s’étonne-t-on avec un soupçon de malice, pourquoi ne pas appeler ça « herbes de Touraine » ?« Bah non, quand même pas, répond Juliette, amusée, les gens seraient commercialement perdus. » Nous voilà rassurés : dans un monde aux paysages olfactifs quelque peu chamboulés, il nous restera toujours les rayons des supermarchés pour retrouver nos repères olfactifs. Et qu’importe si la majorité des herbes de Provence d’aujourd’hui viennent d’Europe de l’Est. « Les miennes, au moins, sont locales », sourit Juliette, qui ne perd pas le nord. La notion de paysage olfactif est récente, et nous a donné envie d’en savoir plus. Alors, on se prend au jeu. Avec Juliette, on sort de la cabane, on ferme les yeux et on fait quelques pas dans le jardin.

La communication olfactive joue un très grand rôle dans le fonctionnement des écosystèmes et on commence tout juste à comprendre comment les activités humaines modifient les paysages olfactifs.

On était arrivé bercé de clichés : les jardins à la française, Pierre de Ronsard, le subtil parfum du bouton de rose… Nous voilà bercés de fragrances de thym, d’hysope, de serpolet, d’origan et de romarin. «Les grandes gelées, depuis que je suis petite, c’est fini», avance la trentenaire, avant de préciser : « On pouvait déjà trouver ce type de plantes dans le coin, mais disons qu’aujourd’hui elles ont beaucoup gagné en finesse et en vigueur aromatique. »

Un sens négligé

Après quelques pas, Juliette s’arrête, le doigt tendu et le nez en l’air. Une odeur douce nous a aussi caressé les narines. Après quelques secondes en suspens, elle baisse les épaules en soufflant : « Ah mais oui, c’est le colza, ça sent un peu le chou, c’est de la même famille. »Derrière une haie de sapins, on distingue le liseré jaune vif du champ en question dont l’odeur, puissante et persistante, commence à prendre le dessus sur d’autres parfums plus subtils.

Ainsi, la santé éclatante des vivaces méridionales renseigne sur l’influence discrète du changement climatique. Le bourdonnement continu des pollinisateurs s’agitant autour d’un bosquet de fleurs odorantes témoigne d’un secret commerce entre espèces. Mais ces quelques odeurs croisées depuis que nous déambulons dans le jardin ne sont qu’un infime aperçu de toute l’étendue du réseau de communications olfactives qui se trament de manière imperceptible autour de nous.


Des études récentes ont en effet élargi la notion de paysage olfactif au-delà des seules senteurs plus ou moins pittoresques appréhendées par le nez humain. Récentes, car tout ce qui touche à l’olfaction souffre de deux handicaps de taille qui ont longtemps remisé ce sens aux oubliettes. Le premier, lié à l’histoire, a fait de l’olfaction un sens négligé, relégué au second plan, associé à la partie la plus animale de l’être humain. Peut-être parce qu’il abolit toute distance objective ; parce que, contrairement aux autres sens, on ne peut pas se retenir de respirer plus de quelques secondes.

Or, respirer, c’est sentir. Un sens incontrôlable, toujours là, aux aguets, qu’on le veuille ou non. Le développement de la vie urbaine et des arômes de synthèse n’ont pas aidé à réhabiliter ce sens oublié. Le deuxième handicap réside dans l’immatérialité des odeurs naturelles, difficile à appréhender, et à leur infinie complexité dans l’ordre du vivant.

Communiquer par les odeurs

Dans un article1 paru dans la revue Sciences Eaux & Territoires en 2021, l’un des rares consacrés à ce champ d’études encore balbutiant, les chercheurs pointent la prise de conscience récente de ces sujets dans les politiques publiques en France. En 2007, l’impulsion des trames2 vertes et bleues, destinées à limiter la perte et la fragmentation des habitats provoquées par les activités humaines, « visaient essentiellement les éléments physiques du paysage, tels que les infrastructures de transport, l’imperméabilisation du sol, les barrages hydrauliques ».

Depuis peu, cette notion de trame a été élargie à des sources immatérielles de fragmentation, comme la pollution lumineuse et, désormais, la pollution olfactive. Les chercheurs pointent l’importance et la fragilité des composés organiques volatils d’origine naturelle. Ces derniers composent autant de messages informationnels, « sémiochimiques » dans le jargon scientifique, que le vivant échange et dont nous ne percevons qu’une petite partie sous forme d’odeurs, plus ou moins agréables à notre nez humain.


Ainsi, la communication olfactive joue un très grand rôle dans le fonctionnement des écosystèmes et on commence tout juste à comprendre comment les activités humaines modifient les paysages olfactifs. Par exemple, les activités industrielles ou agricoles produisent de nombreux composés volatils qui peuvent perturber les paysages olfactifs, en interférant ou en masquant les signaux olfactifs d’origine naturelle. À son échelle, Juliette confirme, pour ce qu’elle peut sentir : « Ces jours-ci, les épandages de lisier ou les odeurs de pesticides créent souvent une vraie pollution olfactive au quotidien. »

Appauvrissement des paysages olfactifs

Dans leur article, les chercheurs soulignent également l’appauvrissement des paysages olfactifs entraîné par les activités humaines : « La monoculture sur de grands espaces, la déforestation, l’introduction de plantes exotiques modifient la composition floristique des paysages, souvent en les appauvrissant. » Dans d’autres champs d’étude, la prise de conscience de l’importance des odeurs et de leur progressif effacement de la civilisation urbaine amène à reconsidérer « à vue de nez » des pans entiers de la connaissance. Comme la chercheuse en histoire de l’art Clara Muller, qui s’est adonnée à une passionnante relecture de l’œuvre de Colette, écrivaine bourguignonne née en 1873 et morte en 1954, à l’aune de l’olfaction, à paraître dans la revue littéraire Europe sous le titre « Respirer à l’air libre et loin de l’homme », selon le vœu de Colette.

De l’étude de ces écrits fondés sur des perceptions olfactives dans la Puisaye de son enfance au tournant du XXe siècle, on mesure l’étendue de la perte. La chercheuse cite celle dont on a dit qu’elle écrit comme elle sent, quand elle s’émeut « du parfum du lilas avant sa fleur, le parfum de sa tendre feuille encore brune, son exhalaison fugace, un peu agréable un peu répugnante, d’élytre métallique ». Ou quand elle perçoit jusqu’à l’odeur des insectes, qu’elle rapproche d’une senteur végétale : « Soit que la plante abrite ledit insecte – c’est donc le cas du lilas qui “sent discrètement le scarabée” mais aussi de la pivoine qui “sent la pivoine”, c’est-à-dire le hanneton –, soit que le parfum de la plante lui-même se rapproche de celui de l’animal, telle “la fraise blanche qui sent la fourmi écrasée”. »

Alors à défaut de saisir l’ampleur du dialogue olfactif du vivant, apprenons à reconnaître l’odeur des hannetons. En attendant, sur la ligne Paris-Tours, lisons ces impressions notées par Pierre Lieutaghi dans son Ethnobotanique méditerranéenne (Actes Sud, 2017) à propos de l’immortelle italienne, dont Juliette tire avec fierté ses petits pots de curry de Touraine : « Sur les collines de Provence, dans les garrigues et les maquis, à côté du thym, du romarin et des lavandes, poussent beaucoup de plantes odorantes parfaitement inconnues, que nul ne hume jamais. On ne sait pas qu’elles contribuent, quelquefois par une note grinçante, à ce mélange très au-delà des savoirs de parfumeurs qu’on respirait en fermant les yeux (à cause, aussi, des escarbilles), au petit matin, du temps où le train n’était pas un long couloir hermétique à air conditionné, où l’on pouvait baisser la vitre, pencher un peu la tête et accueillir la Provence comme le miracle olfactif où la ville s’effaçait pour de bon. » 


1. Michel Renou, Yorick Reyjol, Romain Sordello, « La biologie de la conservation doit-elle prendre en compte les paysages odorants ? », Sciences Eaux & Territoires, 2021.

2. Trames : réseau formé de continuités écologiques terrestres et aquatiques pris en compte dans l’aménagement territorial.

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