Le 10 juillet 1985, en plein hiver néo-zélandais, deux explosions retentissent dans la nuit du port d’Auckland. Un chalutier de 40 mètres à la coque peinte d’un arc-en-ciel s’enfonce en quelques minutes dans les eaux noires du Pacifique. Une quinzaine de membres de Greenpeace présents à bord ont le temps de s’en extraire en catastrophe. Mais l’un d’eux manque à l’appel, piégé par les eaux dans sa cabine1.
Les survivants, sous le choc, regardent depuis le quai l’épave immergée de leur navire : le Rainbow Warrior devait quelques jours plus tard mettre le cap sur Mururoa, en Polynésie française, avec l’objectif affiché de perturber les essais nucléaires de l’armée française. L’implication des services secrets dans ce sabotage mortel ne fait rapidement plus de doute.
Article issu notre n°72 « L'industrie de la destruction » disponible en kiosque, librairie, à la commande et sur abonnement.

Cet attentat, vieux de quarante ans, constitue un épisode paroxystique de la confrontation entre le mouvement écologiste, pétri dès l’origine d’idéaux pacifistes (Greenpeace signifie littéralement la « paix verte »), et la machine de guerre française. Il a marqué les mémoires par sa dimension tragique et le scandale déclenché au cœur du pouvoir, sous la présidence de François Mitterrand. Sa commémoration résonne amèrement en 2025, car il symbolise aussi l’incapacité des mobilisations de terrain, aussi déterminées soient-elle, à enrayer la volonté de puissance des États.
Depuis février 2022 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la guerre de haute intensité a fait son retour en Europe. Tandis qu’au Proche-Orient, Israël mène depuis 2023, en représailles des attaques du 7 octobre, une guerre génocidaire qui décime la population civile de Gaza. À l’échelle mondiale, selon les données de référence sur la « violence organisée » compilées par l’Uppsala Conflict Data Program (UCDP), les quatre dernières années (2021 à 2024) ont été les plus meurtrières depuis la fin de la guerre froide2.
Actuellement, 61 conflits impliquant au moins un État sont en cours, un nombre record, dont 11 qualifiés de « guerres » par l’UCDP provoquent plus de 1 000 morts par an liées aux combats. Cette flambée de violence s’accompagne d’une montée en flèche des dépenses militaires depuis une décennie. En 2024, elles atteignent le chiffre vertigineux3 de 2 700 milliards de dollars (un montant supérieur au PIB d’un pays industrialisé comme l’Italie). Et cette frénésie qui touche toutes les régions du monde, notamment l’Europe et le Moyen-Orient, s’intensifie, avec une progression de plus de 9 % entre 2023 et 2024, la plus forte enregistrée depuis la fin de la guerre froide.
Ce renforcement des capacités de destruction s’inscrit en réalité dans une dynamique engagée au XXe siècle, lorsque la guerre est devenue une véritable activité industrielle, façonnant en profondeur nos économies fossiles et prédatrices. L’histoire environnementale permet d’éclairer ce tournant délétère, et donne des clés pour penser la guerre avec les outils de l’écologie.
De la guerre industrielle au « thanatocène »
La Première Guerre mondiale est la première guerre industrielle de l’histoire humaine. Sur un front de 800 kilomètres, la France et l’Allemagne, soutenues par leurs alliés, s’opposent en effet à partir de 1914 avec un potentiel de destruction inédit. « Les troupes sont aidées et, dans une certaine mesure, remplacées par de colossaux systèmes industriels, technologiques et logistiques, des machines de guerre, nécessitant des quantités croissantes de matières premières et d’énergie », résume l’historien Jean-Baptiste Fressoz dans L’Événement Anthropocène (Seuil, 2013).
Les prises de position des différentes composantes de la famille écologiste face au réarmement de l’Europe sont marquées aujourd’hui par de profonds clivages.
Ces machines de guerre déchaînent une véritable boucherie : en quatre ans, la France perd 1,4 million d’hommes, l’Allemagne presque 2 millions. Un bilan sidérant, doublé d’un véritable écocide, rappelle l’ouvrage collectif Les Natures de la République4 : 2,5 millions d’hectares de terres agricoles, des superficies considérables de forêt, mais aussi 750 000 chevaux, ânes et mulets, utilisés sur le front, sont engloutis par la guerre.
Nouvel épisode de guerre totale doublé d’un « saut énergétique » d’une ampleur sans précédent, la Seconde Guerre mondiale transforme quant à elle durablement les structures économiques et énergétiques des pays belligérants (la consommation énergétique moyenne d’un soldat américain est multipliée par 228 par rapport à 1914-1918). Au point que l’on peut parler, selon Jean-Baptiste Fressoz, de « thanatocène » (du préfixe thanatos, désignant la pulsion de mort) pour souligner l’empreinte que les deux guerres mondiales ont laissée sur notre époque et notre environnement.
La « grande accélération »5 des Trente Glorieuses, qui voit après 1945 un boom inédit de la consommation d’énergie et de ressources, peut ainsi être regardée selon l’historien comme « la résultante de la mobilisation industrielle pour la guerre, puis de la création de marchés civils destinés à absorber les excès des capacités industrielles ». Nouveaux usages agricoles de produits chimiques comme le DDT lire p. 28, nylon et sonars réemployés pour la pêche industrielle, développement de débouchés civils pour l’aluminium, essor commercial de l’aviation : les exemples de reconversion d’outils militaires vers le civil sont innombrables.
Et sur le plan énergétique, la guerre rebat aussi les cartes. En Grande-Bretagne, aux États-Unis, la construction pendant le conflit de raffineries et d’un réseau de pipelines, financés largement sur fonds publics dans le cadre de l’effort de guerre, permettent ainsi la massification de l’automobile après-guerre. « La pétrolisation des sociétés occidentales des décennies 1950 et 1960 a été préparée pendant la Seconde Guerre mondiale », insiste Jean-Baptiste Fressoz. Une pétrolisation dont les effets sur la composition de l’atmosphère sont aujourd’hui alarmants et dont nous peinons à sortir, quatre-vingts ans plus tard.
La présence massive de CO2 d’origine anthropique n’est d’ailleurs pas le seul marqueur de l’accélération des impacts humains sur l’environnement post-1945. La course à l’armement nucléaire conduit en effet au largage dans l’atmosphère d’éléments radioactifs nouveaux, aujourd’hui décelables jusque dans les pôles. À la suite des États-Unis, l’Union soviétique, le Royaume-Uni, puis la France et la Chine se dotent en effet d’un arsenal atomique.
Et ce en dépit de l’immense choc philosophique et moral causé par le spectacle des ruines d’Hiroshima et de Nagasaki. En 1950, alors que le président des États-Unis Harry Truman ordonne la fabrication de la bombe à hydrogène, dite « bombe H », Albert Einstein déclare à la télévision que « l’annihilation de toute vie sur Terre est entrée dans le domaine des possibilités techniques ».
L’écologie en mode survie
La hantise de l’autodestruction par le feu nucléaire plane sur l’époque, et imprègne l’écologie politique lire p. 44, mouvement social alors balbutiant, d’abord aux États-Unis, puis en Europe. Dès 1957, le biologiste Barry Commoner – figure majeure de l’écologie outre-Atlantique – dénonce les risques de contamination radioactive induits par les retombées des essais réalisés dans son pays. Dans les années 1960, le mouvement Don’t Make a Wave, qui deviendra Greenpeace en 1971, s’oppose aux explosions déclenchées en Alaska, qui risquent selon ses membres d’entraîner des séismes voire un tsunami. À partir de 1972, l’organisation affrète plusieurs bateaux pour perturber les essais menés par la France, adepte du colonialisme nucléaire6, en Polynésie française, jusqu’au drame du Rainbow Warrior.
Dans l’Hexagone, l’écologie émerge aussi avec la fondation de plusieurs revues emblématiques dont Survivre et vivre (1970-1973). « Survivre se forme à l’origine pour tenter d’empêcher l’extinction de l’espèce humaine, relate l’historien Alexis Vrignon dans sa thèse7. L’antimilitarisme et le refus de soumettre la recherche scientifique à des finalités militaires sont donc les principaux sujets de préoccupation des premiers militants. »
Autre titre écologiste iconique de l’époque, La Gueule ouverte (1972-1980) ouvre également ses colonnes aux réflexions sur la non-violence et aux actions antimilitaristes. Et pendant toute la décennie, la lutte des paysans du Larzac (1971-1981) contre l’extension d’un camp militaire constitue un point de ralliement des luttes écologistes et antimilitaristes. Le mouvement de contestation de la guerre du Vietnam fait également converger les préoccupations environnementales, anti-impérialistes et pacifistes. Car avec l’usage du napalm, de l’agent orange pour détruire la jungle lire p. 28 et même de la guerre météorologique8, « la guerre du Vietnam est quelque chose d’inédit dans l’histoire guerrière, en termes d’ampleur et d’inventivité dans la destruction de l’environnement », rappelle l’historien Fabien Locher9.
À tel point que le biologiste Arthur W. Galston (1920-2008) forge à cette occasion un terme, « écocide », qui sera ensuite popularisé par l’universitaire et militant écologiste Barry Weisberg, pour décrire la destruction massive et intentionnelle de l’environnement.
Que reste-t-il de cet héritage de luttes ? Les prises de position des différentes composantes de la famille écologiste face au réarmement en cours de l’Europe sont marquées aujourd’hui par de profonds clivages. Les Écologistes (ex-EELV), comme leurs homologues allemands, soutiennent clairement la construction d’une Europe de la défense face à la menace russe et à la crainte d’un désengagement militaire des États-Unis.
Un reniement aux yeux de l’antimilitariste Pierre Douillard-Lefèvre, auteur du pamphlet Maudite soit la guerre (Divergences, 2025), qui rappelle qu’en 2011 la candidate écologiste à la présidentielle Eva Joly proposait… l’abolition du défilé du 14-Juillet, symbole de la « France guerrière ». « Aujourd’hui, l’écologie politique en Europe semble avoir renié la tradition antimilitariste qui faisait pourtant partie de son ADN, dénonce-t-il. Le vert a viré au kaki. » D’autres composantes écologistes plus radicales, comme les Soulèvements de la Terre, participent de leur côté à la coalition « Guerre à la guerre » qui a organisé, en juin dernier, un rassemblement contre le Salon de l’armement du Bourget, aux portes de Paris. Un premier pas pour « reconstruire un antimilitarisme populaire », pour Pierre Douillard-Lefèvre, basé sur un refus tranché de l’économie de guerre.
Guerre et climat : un « impensé géopolitique » ?
Avec le plan ReArm Europe (mars 2025), qui autorise les États à augmenter leurs dépenses publiques au-delà des règles habituelles pour atteindre 800 milliards d’euros d’investissements militaires sur quatre ans, un « keynésianisme de guerre »10 semble en effet désormais tenir lieu de politique industrielle à l’Europe.
Et contrairement aux hypothèses hasardeuses sur l’émergence d’une « écologie de guerre », formulées en 2024 par le philosophe Pierre Charbonnier11, qui voyait dans le choc énergétique de la guerre en Ukraine une opportunité pour la transition en Europe, il semble bien que le climat soit l’une des victimes collatérales du retour de la guerre. Les activités militaires routinières – sans compter les émissions liées aux combats – représentent déjà 5,5 % des émissions globales selon les estimations du Conflict and Environment Observatory (Ceobs).
Si les armées étaient un pays, elles seraient donc le 4e émetteur mondial, devant la Russie. Le Pentagone est par exemple, selon les calculs de la chercheuse états-unienne Neta Crawford12, l’institution qui émet le plus de gaz à effet de serre au monde : 50 millions de tonnes équivalent CO2 (CO2e) chaque année, soit les émissions du Portugal ou de la Suède. L’activité des armées constitue donc une cause majeure et occultée13 du dérèglement climatique.
Se basant sur les annonces du plan ReArm Europe, le Ceobs estime par ailleurs dans une note de mai 2025 que la hausse des émissions imputable à l’actuel « choc de dépenses militaires » des pays de l’OTAN (hors États-Unis) serait de l’ordre de 100 à 200 millions de tonnes de CO2e par an, soit l’équivalent des émissions de la Belgique pour la fourchette basse.
Et le contexte de tensions entre puissances fragilise parallèlement la gouvernance climatique mondiale, dont les chercheurs Amy Dahan et Stefan Aykut pointaient en 2022 l’« impensé géopolitique »14 : « Les crises géopolitiques occupent les espaces politique et médiatique, supplantant régulièrement l’urgence du défi climatique, ou retardant l’application de mesures déjà décidées. » Une situation considérablement aggravée depuis par le retour du climato-dénialiste Trump à la Maison Blanche. « Au moment où les climatologues alertent sur l’atteinte de seuils d’irréversibilité, tout le monde semble s’être mis d’accord pour préparer la prochaine guerre mondiale », constate, accablé, le philosophe Jean Vioulac15, pour qui « la pulsion de mort constitue la vérité interne de notre époque ».
1. Il s’agit de Fernando Pereira, photographe portugais de 35 ans.
2. À l’exclusion du génocide rwandais en 1994, qui a fait 800 000 victimes (l’UCDP distingue la « violence unilatérale » des « conflits armés »).
3. Chiffres du Stockholm International Peace Research Institute.
4. Pierre Cornu, Stéphane Frioux, Anaël Marrec, Charles-François Mathis et Antonin Plarier, Les Natures de la République. Une histoire environnementale de la France 1870-1940 (vol. 2), La Découverte, Paris, 2025.
5. Lire notre hors-série « Décroissance. Réinventer l’abondance », automne 2024.
6. En Algérie de 1960 à 1966, puis en Polynésie française jusqu’en 1996 (193 essais). Lire Socialter n° 66, octobre 2024.
7. « Les mouvements écologistes en France », thèse soutenue à l’université de Nantes, 2014.
8. À partir de 1967, avec l’opération Popeye, les États-Unis expérimentent l’ensemencement des nuages pour noyer les pistes utilisées par les combattants vietnamiens.
9. « Comment la guerre intoxique le monde », podcast « Les idées larges », Arte Radio.
10. Christian Chavagneux, « Le keynésianisme de guerre va-t-il sauver l’Europe ? », Alternatives économiques, 10 mars 2025.
11. Vers l’écologie de guerre, La Découverte, Paris, 2024.
12. The Pentagon, Climate Change, and War, MIT Press, Cambridge (Massachusetts), 2022.
13. Selon l’accord de Paris de 2015, la déclaration des émissions militaires n’est pas obligatoire.
14. « Boomerang géopolitique : peut-on encore relever le défi climatique global ? », GREEN, n° 2, 2022.
15. « La catastrophe qui vient », Le Grand Continent, mars 2024.
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