Tribune

Geneviève Azam. A69 : « Il s'agit de résister à la vague anti-écologiste mondiale, qui démolit les règles publiques pour mieux capturer les terres. »

Économiste altermondialiste, longtemps engagée à Attac, aujourd’hui membre de la rédaction de la revue en ligne Terrestres, dédiée aux écologies radicales, Geneviève Azam a suivi au plus près la lutte contre l’autoroute entre Toulouse et Castres. Elle en a tiré un essai, Il était une fois l’A69 (Cairn, 2024), coécrit avec le collectif La Voie est libre. Elle interroge pour Socialter le sens de la victoire juridique obtenue en février dernier par les opposants à l’A69, qui a conduit à la suspension des travaux. L’Etat et les concessionnaires ont depuis demandé la reprise du chantier, en attendant le jugement en appel sur le fond. La décision du tribunal administratif de Toulouse n’est pas connue au moment où nous publions cet article.

Victoire ! C’était la banderole déployée le 27 février 2025 à Toulouse pour fêter l’arrêt des travaux de l’A69, prononcé par le tribunal administratif. Les divers collectifs de résistance étaient là, savourant un moment réparateur après des mois de revers de tous ordres, de fatigue et de tensions inévitables. Ce jugement sur le fond était depuis longtemps attendu, redouté aussi, alors que régnaient jusque-là les forces de destruction – des terres, des maisons, des nappes phréatiques, des ZAD, des personnes.

Ce fut une double joie : ce même 27 février et après plus de dix ans de procédure, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a condamné la France pour l’opération de maintien de l’ordre qui a abouti à la mort de Rémi Fraisse en 2014, à Sivens dans le Tarn. Deux victoires au goût quelque peu amer. Les pensées pour Rémi, pour les blessés, les inculpés, les expropriés, les pipistrelles délogées, les arbres abattus, ont accompagné la fête et les retrouvailles. Elles furent partagées à distance par de nombreux collectifs, la Déroute des routes notamment, engagés dans des résistances similaires et puisant dans cette victoire un nouveau souffle. 

Tribune issue de notre hors-série « De la lutte à la victoire », en kiosque, librairie et sur notre boutique.

Une victoire dans un monde dystopique

Depuis le jugement, la propagande des aménageurs se déploie dans les médias. Car cette victoire juridique est un scandale à leurs yeux. Rien de bien surprenant. Plus surprenante est la réticence à reconnaître cette « victoire » parmi les soutiens à la lutte. Je ne parle pas ici des critiques ou nuances apportées à la stratégie juridique, sur le terrain et à certains moments de la lutte. Je voudrais parler du scepticisme rencontré ces dernières semaines autour de moi ou à l’occasion de réunions d’information.

Ne serions-nous pas des naïfs, aveuglés par cette décision de justice et oublieux d’un capitalisme qui avance à coups de force et a toujours asservi le droit ? Que dire des destructions irréversibles touchant les personnes et les milieux de vie brutalisés par le chantier et son monde ? Peut-on dès lors parler de victoire ? 

Proclamer une victoire suppose de se départir des représentations de la « Victoire », et par conséquent de la « Défaite », exprimées dans le registre de la force, aux accents fortement militaires. Cette décision juridique ne laisse évidemment pas le capitalisme KO debout et elle n’est pas définitive. Nos adversaires sur le terrain n’ont pas rendu les armes. Ils usent de la propagande privée et étatique pour semer le doute. Pourtant, le départ des centaines de machines, ces broyeuses de la terre et des opposants, le silence retrouvé et le retour de pousses de vie sur les terrassements ont procuré un sentiment de joie, malgré l’enlaidissement et la désolation.

Une joie proche de la « joie pure » que célébrait Simone Weil pendant les occupations d’usine en 1936, à ceci près qu’elle était ressentie collectivement sur un lieu de travail et non parmi les ruines de milieux de vie, dépouillés, aplanis et transformés en matériaux de chantier. Le capitalisme ne broie pas seulement le travail vivant, il détruit les conditions matérielles de la vie et de sa régénération. Habiter la dystopie est aussi notre condition. En voyant ce chantier, comment ne pas ressentir, en même temps que la joie, la tristesse et l’inquiétude ?

Pourtant, loin de nous amoindrir, ces émotions sont aussi des forces de vie qui s’opposent à l’indifférence au monde. Et les joies, même éphémères, protègent d’une forme de ressentiment qui ne percevrait que des « défaites » là où la victoire n’est pas majuscule, entière, en ligne droite, là où subsistent courbes, tensions et zones grises. Un tel penchant désarme et dépolitise. 

Le front du béton a subi un revers sur ce territoire, matériellement et dans les esprits. L’entreprise concessionnaire a cependant d’autres horizons, et l’État et ses relais locaux et régionaux ne sont pas à court de projets écocidaires. Il faudra d’autres batailles pour en finir. Mais nous pourrons souffler sur ces braises de vie pour allumer d’autres feux.

L’État de droit en déroute

Le dénouement juridique « sur le fond » arrive après de nombreux manquements à la réglementation environnementale, recensés par une note de la fédération France Nature Environnement1. Le tribunal administratif a déclaré illégales les autorisations environnementales, délivrées par les préfectures du Tarn et de la Haute-Garonne. C’est une victoire, à plusieurs titres. 

Je ne suis pas juriste, mais la guérilla portée par le pôle juridique de la lutte, qui ne s’est laissé désarmer ni par les revers successifs ni par des pronostics plutôt sombres, m’a instruite, comme tant d’autres. En termes simples, l’autorisation environnementale permet de déroger à l’interdiction de détruire des espèces protégées et leurs habitats naturels (une centaine ont été recensées sur le tracé de l’autoroute). Pendant ces années de résistance, les aménageurs, État, région, entreprises, se sont réclamés de l’État de droit et de la démocratie, face à des opposants forcément « écoterroristes ».

Ils avaient pour eux la déclaration d’utilité publique, prononcée en 2018 et validée par le Conseil d’État. Les tronçonneuses allaient pouvoir s’activer et élaguer au passage le droit environnemental, déjà bien fragile. Connaissant les difficultés pour obtenir l’annulation d’autorisations à construire, ils ont misé sur la lenteur d’une justice environnementale qui s’exerce a posteriori. Tous les moyens, légaux ou illégaux, ont été déployés pour accélérer le chantier, devancer le temps de la justice et épuiser les associations requérantes, à qui revient la charge de la preuve et la démonstration de l’illégalité des autorisations environnementales.

Après les conclusions fermes de la rapporteuse publique, et malgré les pressions, les magistrates qui ont jugé le recours sur le fond ont donné raison aux requérants. Le projet de l’A69 ne répond pas à une raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM) qui justifierait la destruction d’espèces protégées. La raison n’est pas « impérative » car l’agglomération de Castres-Mazamet n’est pas en décrochage socio-économique par rapport aux autres villes moyennes de la région équipées en autoroutes, et les gains d’une telle autoroute sur le temps de trajet ou la sécurité routière sont discutables et non « majeurs ». Les autorisations sont également illégales du fait de l’absence de recherche sérieuse pour des solutions alternatives.

Cette décision a déchaîné la rhétorique réactionnaire du « déclin » et du sauvetage nécessaire des « misérables enclavés » du Tarn face à une justice irresponsable. Pourtant, les juges ont simplement appliqué le droit environnemental que les représentants de l’État connaissent, tout comme les aménageurs. Ils ont d’ailleurs ignoré plusieurs signaux, notamment un avis négatif de l’Autorité environnementale et du Conseil national de la protection de la nature, organismes désormais dans le viseur de la loi de « simplification ». C’est pour contourner ce droit que les travaux ont été menés tambour battant, appuyés par une répression sans faille des opposants, notamment sur les ZAD, traitées comme des zones de non-droit dans un État d’exception. 

La bataille juridique n’est pas terminée, et son issue dépasse l’A69. Car il s’agit, ici aussi, de résister à la vague anti-écologiste mondiale, d’inspiration libertarienne et fascisante, qui démolit les règles publiques pour mieux capturer les terres.

Au lieu d’une opération glorieuse de modernisation, de « désenclavement », voire de décarbonation – des panneaux solaires devaient être installés le long de l’autoroute –, les travaux ont été stoppés. Les alliés du béton et du bitume qui n’avaient à la bouche que l’État de droit et la République ont été scandalisés que ce même État de droit les sanctionne. Ils l’estiment désormais perverti et dénoncent le pouvoir de la rapporteuse publique et des juges administratifs, des femmes jeunes de surcroît, par définition incompétentes à leurs yeux. « On ne peut plus rien faire », gronde la fronde, avec à sa tête, des élus – socialistes, extrême centre et extrême droite –, la firme Pierre Fabre et la chambre de commerce et d’industrie du Tarn.

Ils ont été encouragés par l’« ubuesque » ministre des transports et la ministre de l’environnement, qui, au lieu de prendre acte de l’application du droit environnemental a fait appel de la décision et demandé  un « sursis à exécuter », pour autoriser la reprise des travaux avant le jugement en appel. Si ce sursis était accordé avant le jugement en appel qui devrait être prononcé à la fin de l’année 2025, la justice environnementale serait défaite : elle autoriserait des travaux jugés illégaux. Pour s’assurer de cette défaite, avant le jugement en appel, quatre parlementaires du Tarn ont déposé un projet de loi de « validation », votée au Sénat et soumise au vote le 2 juin à l’Assemblée Nationale. Elle annulerait les décisions de justice de février au nom d’un intérêt public majeur introuvable. La séparation des pouvoirs n’est plus à l’ordre du jour dans la République bétonnière. 

Le jugement sur le fond, prononcé en février dernier, est un symbole fort. Pour les luttes présentes et à venir, il dévoile des interstices à occuper au sein d’un système juridique de plus en plus assujetti aux aménageurs . Il appelle aussi à la vigilance et à la diversité des tactiques car la plupart des ravages de l’accumulation capitaliste se réalisent en toute légalité et au nom de l’État de droit. C’est ce qu’espère encore le cartel du béton et ses alliés politiques. 

L’interdépendance des « victoires » résistantes

Sans préjuger de la suite juridico-politique et de la reprise ou non des travaux, cette première victoire sur un chantier d’une telle ampleur est à défendre et à protéger. La bataille juridique n’est pas terminée, et son issue dépasse l’A69. Car il s’agit, ici aussi, de résister à la vague anti-écologiste mondiale, d’inspiration libertarienne et fascisante, qui démolit les règles publiques pour mieux capturer les terres.

En parallèle, les reprises de terre menées par des habitantes et habitants, qui cultivent des attachements à leurs milieux de vie, refusent le « désenclavement » métropolitain, grimpent aux arbres et ridiculisent le rétro-modernisme des aménageurs, sont plus que jamais nécessaires.

Et leurs expériences de vie et de mise en commun attirent et rendent désirables les territoires des luttes. Si le chantier de l’A69 a consommé la terre, les arbres et l’eau, s’il a abîmé des corps, il a échoué à consommer les subjectivités. Malgré l’acharnement à détruire des aménageurs, la joie de la lutte, l’humour, le détournement, une culture collective du soin, de la subsistance, l’attention à toutes les dominations sont elles-mêmes des victoires. 

C’est justement en cultivant une interdépendance des résistances, leur alliance dans une diversité des tactiques, sans peur des cultures militantes différentes, depuis les occupations, les grèves de la faim, les rassemblements, l’action directe et le sabotage, jusqu’à l’action juridique, que des brèches peuvent s’ouvrir. De façon inattendue souvent. Mais il y a plus. Les résistances sont aussi interdépendantes à d’autres échelles, nationales et internationales, car même lorsqu’elles ne sont pas victorieuses, elles construisent un paysage de pensée et d’actions qui perce et élargit l’horizon. 


PS : Un grand rendez-vous festif, « l’A69 c’est fini ! », organisé par les opposants, aura lieu les 4, 5 et 6 juillet au abords du tracé de l’autoroute. « Il n’est pas question de les laisser poursuivre la politique du fait accompli, remettre en route les tractopelles et reprendre le saccage ! » 

1. « A69 : un chantier pavé de non-conformités environnementales aux impacts cumulés majeurs », site de France Nature Environnement.

Soutenez Socialter

Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !

S'abonnerFaire un don