Entretien

Geneviève Azam : « Les destructions écologiques rompent le cycle du don »

© Vincent Nguyen / Riva Press

Pour illustrer l’impact des activités humaines sur la biosphère, le concept de dette écologique est de plus en plus convoqué. Mais de quoi parle-t-on vraiment ? L’économiste Geneviève Azam retrace l’histoire complexe d’une notion sujette à de multiples interprétations et en analyse les effets sur notre relation au monde, entre fantasme de la monétisation et prise en compte des limites terrestres. Une interview parue initialement dans le numéro 42.

En 2020, le « jour du dépassement » a été repoussé de trois semaines en raison de la pandémie de Covid-19, mais le monde continue pourtant de creuser sa « dette écologique ». Cette dette peut-elle être remboursée ?

Il faut préciser d’emblée que ce concept a plusieurs définitions et recouvre plusieurs champs. Celui que vous évoquez est la dette écologique des humains envers la Terre et les communautés biotiques qui l’habitent. En nous appropriant plus que ce que la biosphère peut fournir de manière continue en se renouvelant, nous épuisons ce qu’elle nous donne, et donc sa capacité à abriter la vie. Pourtant, parler de « dette écologique » dans ce cas est très ambigu, car ces prélèvements excessifs ne seront jamais rendus ou « remboursés » : il s’agit d’une destruction parfois définitive des capacités présentes et futures de la Terre à être habitable. En ce sens, c’est donc plus qu’une dette, c’est une mise en danger irréversible du vivant. 

Faut-il alors parler de « dette » pour désigner une destruction qu’on ne peut pas réparer ?

Si l’on conçoit la dette dans le registre de l’économie, comme un emprunt ou un prêt qui appelle un remboursement, on efface le temps écologique en le posant comme infiniment réversible. L’approche économique ne permet pas de mesurer la pression que nous exerçons sur la capacité de renouvellement de la biosphère. La dette écologique est d’un autre registre. À la considérer, dans les pas de Marcel Mauss , non pas comme une dette monétaire ou financière, mais comme un échange régi par le principe du don et du contre-don, elle ne saurait s’éteindre ni être remboursée. Cet échange est caractérisé par une alliance tissée d’une triple obligation : donner, recevoir et rendre. Si l’on applique cette analyse à la relation entre les humains et la Terre, à leur alliance, on peut considérer cette dernière comme un don en elle-même. Ce don initial, qui n’a pas été produit par les humains, implique en retour une obligation pour les communautés humaines de le recevoir en tant que don, et non en tant que dû. Ce don est collectif, il n’est pas appropriable et une fois reçu comme tel, l’obligation est de le rendre, sans interrompre le cycle. Or les destructions ou les dégradations écologiques rompent le cycle du don, qui est annulé quand il est détruit, qui ne peut être rendu et encore moins compensé ou remboursé. Elles rompent l’alliance. 

Comment peut-on le rendre ? Et à qui ?

Rendre ce « don » de la Terre signifie rendre à la Terre sa capacité à perpétuer la vie sous toutes ses formes, pour les générations humaines présentes et futures ainsi que pour toutes les communautés biotiques habitant nos mondes, toutes les présences vivantes.

Avant de parler d’une dette écologique des humains envers la Terre et les générations futures, on évoquait une dette écologique des pays du Nord envers les pays du Sud. Comment cette idée est-elle née ?

C’est l’autre champ recouvert par la notion de dette écologique, qui a surgi dès les années 1980-1990, quand la dette financière des pays du Sud a explosé en raison des plans d’ajustement du FMI. Des ONG du Sud, en particulier Acción Ecológica (en Équateur), ont forgé la notion de dette écologique qui complète ce que l’on a appelé « l’échange inégal », dans le sillage des théories de la dépendance et de la domination entre « centre » et « périphérie », formulées dans les années 1970. Pensé d’abord dans des termes économiques et financiers, l’échange inégal consiste en un transfert de valeur du Sud vers le Nord, illustré par la dégradation des termes de l’échange. Mais l’on avait oublié qu’il est aussi inégal écologiquement, car il est caractérisé par des prélèvements inégaux de ressources naturelles au détriment des anciens pays colonisés, qui ont servi de réservoirs de terres, de « ressources » et de main-d’œuvre, de poubelles pour les déchets depuis la révolution industrielle.


Cette première définition de la dette écologique, opposant pays du Nord et du Sud, est-elle dépassée ?

Elle n’est pas dépassée, au contraire, à condition toutefois de la délier de l’imaginaire économique. Plus précisément, si cette dette écologique est pensée comme un pendant de la dette financière, on peut être tentés de la calculer. Car si l’on veut que la dette écologique se substitue à la dette financière ou la compense, il faut nécessairement la chiffrer, en donnant un prix aux éléments de la Terre, aux flux et cycles qui ont été détruits. Outre cette marchandisation de « ce qui n’a pas de prix », en mettant en balance ces deux dettes, on laisse entendre que la dette écologique est réversible, qu’il suffirait de la payer pour annuler des dommages qui, en réalité, sont irréparables. Or, nous ne sommes pas dans un temps infiniment réversible, linéaire, comme le postulent les modèles et le calcul économiques.

Vous évoquez très régulièrement Karl Polanyi et son célèbre ouvrage paru en 1944, La Grande Transformation. Cette tendance à vouloir chiffrer des processus naturels conduit-elle, comme Polanyi l’écrit, à « isoler la Terre pour en former un marché » déconnecté de la réalité physique ?

Oui. Ce que l’on appelle l’économie verte – ou le capitalisme vert – revient à faire du « capital naturel » un capital comme un autre, afin de l’intégrer dans le grand cycle du capital. Derrière ce mouvement, il y a l’idée que le capital naturel puisse être fabriqué ou reproduit par la technique. Et si l’on pense pouvoir reproduire artificiellement le capital naturel, celui-ci devient théoriquement infini. Je retiens de Polanyi que cette marchandise, la Terre – ou, par extension dans son œuvre, la « nature » –, est une quasi-marchandise, une marchandise fictive, qui ne permet pas l’accomplissement total de cette utopie brutale, qui résiste et suscite des résistances car elle n’a pas été « produite » pour être mise en marché. 

Ce mythe d’une sphère économique autonome et sans bornes a-t-il encore cours aujourd’hui ?

Cette vision reste dominante, notamment chez les détenteurs du capital et pour la plupart des économistes. Mais celle-ci se confronte – et c’est notre chance – aux limites de la Terre, dont certaines semblent déjà atteintes. Ces limites ne se manifestent pas seulement lors du « jour du dépassement » mais à travers les multiples « réponses » de la Terre à sa réduction économiciste comme « ressource » à notre disposition. Bien sûr, il ne s’agit pas de « réponses » punitives de la Terre envers les humains, mais d’une confrontation à des forces dont certaines ne sont pas maîtrisables même si nous les avons déclenchées, des forces et présences qui contraignent nos choix humains et infléchissent le cours de notre propre histoire. La pandémie due au coronavirus en est une des illustrations.

Vous avez publié fin août 2020 une édition augmentée de votre essai Simone Weil ou l’expérience de la nécessité, coécrit avec Françoise Valon. En quoi ce concept de « nécessité » au sens de Weil permet-il de penser ces limites imposées par la biosphère ?

La « nécessité » au sens de Simone Weil, c’est la matière du monde, soumise à des forces non humaines. L’expérience de la nécessité est celle de la limite des choses et des êtres. C’est la condition de la liberté. Weil reprochait d’ailleurs à Marx de ne pas être allé au bout de sa logique matérialiste, car il a oublié que l’économie est elle-même prise dans des contraintes physiques et biochimiques que nous ne maîtrisons pas. On ne peut en finir avec la nécessité, ni par l’accumulation, ni par la croissance, ni par la technoscience. Nous en avons fait l’expérience à grande échelle avec la pandémie, même si certains ont tenté de faire croire que nous étions « en guerre » et que nous pourrions « gagner ». C’est de la comédie !

On ne peut pas être en guerre contre la « nécessité » ?

On peut, mais on est sûrs de perdre. On a même déjà perdu. Nous sommes aujourd’hui confrontés concrètement et globalement aux limites indépassables de nos vies terrestres. Les promesses technologiques attendues par certains, comme par exemple « l’avion vert », font fi de la nécessité au nom de « la liberté ». Il y a ainsi d’un côté ceux qui tentent de franchir encore et toujours ces limites et, de l’autre, ceux qui cultivent dans leurs luttes, leur réflexion ou leur vie personnelle des manières d’habiter la Terre conjuguant nécessité et liberté. C’est un clivage entre « terrestres » et « non-terrestres ».

La « nécessité » chez Weil, ou le « don » de la Terre, impliquent-ils nécessairement une conception spirituelle ou religieuse de la nature ?

L’origine de ce « don » initial inspire des visions religieuses dont se sont nourris les monothéismes, mais on peut s’en tenir à des visions athées. Il n’en reste pas moins qu’accepter l’idée de ce don revient à accepter le fait qu’il existe sur cette Terre, dans nos vies terrestres, un extérieur à l’expérience humaine, une transcendance immanente, dit-on parfois. La prise en compte de cette altérité peut passer par des formes de spiritualité – ce qui est autre chose que la religion –, par des relations singulières à ce qui nous dépasse, qui nous anime et qui nous est étranger. À l’opposé, le projet économique, en cherchant à « internaliser les contraintes » dans un tout économique, vise à englober les vies et la Terre en son sein et dans son calcul. Longtemps, nous avons pensé tirer notre liberté et notre émancipation de cette posture de « maître et possesseur ». Nous sommes désormais confrontés à des dépendances et des dénuements inimaginables encore il y a quelques décennies.

Dans un texte de 2013, vous défendez l’idée d’une dette écologique « épurée de ses connotations technoéconomistes », et rendant possible une « habitation raisonnable et sensible du monde ». Vous écriviez aussi ceci : « Le système du don s’oppose à l’idéologie propriétaire, à la propriété conçue comme appropriation. Il engage une propriété comme présence au monde. » Être « présent » au monde, c’est accepter de ne pas le maîtriser ?

Cette idée de « présence au monde » suppose l’existence d’une altérité dans laquelle l’humain s’inscrit et qu’il ne contrôle pas. Le refus de la nécessité au sens de Weil est d’ailleurs souvent un refus d’une présence au monde, un refus de se confronter à ses limites, ses aspérités, à la matière, à des « lois » autres qu’humaines. Par exemple, nous ne pouvons pas modifier la durée de vie d’une molécule de carbone dans l’atmosphère. En revanche, nous pouvons choisir comment habiter cette Terre et son atmosphère particulière. La présence, c’est donc l’attention continue aux êtres et aux choses, chère à Simone Weil. Refuser cette présence, c’est s’absenter du monde, c’est le survoler au lieu d’y habiter, tel un colon qui vient d’ailleurs et qui prélève.

Pensez-vous que les humains, en tentant de dominer le monde, le rendent finalement de plus en plus « indisponible », comme l’affirme le sociologue Hartmut Rosa ?

Ce que Hartmut Rosa appelle la « mise à disposition du monde », disponibilité illimitée des êtres et des choses, c’est l’aboutissement du projet moderne d’exploitation et de domination du monde. Et pourtant ce monde « disponible », à portée de main et d’écran, est désormais menaçant, il se dérobe. Le confinement nous a d’ailleurs fait vivre, dans un intervalle de temps, une grande expérience d’indisponibilité du monde. 

Serait-ce là le début d’un changement de rapport au monde ? 

J’aurais envie de vous dire oui, mais les forces d’accaparement et de destruction sont puissantes. Ces moments où l’on réapprend par exemple à cultiver un jardin, à poser une attention nouvelle à nos milieux de vie, à refuser les injonctions de consommation modifient notre rapport au monde dans toutes ses dimensions. Ils ne peuvent pourtant suffire face à la massivité des menaces : chaos climatique, extinction du vivant, inégalités insupportables. Si le changement de monde requis demande à être incorporé, vécu concrètement, expérimenté, élargi, il ne pourra advenir et se pérenniser sans l’irruption de projets et expériences politiques capables d’instituer ces basculements.


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