« Ni ici, ni ailleurs »

Entrepôts Amazon, gaz de schiste... Ces secteurs qui reculent grâce aux luttes de terrain

Annulation de méga-entrepôts Amazon, interdiction de la fracturation hydraulique, recul des projets de mégabassines… Alma Dufour, Paul Reynard et Julien Le Guet racontent, depuis leur point de vue sur le terrain des mobilisations, quelles stratégies ont permis de faire vaciller les secteurs contre lesquels ils ont lutté.

Entrepôts Amazon. Alma Dufour : « On a réussi à annuler cinq méga-entrepôts de la multinationale, ce n’est pas rien ! »


De 2017 à 2021, vous avez participé à une grande campagne de sensibilisation avec les Amis de la Terre sur le commerce en ligne. Pourquoi vous a-t-il semblé important de rapprocher la lutte écolo de la question du travail ?

Quand j’ai été embauchée par les Amis de la Terre en 2017, nous travaillions sur l’obsolescence programmée. Nous avions analysé tous les grands distributeurs d’objets électroniques, en magasin comme en ligne. On s’est rendu compte que parmi le peu d’obligations légales existantes, aucune n’était respectée par les acteurs du commerce en ligne. Amazon arrivait dernier dans le classement. C’est là qu’on a découvert que le groupe avait une stratégie d’implantation massive et rapide en France : nous avons dévoilé 35 projets en cours.

Article issu de notre hors-série « De la lutte à la victoire », en kiosque, librairie et sur notre boutique.

Lors d’une action de blocage contre le siège d’Amazon avec les Amis de la Terre, des journalistes nous ont pris pour des Gilets jaunes – qui avaient organisé une action similaire une semaine plus tôt. À l’époque, les chaînes de télévision stigmatisaient souvent les Gilets jaunes alors qu’ils menaient des actions proches des nôtres. Ce décalage m’a fait prendre conscience de la nécessité de faire dialoguer nos mouvements. La campagne sur le terrain nous a ensuite permis d’entrer en contact avec les syndicats d’Amazon. À partir de ce moment, nous avons essayé autant que possible de concilier les intérêts des travailleurs d’Amazon avec les nôtres.

En quoi le mouvement des Gilets jaunes a-t-il joué un rôle de bascule dans la lutte contre l’expansion des entrepôts logistiques d’Amazon en France ?

Dès 2018, Amazon devient l’une des cibles privilégiées du mouvement. Leur première action, en dehors du blocage des ronds-points, a été de bloquer l’entrée d’un entrepôt d’Amazon près d’Orléans. Personne n’en a parlé, mais des dizaines d’entrepôts comme celui-ci ont été attaqués par les Gilets jaunes. Il y avait de nombreux travailleurs de la logistique parmi eux, ce n’était donc pas étonnant qu’ils soient sensibles à ce sujet.

Le secteur de la logistique est un secteur particulièrement difficile et mal payé : les travailleurs peuvent rester trente ans chez le même employeur en étant payé au Smic, ou à peine plus, et avec des troubles musculosquelettiques importants.

Plus largement, est-ce que la lutte contre l’expansion « d’Amazon et son monde » a réussi à freiner l’avancée du groupe en France ?

On a réussi à annuler cinq méga-entrepôts de la multinationale, ce n’est pas rien ! La France est le seul pays où Amazon a perdu des parts de marché pendant la pandémie de Covid-19, alors qu’il n’a fait qu’en gagner partout dans le monde. Certes, ce n’était pas une chute massive, mais c’est une baisse qu’on peut attribuer à notre mobilisation. Même Jeff Bezos avait dit à l’époque : « There is a French problem. »

Avec la campagne des Amis de la Terre, nous les avons attaqués sur tous les fronts : l’écologie, l’emploi, la fiscalité… On organisait des actions tous les quatre à cinq mois et, dès qu’on avait une piste, on grattait et on créait des alliances. Grâce à notre appui, des collectifs locaux ont pu débusquer à temps les projets d’entrepôts prévus sur leur territoire et déposer des recours juridiques.

Mégabassines. Julien Le Guet : « Le système bassine est sérieusement atteint. »


Comment l’arrivée des Soulèvements de la Terre en 2021 a-t-elle transformé la dynamique de la mobilisation anti-bassines dans votre région ?

La lutte contre les bassines remonte aux années 2005, où les premiers projets sont prévus en Vendée, au nord de la Charente-Maritime. Nous tentions déjà de nous y opposer. Bassines Non Merci naît à l’occasion des 30 ans de la Confédération paysanne en 2017. C’est à partir de ce moment-là que le mouvement prend vraiment forme. Nous formons un collectif informel dans lequel coexistent des syndicats, des partis politiques, des ONG et des collectifs de riverains comme la Fédération de pêche…

Cette composition a permis de retarder les travaux pendant quatre ans. L’appel des Soulèvements de la Terre en 2021 est arrivé au moment où nous souhaitions passer un cap. Nous savions que nous étions face au monde de l’agro-industrie dans sa globalité, un territoire laboratoire avant la généralisation du dispositif à l’échelle nationale. Notre mobilisation a évolué et grandi à la rencontre des camarades des Soulèvements de la Terre en lui donnant l’ampleur nationale qu’on appelait de nos vœux.

Quel a été le poids du sabotage ?

Avant que les Soulèvements de la Terre rejoignent la lutte dans les Deux-Sèvres, il y avait déjà une pratique du sabotage de matériel d’irrigation sur le territoire. Je dirais qu’elle remonte à l’installation des systèmes d’irrigation dans les années 1990. Aucune de ces actions n’a été portée au nom de Bassines Non Merci, si ce n’est le désarmement collectif de la bassine de Cram-Chaban, à Mauzé-sur-le-Mignon (Deux-Sèvres) en novembre 2021, qui a été intégralement débâchée.

D’après notre dénombrement, 17 bassines ont fait l’objet de débâchages, à des degrés divers : du simple lacérage de quelques mètres carrés du liner (la bâche en plastique, NDLR) au débâchage intégral. Ces débâchages posent un vrai problème aux porteurs de projet : ils coûtent en réparation et posent la question de qui en prend la charge. Un débâchage de bassine, selon la surface, peut coûter entre 300 000 à un million d’euros pour remplacer le liner.

Où en est le rapport de force face aux projets de mégabassines ? Le secteur a-t-il reculé pour de bon ?

Le système bassine est en train de se prendre de plein fouet ses fragilités : l’augmentation des frais de sécurisation, la difficulté à assurer, le coût de l’énergie… Les bassines nouvelle génération de Mauzé-sur-le-Mignon ont désormais trois rangées de barbelés, avec des grilles et des dispositifs de vidéosurveillance... Pour chaque bassine installée, il faut compter environ 400 000 euros de frais de sécurisation, ce qui n’étaient pas des dépenses envisagées à l’origine.

Nous avons aussi appris qu’Axa, l’assureur historique des bassines de Vendée, se retirait définitivement de tout projet de bassine quel que soit l’emplacement. Pour l’instant, la machine est sérieusement atteinte. On en profite pour travailler sur un projet de gestion de l’eau alternatif et citoyen, pour proposer une véritable substitution au système bassines-maïs.

Gaz de schiste. Paul Reynard : « Notre mot d’ordre : “No Gazarán !” »


Cette lutte est marquée par sa rapidité : depuis les premières mobilisations jusqu’à la loi interdisant la fracturation hydraulique pour explorer et exploiter les pétroles et le gaz de schiste, un an seulement s’est écoulé. Est-ce une exception ou un cas d’école selon vous ?

C’est plutôt un cas d’école ! En 2010, lorsque nous apprenons que Jean-Louis Borloo, alors ministre de l’écologie, a autorisé 64 permis d’exploration pour le gaz de schiste, notre mobilisation démarre très vite. Nous avions l’avantage d’avoir une base militante déjà constituée, composée de militants anti-nucléaire très actifs au sein de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) ou dans des associations écologistes. En deux mois, nous avons organisé près de 200 regroupements dans les villages concernés.

Au départ, la plupart des habitants se moquaient du gaz de schiste ; ce qui les préoccupait, c’était de défendre leurs terres qu’on s’apprêtait à saccager. Quinze jours après la création du collectif Stop au gaz de schiste 07, une première manifestation a réuni 18 000 personnes à Villeneuve-de-Berg, en Ardèche. À force de réunions organisées dans la région, notre collectif ardéchois a essaimé dans près de 122 autres collectifs locaux. Avec la commission scientifique que nous avions créée pour étudier dans le détail tous les permis et celle qui nous préparait une éventuelle confrontation physique en cas de démarrage des travaux, nous étions fin prêts, avec comme mot d’ordre : « No gazarán ! »

Ce succès s’est-il propagé à l’étranger ?

Après l’adoption de la loi Jacob en 20111, la lutte était loin d’être terminée. De nombreux acteurs ont tenté de revenir sur cette interdiction : en 2012, des personnalités comme Arnaud Montebourg ou Louis Gallois ont même évoqué la création d’une compagnie publique qui forerait sous contrôle de l’État. Parallèlement, TotalEnergies a multiplié les recours juridiques contre la loi, prolongeant la bataille pendant six ans. Ce n’est qu’avec la loi Hulot, adoptée définitivement en décembre 2017, que l’interdiction de l’exploitation de tous les hydrocarbures, y compris le gaz de schiste, est définitive.

Après l’adoption de la loi Jacob, nous avons continué notre lutte contre l’extraction du gaz de schiste en aidant des collectifs à se constituer en Angleterre, en Argentine, aux États-Unis, en Chine ou encore au Gabon. Le collectif anglais a été le premier à qui nous avons apporté du soutien, en partageant notre argumentaire scientifique et les fonds qui nous restaient dans notre cagnotte. 

Cette victoire est toutefois partielle, puisque la France importe toujours du gaz de schiste depuis les États-Unis…

La position de la France est très hypocrite, car TotalEnergies est l’un des principaux importateurs de gaz aujourd’hui. La seule chose à faire selon nous, c’est d’aider les collectifs aux États-Unis à se battre de leur côté contre l’extraction du gaz de schiste. Pour le réalisateur du documentaire Gasland (sorti en 2010, NDLR), Josh Fox, c’est grâce à la mobilisation, en partie de notre collectif ardéchois, qu’il n’y a pas eu de forage dans l’État de New York. Mais dans tout le sud des États-Unis, du Texas à la Floride, le pétrole est perçu très positivement et beaucoup ont baissé les bras. 

1. Loi adoptée le 13 juillet 2011 interdisant en France l’exploration et l’exploitation des hydrocarbures liquides ou gazeux par fracturation hydraulique.


Alma Dufour 

Alma Dufour est députée de la quatrième circonscription de la Seine-Maritime depuis 2022 au sein du groupe La France insoumise. En 2017, elle était chargée de campagne pour les Amis de la Terre. Elle a milité et a participé au recul de l’implantation des entrepôts d’Amazon en France.

Julien Le Guet 

Né en 1976 à Beauvais, Julien Le Guet est porte-parole du collectif Bassines Non Merci et un militant de longue date contre les projets de mégabassines dans le marais poitevin et pour un juste partage de l’eau.

Paul Reynard 

Ancien militant anti-nucléaire, Paul Reynard est porte-parole du collectif Stop au gaz de schiste en Ardèche. Il est l’auteur de 2035 (Les Livres du sauvage, 2021), une fiction d’anticipation qui imagine le retour de l’exploitation du gaz de schiste en Ardèche.

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