Guyane

Guyane : Comment décoloniser nos liens à la terre ?

Mobilisation de la jeunesse autochtone de Guyane contre le projet de méga-mine de la Montagne d’or, 2017.
Mobilisation de la jeunesse autochtone de Guyane contre le projet de méga-mine de la Montagne d’or, 2017.

La restitution de 400 000 hectares de terres aux peuples autochtones de Guyane pourrait ouvrir un horizon politique alternatif à celui porté par le récit moderniste du développement économique, en faisant valoir d’autres manières d’habiter la terre et de faire commun. Encore faudra-t-il parvenir à former de nouveaux fronts pour forcer la main de l’État français.

 Le 9 décembre 1984, Félix Tiouka, alors président de l’Association des Amérindiens de Guyane française (AAGF) et membre de la communauté Kali’na, prononçait un discours qui devait faire date. Il exigeait des autorités françaises la reconnaissance des droits des peuples amérindiens de Guyane, leur autonomie politique et la restitution de leurs terres. Mais ce n’est que trente-trois ans plus tard, au printemps 2017, que sera enfin prise la décision de rendre ces terres, au terme d’un conflit social sans précédent dans ce territoire d’outre-mer. 

Reportage issu de notre hors-série « Ces terres qui se défendent », disponible sur notre boutique.


Au départ, cette lutte, née de la jonction de différents mouvements guyanais, exprime surtout le « ras-le-bol » d’une population ultramarine délaissée par l’État, en revendiquant une amélioration de l’accès aux soins et à l’éducation, l’augmentation des salaires et une meilleure sécurité. À cette revendication d’une égalité réelle se sont ensuite ralliées diverses composantes de la société guyanaise pour former le Kolectif Pou-Lagwiyann Dékolé (KPLD, ou Collectif pour que la Guyane décolle), en référence à l’industrie aérospatiale implantée en Guyane, symbole d’un pays à deux vitesses. Le mouvement aboutit finalement à une marche historique rassemblant 50 000 personnes, à Cayenne et Saint-Laurent, et au blocage de tout le territoire durant trois semaines et demie.

Très vite, des membres des communautés amérindiennes rejoignent la mobilisation 1 et prennent part aux barrages qui se forment sur le territoire ou en érigent à leur tour. Jean-Philippe Chambrier, du village Arawak-Lokono [un peuple autochtone, ndlr] de Sainte-Rose-de-Lima à Matoury, lance alors, au sein du réseau « militant autochtone », l’idée d’un appel à rassemblement au mont « Sepelu » pour participer à la « journée morte » du 28 mars 2017 en tenue rouge ou en habit traditionnel amérindien 2. Cette alliance, où se retrouvent principalement des créoles et des membres des communautés bushinengués 3, permet aux Amérindiens d’exercer une pression assez grande pour exiger de l’État, entre autres choses, la restitution effective de leurs terres ancestrales 4 et la possibilité de faire exister un rapport à la terre en lien à leurs usages et coutumes. 

Zones d’influence de la terre coutumière

Les peuples autochtones insistent sur le terme de « restitution » des terres, contre celui de « rétro­cession » utilisé par l’État car, comme le souligne Christophe Yanuwana Pierre, militant de la Jeunesse autochtone de Guyane (JAG), «les terres n’ont jamais été cédées» par les Amérindiens à l’État français, mais «volées par la force». L’écart entre « restitution » et « rétrocession » est aussi révélateur d’un différend plus profond quant à la manière de penser et de vivre le rapport à la terre. L’État moderne, surplombant, ne conçoit la terre que comme du « foncier », une surface appropriable et administrable (un « fonds »), là où pour les auto­chtones, il est question de terres (au pluriel) comprenant «le sous-sol qui n’inclut pas que les minerais, mais aussi tout le vivant qui le compose ainsi que les fleuves, l’air, le ciel, comme le précise Christophe Yanuwana Pierre. On n’a jamais eu de frontières. Dire que ce bras de fleuve marque la fin de notre territoire et que dès qu’on le dépasse ce n’est plus le nôtre, ce n’est pas le reflet de notre représentation culturelle. C’est plus diffus. […] On voudrait faire des sortes de dégradés sur les carto­graphies [que nous soumettrons à l’État] pour mettre en visuel cette idée et révéler des zones d’influence de la terre coutumière !»

La logique du zonage, caractéristique de l’aménagement du territoire par un pouvoir surplombant qui le découpe en « fonctions », va directement à l’encontre de ce rapport « diffus » à la terre. Elle s’inscrit dans la droite ligne d’une conception politique moderniste et coloniale dont le modèle est la propriété. La terre est, du point de vue de l’État, un simple instrument au service du développement économique, une matière qu’il s’agit de mettre au travail pour produire de la valeur échangeable. L’État organise et réitère ainsi la coupure entre les habitants et leurs conditions matérielles d’habitation. C’est pourquoi il peut poser, comme condition à la restitution, le développement d’un usage économique et productif des terres (activités agricoles, écotourisme) excluant les usages improductifs comme ceux relatifs à des sites sacrés.

Pour les peuples autochtones au contraire, la terre n’est pas la propriété des humains. Ce sont plutôt les humains qui appartiennent à la terre et qui, de ce fait, doivent en prendre soin. La terre ne peut faire l’objet d’une appropriation, mais seulement d’usages et de modes d’habitation dont les coutumes sont l’expression. Si la question du « foncier » constitue un levier tactique et juridique important en posant la question de savoir à qui appartiennent les terres, elle ne peut prendre sens qu’à l’aune d’un processus politique plus large qui pose la question de l’habitation terrestre. Il s’agit, finalement, de faire prévaloir l’habiter sur le foncier. 

Montagne d’or et esprits de la forêt

Défendre les usages et les coutumes devient dès lors un enjeu politique qui dépasse la défense de l’identité culturelle des peuples autochtones de Guyane. Comme le dit Christophe Yanuwana Pierre, «le mouvement amérindien est souvent mal compris. Certains le prennent pour une forme de repli sur soi alors qu’au contraire c’est une ouverture et un retour à l’essentiel : la terre, l’eau, le vivant, la forêt, la famille, la base de ce qui fait de nous des humain·es». Les autochtones sont ainsi les fers de lance de la lutte contre le projet industriel d’extraction minière connu sous le nom de Montagne d’or. Contrairement à certains élus créoles qui voient dans le développement de l’extraction minière une opportunité pour développer « l’indépendance » économique du territoire et améliorer les conditions de vie des Guyanais, réitérant le récit moderniste du « développement économique », les autochtones dénoncent dans la fuite en avant extractiviste une perpétuation des logiques de domination coloniale.

Deux critiques décoloniales hétérogènes semblent actu­ellement s’affronter au sein de la société civile de Guyane. D’un côté, une critique essentiellement portée par des représentants politiques créoles qui refusent la mainmise des multinationales sur les ressources du pays et revendiquent la capacité pour les Guyanais de gérer leurs propres ressources, tout en maintenant le modèle de développement économique et l’imaginaire du « décollage » qui lui correspond. D’un autre côté, une critique tenue par les communautés autochtones et les Bushinengués, alliés aux mouvements anti-­extractifs, qui exigent explicitement l’abandon du projet minier. Cette critique est à la fois politique, cosmologique et écologique. 


Mine d’or de Rosebel au Suriname, pays frontalier de la Guyane française.  

D’un point de vue politique, le projet de la Montagne d’or perpétue la logique d’expropriation des terres et de destruction des conditions matérielles de subsistance collective des communautés en prévoyant de creuser une immense fosse à proximité d’une réserve biologique intégrale dans la forêt guyanaise afin d’en extraire 85 tonnes d’or.

D’un point de vue cosmologique, la forêt amazonienne ainsi que le fleuve Mana, qui coule non loin de la Montagne d’or, abritent des sites intouchables pour les autochtones. « Chez les Kali’na, les fleuves sont importants, notamment le fleuve Mana sur les bords duquel on a des villages sacrés, nous raconte Christophe Yanuwana Pierre. Plus on remonte le fleuve, plus on arrive à des zones de forêt où les vieux disent qu’il pleut tout le temps, qu’on ne peut pas regarder derrière nous quand on marche, bref il y a des tabous dans cette partie de la forêt. Les vieux ça les inquiétait : c’est une forêt qui doit rester dans le silence, c’est une forêt des esprits. Dans la tradition amérindienne, on nous apprend aussi que ce qui est sous la terre, ce sont les problèmes qui ont déjà été réglés par les anciens. En fouillant le sol, on va révéler ce que les anciens avaient déjà réussi à résoudre au prix d’énormes sacrifices.» D’un point de vue écologique, la forêt et la rivière constituent des milieux naturels nécessaires à la régénération des différentes formes de vie qui les peuplent. L’extraction de l’or cause déjà de nombreux dégâts en Guyane, notamment à cause de la pollution au mercure. Réalisée à une échelle industrielle, l’extraction aurifère constituerait une catastrophe écologique. 

Ouvrir le droit à d’autres cosmologies

La restitution des 400 000 hectares de terres aux peuples autochtones pourrait offrir un véritable territoire d’expérimentation et d’invention cosmopolitique capable de répondre à la fois aux défis de la décolonisation et de la crise écologique. De ce point de vue, la réponse qui avait été faite par l’État français au discours d’Alexis Tiouka sous la forme de la création des zones de droits d’usages collectifs (Zduc) est largement insuffisante. Les territoires en Zduc correspondent aujourd’hui à environ 700 000 hectares – soit 8% de la superficie de la Guyane – et permettent aux peuples autochtones de pratiquer leurs activités traditionnelles en forêt, telles que la chasse et la cueillette. Ce dispositif a certes constitué une avancée en reconnaissant des droits d’usages collectifs, même si cela se limite à la notion de « communauté d’habitants » et non de « peuple » – l’État français refuse encore de reconnaître les peuples amérindiens au titre de « peuples autochtones » au nom de «l’indivisibilité et de l’égalité de tous les citoyens devant la loi 6». Toutefois, si les Zduc sont directement administrées par les autorités coutumières qui décident des cultures et des zones de chasse ou de pêche, les terres, elles, relèvent exclusivement de la propriété de l’État. Ainsi, «les communautés ne peuvent déterminer par elles-mêmes l’usage qu’elles souhaitent faire de ces terres, alors que l’État ne se prive d’aucune possibilité», comme celle de délivrer des permis à des sociétés pour aménager, extraire ou construire des équipements collectifs. 

« Les terres n’ont jamais été cédées » par les Amérindiens à l’État français, mais « volées par la force. »

C’est pourquoi des membres des communautés autochtones sont tentés par la propriété privée, qui semble devenue le principal moyen pour obtenir un pouvoir d’agir sur le destin des terres. Cette tentative fait débat, car certains, à l’instar de Christophe Yanuwana Pierre, y voient le danger d’une perte des valeurs collectives constitutives de la cosmologie amérindienne. Le dispositif des Zduc maintient surtout les peuples autochtones sous la dépendance politique de l’État et de l’économie capitaliste, et dans un statut de « citoyens » de seconde zone. L’enjeu politique consisterait dès lors à renverser la perspective en adoptant le point de vue terrestre dont les autochtones sont potentiellement porteurs, en repensant les formes de l’habitation terrestre depuis les territoires de vie et les coutumes qui en prennent soin. La réponse au statut de ces terres ne peut donc se limiter à des solutions techniques et juridiques. Celles-ci doivent être envisagées à partir d’une réflexion cosmopolitique qui tienne compte de l’existence d’autres peuples « au sein » du peuple français, de la nécessité de laisser place à d’autres cosmologies, mais aussi de réenvisager les rapports entre humains et autres qu’humains, en tenant compte des communs multispécifiques.

Habiter la terre en commun

Comment imaginer et inventer, sur long terme, des institutions politiques capables de traduire un lien à la terre qui ne repose ni sur l’exploitation des ressources ni sur le mythe du développement économique, mais qui réinscrive les communautés humaines dans le tissu de la vie ? Que seraient des institutions politiques capables de penser et de faire peuple depuis la cohabitation entre vivants, depuis la multiplicité des manières d’habiter la terre ? Ce n’est sans doute pas un hasard si le processus de restitution bute actuellement sur la question institutionnelle. Les autochtones de Guyane trouvent du côté du mouvement kanak de Kanaky/Nouvelle-Calédonie une source d’inspiration. Les Kanaks ont en effet obtenu le statut des « 4 I » pour leurs terres coutumières, ce qui les rend inaliénables, incessibles, incommutables et insaisissables, évitant ainsi les logiques d’appropriation destructrices des communautés. Mais ils ont aussi obtenu la création d’institutions coutumières spécifiques.

En Guyane, les peuples autochtones et bushinengués, qui partagent des modes de vie similaires fondés sur les coutumes, ont obtenu, en 2017, la création d’un Grand conseil coutumier. Mais en le démettant de toute capacité à gérer les terres, l’État n’a-t-il pas, dès le départ, neutralisé le sens et la portée politique de ce conseil ? Outre le fait qu’aucun moyen ne soit donné par l’État pour permettre aux communautés dispersées sur le territoire de Guyane de se réunir et de s’organiser, refuser au Grand conseil coutumier la possibilité de décider et d’agir sur la distribution des terres n’est-ce pas précisément poursuivre la logique de destruction du lien à la terre sur lequel repose la coutume ?

Ainsi, après avoir dépossédé les autochtones de leurs terres, l’État ne semble proposer que de fausses solutions, juste assez pour laisser penser qu’il répond aux revendications, jamais assez pour que celles-ci puissent devenir effectives. Pour gérer les terres restituées, l’État a proposé la création d’un établissement public de coopération culturelle et environnementale (EPCCE). Les autochtones et les Bushinengués ont obtenu, au prix d’un rapport de force conséquent, d’être majoritaires dans le conseil d’administration de l’établissement. Mais cela sera-t-il suffisant pour donner une traduction institutionnelle aux cosmologies autochtones et bushinengués et à leurs manières d’habiter la terre ?

Un des enjeux politiques majeurs autour de la restitution des terres réside sans doute dans la capacité dont se doteront les peuples autochtones de Guyane de défendre une position politique élargie qui articule une conception de la terre mettant en œuvre des usages et des coutumes respectueux des milieux de vie et la mise en œuvre d’alliances avec les Bushinengués, les créoles et les écologistes qui permettent de dépasser les politiques économiques, développementistes et extractivistes. En résumé : amorcer un processus politique visant à imaginer et à inventer des institutions émergeant depuis les territoires de vie, des institutions-territoires dont les usages publics et coutumiers seraient les garants. 

Ce texte a été réalisé avec l’aide des enquêtes de terrain et des entretiens de la Fondation Danielle Mitterrand.


Fédération des organisations autochtones de Guyane (FOAG), Fédération Lokono de Guyane, Organisation des nations autochtones de Guyane (ONAG), Fédération Paykweneh de Guyane, Premières nations de Guyane, Jeunesse autochtone de Guyane (JAG). 

La tenue « rouge » représente le « sang », la « vie », une manière d’affirmer ses origines et ses spécificités au sein d’une Guyane multiculturelle. Voir « Entretien avec Anne-Marie Chambrier, Militante autochtone de Guyane », réalisé par Eloise Bérard de la Fondation Danielle-Mitterand / France Libertés.

Les Bushinengués (ou « les Noirs de la forêt ») sont les descendants de « Noirs marrons » qui ont fui la servitude en se réfugiant dans les forêts et ont adopté les modes de vie des peuples autochtones.

Jean-Philippe Chambrier (un des signataires de l’accord de Cayenne) a joué un rôle prépondérant dans ce mouvement et les revendications qui en découlent, ainsi qu’Alexandre Sommer, membre de l’Onag (Organisation des nations autochtones de Guyane) qui a directement négocié la restitution avec la ministre française. Voir l’entretien avec Anne-Marie Chambrier, militante autochtone de Guyane. 

Avis publié en février 2017 par la Commission nationale consultative des droits de l’homme.

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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